Morpheus Morpheus 17 mars 2014 12:56

Les Athéniens n’essentialisaient pas le mal dans une classe particulière du peuple mais ils se méfiaient de la corruption qui pouvait gagner chacun d’eux, petits ou grands. Ils se connaissaient et savaient que chacun, même le plus vertueux, pouvait succomber à la corruption s’il exerçait un pouvoir trop grand ou de trop longue durée. Aussi, la constitution des Athéniens prévoyait-elle que les magistratures ne devaient être dotées que de mandats courts et non renouvelables. On comprends mieux le lien que les Athéniens faisaient entre le tirage au sort et la démocratie lorsqu’ils font intervenir ce principe capital de la façon démocratique : la rotation des charges. Le principe cardinal est que tout citoyen doit pouvoir occuper tour à tour le rôle de gouvernant et celui de gouverné. Cette alternance entre le rôle d’administrateur et d’administré formait même, selon Aristote, l’excellente vertu du citoyen.

L’alternance de l’un et de l’autre est un mécanisme producteur de bonne gouvernance. Elle vise à engendrer des décisions politiques conformes à un certain type de justice, la justice démocratique. Dans la mesure où ceux qui administraient un jour - et se voyait donc dotés d’un certain pouvoir sur les administrés - avaient été administrés auparavant, ils avaient la possibilité de prendre en compte, dans leur fonction magistrale, le point de vue de ceux à qui leurs décisions s’imposent. Ils peuvent se représenter la façon dont leur administration va affecter les citoyens administrés, parce qu’ils savent, pour en avoir fait l’expérience, ce que c’est que d’être administré et d’avoir à obéir aux magistrats. Mieux encore, les magistrats ont une incitation à tenir compte du point de vue des administrés : celui qui gouverne un jour est dissuadé de se comporter en tyran envers ses concitoyens, parce qu’il sait qu’il devra bientôt retourner à la fonction d’administré.

Dans le cas des tribunaux, la désignation de tous les juges par le sort et la complète absence de magistrat de métier vise à garantir que dans les procès, la voix des experts ne l’emporte pas sur celle des simples citoyens.
Le tirage au sort était donc la méthode de sélection privilégiée. Elle était, à Athènes, soumise au volontariat, c’est-à-dire que le tirage au sort ne prenait en compte que les noms des citoyens qui présentaient leur candidature à l’une où l’autre fonction administrative de la cité. Celui qui ne désirait point accéder à un mandat, pour quelque raison que ce soit, n’y était donc pas contraint. Si l’on considère alors le tirage au sort dans son lien avec le volontariat, il apparaît que la combinaison des deux semble relever de la même conception de l’égalité que l’isègoria selon le point de vue d’Hérodote : dans un cas comme dans l’autre il s’agit d’assurer à n’importe qui le souhaite - au « premier venant » - la possibilité de jouer un rôle politique.

Il y a toutefois une différence entre le tirage au sort et l’isègoria. Tout citoyen peut s’adresser à l’Ekklèsia et lui soumettre une proposition s’il le veut. La parole et l’initiative sont ainsi effectivement distribuées à parts égales entre tous ceux qui le veulent. Ce n’est pas le cas pour les magistratures ou les fonctions de juré, puisque seuls certains - les tirés au sort parmi les candidats - accèdent à la fonction souhaitée. Ce qui est cependant distribué de façon égale par le sort n’est donc pas exactement le pouvoir, mais le hasard du sort, qui est le même pour tous, petits et grands, riches ou pauvres.

Le tirage au sort reflète plusieurs valeurs démocratiques fondamentales. Il s’ajuste sans difficulté avec le principe de la rotation des charges. Il reflète la profonde méfiance des démocrates à l’égard des magistrats de métier. Et surtout, il assure un effet analogue à celui de l’isègoria, l’égal droit de prendre la parole en assemblée, un des principes suprême de la démocratie. L’isègoria donne un égal droit de parole en assemblée et le tirage au sort donne une égale chance à tout citoyen candidat d’accéder à une magistrature. Les démocrates Athéniens avaient donc l’idée que l’élection ne peut assurer une semblable égalité. Il n’en conservèrent le procédé que pour les seules fonctions qu’ils jugeait devoir être occupées par des gens dont c’est le métier.

Nous retiendrons que le procédé de l’élection par le sort a retenu l’intérêt de plusieurs cités italiennes. En proies à des luttes de factions intestines dues à la volonté des grandes maisons d’accéder aux magistratures dans leur propre intérêt, les citoyens, las de ces intrigues et de la corruption qu’elles créent, adoptèrent le tirage au sort des magistrats. Le suffrage par le sort a en effet une autre vertu, que les italiens ont bien comprise : si, dans l’élection, règne la compétition par les voix, il en résulte que les perdants en conçoivent des rancœurs et des haines.

Dans la compétition souvent malhonnête des factions pour être élu à une magistrature, de nombreux efforts sont entrepris, des pots de vins versés, des influences exercées. Lorsque ces efforts sont conclus par une défaite, l’amertume est grande. Celle-ci ne fait que renforcer les querelles de factions et la division dans la cité. Il en va autrement dans le suffrage par le sort, car ceux qui ne sont pas tiré au sort n’en conçoivent nulle rancœur ni amertume : ils n’ont dût user d’aucune influence ni effort pour s’attirer la fortune du hasard, et si celle-ci ne les désigne pas, ils ne peuvent en vouloir qu’au destin, non aux candidats plus chanceux.


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