Bardamu 12 novembre 2009 15:26

Merci pour cet excellent article.
Pour ma part, je propose cette... Petite fiction :

2020. Dassault, secteur développement durable.
Cerclée de hauts murs végétaux, une sécurité assurée par de charmantes hôtesses en tenues vertes -textile biodégradable, mazette !-, se présente à nos regards extasiés, l’Entre-Prise !... ses locaux, son parc résidentiel, ses pelouses d’un immaculé gazon parsemé d’oeuvres d’art contemporain, sa pièce d’eau ! 

5 heures du matin, Florentin, responsable de la formation « Eco-énergies. Dassault s’arme pour l’avenir », se prépare avant de se jeter, corps et âme, dans l’immense salle de conférence.
Ici, l’attendent des salariés hyper motivés, férus d’apprentissages, avides de conditionnements.

Florentin hurlant à la lune -à cette heure matutinale, encore suspendue en haut de la baie vitrée :
 -« J’y crois, j’y crois, j’y crois ! »

Son coach, au regard hypnotique :
-« Tu es le meilleur ! Tu as un potentiel !
L’entreprise te soutient ! Laisse-toi aller !
Aime-la ! »

Florentin, maintenant en transe, un vernis liquide luisant sur son front :
-« Je l’aime, je l’aime, je l’aime ! »

Le coach, les yeux exorbités, écumant de rage et d’amour :
-« Tu l’aimes, tu l’aimes, tu l’aimes ! »

A l’accoutumée, Florentin sera brillant !
Il subjuguera son auditoire, galvanisera les foules, entonnera à s’en briser la voix l’hymne managérial, dictera les slogans, criera, pleurera, aimera, sera aimé en retour... bref, vivra !

Car Florentin y croit, il désire son Entre-prise.

Petit retour en arrière.
Deux ans auparavant, Florentin n’était rien. 
Mais après un stage de motivation, ce fut la révélation. 
Un nouveau Florentin naissait alors, magnifique papillon, après avoir trop longtemps été une insignifiante chrysalide.

Un Florentin qui avait désormais un quotient émotionnel, un énorme potentiel, savait enfin se répandre en pleurs, confier ses faiblesses, s’extérioriser, « externaliser », acter ses affects, laisser s’exprimer ses joies, ses colères, sa hargne, sa pugnacité.

Bref, il était mûr, ce Corentin-là, fin prêt pour la nouvelle Entreprise.

Certes, sa femme l’avait quitté : une perdante oisive qui ne voyait en son travail qu’un moyen de subvenir à ses besoins matériels : quelle ineptie ! quelle insane absurdité ! quelle incurie !

Alors, perdait-elle son temps en loisirs inutiles, lectures ou travaux manuels sans finalité !

Lui, dès qu’il disposait d’un peu de temps -autant dire, presque jamais !-, il relisait Attali, génial précurseur de cette vision autre... d’un monde autre, où l’autre est le même, où l’autre enfin n’est plus autre.

La vision d’une nouvelle entreprise, humaine, à l’écoute... maternelle !
Veillant sur ses employés, les sécurisant, les assistant, mais réclamant d’eux une dose égal d’amour, le juste retour en une saine relation partagée... un attachement filial, donc ! 

Sa femme était partie, oui !... avec ses enfants, de pauvres êtres insuffisamment motivés, se perdant en des utopies, s’abîmant en des rêves de changement.
Il avait bien essayé de les convaincre que l’unique mutation, la seule autre voie était là !... dans l’entreprise, dans le travail, la réalisation de soi, la formation, l’expression de tous ses potentiels.
La mauvaise influence de leur mère l’avait emporté, les gâchant à tout jamais.
Victime de sa femme et de sa progéniture, il avait bien failli sombré.
Ils l’avaient pour un temps brisé !

Mais Corentin était un battant.
Il saurait rebondir, et allait le prouver !
« Ne pas rester sur un échec, lui avait dit le responsable de la cellule de soutien psychologique !
-Se nourrir de ses souffrances !
-Résilience !
-Travail de deuil !
-Rebondir encore, rebondir toujours -un vrai trampoline !
-Renaissance, résurrection, entreprise, salut et rédemtpion par le travail ! »

Alors Corentin rebondit-il, et de belle manière - à faire pâlir d’envie un troupeau entier de kangourous.
Depuis deux ans maintenant, il avait emménagé dans un bel appartement au sein même de l’Entre-Prise.
Faible loyer, accès gratuit et illimité à la piscine, au club de remise en forme, au baby-foot même.
Oui, l’occasion de rire avec ses nouveaux camarades, nombreux à résider sur place désormais.
Plus d’horaires fixes ! la possibilité de travailler à toute heure ! la flexibilité, la souplesse, aller de l’avant, rompre avec des habitudes poussiéreuses d’un passé sclérosé.

On était en 2020, tout de même !
Le monde devait bouger !

Plus de dimanches moroses et inemployés, à se perdre en des activités inutiles, se gâcher autour d’une table à boire et fainéanter.

Travail, relaxation.
Travail, séance de motivation.
Travail, séquence de cris tribaux.
Travail, et jeux de rôle.
Travail, et externalisation des émotions.
Travail, et massages.
Ou, selon les partenaires de sexes opposé ou identique disponibles et disposés, 30 minutes de réalisation de soi au travers de jeux sexuels.
Travail ! travail ! travail !
Plus d’heures, plus de week-ends, la liberté atemporelle, l’homme enfin libéré de ses chaînes !

« La vie, le travail, la vie, le travail, la vie, le travail !
Le tra-vie qui vaille, le travail que j’en-vie !
Il n’y a que la travail qui m’aille, et cette vie-là que j’envie ! »
Oui, il en était désormais convaincu :

-« Un monde meilleur.
Le meilleur des mondes existait.
Et Corentin l’avait enfin trouvé ! »


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