(---.---.22.83) 29 décembre 2006 12:10

Les Juifs sortis d’Égypte y avaient entendu parler, tout grossiers qu’ils étaient, de la philosophie allégorique des Égyptiens. Ils mêlèrent depuis à ces faibles connaissances celles qu’ils puisèrent chez les Phéniciens et les Babyloniens dans un très long esclavage : mais comme il est naturel et très ordinaire qu’un peuple grossier imite grossièrement les imaginations d’un peuple poli, il n’est pas surprenant que les Juifs aient imaginé une femme formée de la côte d’un homme ; l’esprit de vie soufflé de la bouche de Dieu au visage d’Adam ; le Tigre, l’Euphrate, le Nil et l’Oxus ayant la même source dans un jardin ; et la défense de manger d’un fruit, défense qui a produit la mort aussi bien que le mal physique et moral. Pleins de l’idée répandue chez les Anciens, que le serpent est un animal très subtil, ils n’ont pas fait difficulté de lui accorder l’intelligence et la parole. Ce peuple, qui n’était alors répandu que dans un petit coin de la terre, et qui la croyait longue, étroite et plate, n’eut pas de peine à croire que tous les hommes venaient d’Adam, et ne pouvait pas savoir que les nègres, dont la conformation est différente de la nôtre, habitaient de vastes contrées. Il était bien loin de deviner l’Amérique. Au reste, il est assez étrange qu’il fût permis au peuple juif de lire l’Exode, où il y a tant de miracles qui épouvantent la raison, et qu’il ne fût pas permis de lire avant vingt-cinq ans le premier chapitre de la Genèse, où tout doit être nécessairement miracle, puisqu’il s’agit de la création. C’est peut-être à cause de la manière singulière dont l’auteur s’exprime dès le premier verset : « Au commencement les dieux firent le ciel et la terre ; » on put craindre que les jeunes Juifs n’en prissent occasion d’adorer plusieurs dieux. C’est peut-être parce que Dieu ayant créé l’homme et la femme au premier chapitre, les refait encore au deuxième, et qu’on ne voulut pas mettre cette apparence de contradiction sous les yeux de la jeunesse. C’est peut-être parce qu’il est dit que « les dieux firent l’homme à leur image, » et que ces expressions présentaient aux Juifs un Dieu trop corporel. C’est peut-être parce qu’il est dit que Dieu ôta une côte à Adam pour en former la femme, et que les jeunes gens inconsidérés qui se seraient tâté les côtes, voyant qu’il ne leur en manquait point, auraient pu soupçonner l’auteur de quelque infidélité. C’est peut-être parce que Dieu, qui se promenait toujours à midi dans le jardin d’Eden, se moque d’Adam après sa chute, et que ce ton railleur aurait trop inspiré à la jeunesse le goût de la plaisanterie. Enfin chaque ligne de ce chapitre fournit des raisons très plausibles d’en interdire la lecture ; mais, sur ce pied-là, on ne voit pas trop comment les autres chapitres étaient permis. C’est encore une chose surprenante, que les Juifs ne dussent lire ce chapitre qu’à vingt-cinq ans. Il semble qu’il devait être proposé d’abord à l’enfance, qui reçoit tout sans examen, plutôt qu’à la jeunesse, qui se pique déjà de juger et de rire. Il se peut faire aussi que les Juifs de vingt-cinq ans étant déjà préparés et affermis, en recevaient mieux ce chapitre, dont la lecture aurait pu révolter des âmes toutes neuves. On ne parlera pas ici de la seconde femme d’Adam, nommée Lillith, que les anciens rabbins lui ont donnée ; il faut convenir qu’on sait très peu d’anecdotes de sa famille.

Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, article Adam, extrait.


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