samedi 19 octobre 2019 - par Jacques-Robert SIMON

2084

Le besoin d’être le plus fort, le plus beau, le plus talentueux, le plus féroce, le plus roué, le besoin de dominer à tout prix n’est rien d’autre qu’une tentative de survivre à la mort par la gloire acquise ou la progéniture engendrée. Les essais de domestication de cette angoisse de la mort par Dieu, la République ou les bons principes ont échoué. La réponse ne pouvait être que l’obtention de l’immortalité, la Science, et plus particulièrement la biologie, sont sur le point de l’offrir.

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 À toute transformation correspond une énergie. Les êtres vivants n’utilisent pas (directement) les sources usuelles d’énergie (charbon, gaz, uranium, photons…) mais une molécule l’ATP qui contient en son sein l’énergie nécessaire à toute chose. La synthèse au laboratoire de l’ATP fut décrite en 1949 par A.R. Todd et ses collaborateurs [1] fournissant une pierre essentielle, parmi de nombreuses autres, pour construire rationnellement ‘un’ vivant, un autre vivant. Il existe 4 synthons* différents que l’on peut nommer chacun par des lettres CGTA qui forment l’alphabet nécessaire pour coder les informations indispensables à la vie et à sa transmission par formation d’une chaîne liant les lettres les unes aux autres : C-G-T-T-A-G…. Le premier dinucléotide (avec 2 synthons donc) fut synthétisé en 1955 [2], puis des oligonucléotides (avec un nombre faible de synthons). La synthèse en 1972 d’un gène (en double brin) associé à une levure [3] a ensuite été réalisé. Un gène est un fragment de double hélice de polynucléotide (ADN) associé en génétique à une caractéristique donnée d’un organisme vivant. Chez l’Homme, il y a environ 30 000 gènes différents codant pour une protéine [4]. 

 L'ovule est une grosse cellule (120 micromètres de diamètre), point de départ de la formation d’un nouvel être vivant après fécondation. Un corps humain contient de l’ordre de cent mille milliards de cellules (1014), toutes descendantes de la cellule mère, qui se différencient et s’ordonnent selon les instructions du code génétique par l’intermédiaire des protéines codées. Les biologistes et les biochimistes en 2019 sont, ou seront très bientôt, capables de ‘synthétiser’ à loisir un ovule possédant des propriétés désirées et prédictibles. Pour le passage à l’échelle macroscopique, reste à mimer la gestation correspondant au temps qui se passe entre la fécondation et la naissance. Là encore des progrès ont été enregistrés. Un sac plastique équipé d’équipements permettant un flux sanguin via un cordon ombilical et une circulation de liquide physiologique externe a été utilisé comme utérus artificiel en 2917 [5]. Il a permis le développement de fœtus d’agneaux pendant quatre semaines sans dommages apparents.

 En 2084, les progrès de la biologie ont atteint une limite car ‘on’ sait tout faire dans un laboratoire : n’importe quel gène, n’importe quel ovule, n’importe quel embryon, n’importe quel être vivant. Depuis longtemps, les intelligences artificielles ont dépassé le banal entendement humain. La description en 1925 [6] puis la réalisation [7] en 1948 du transistor ont ouvert la voie aux ordinateurs. L’invention des transistors moléculaires [8] pouvait permettre une miniaturisation inédite. Les circuits intégrés, les algorithmes ont ensuite rendu possible toutes les technologies actuelles. Il faut se rendre compte que l’ensemble des découvertes liées à la biologie moléculaire et à l’intelligence artificielle s’est fait en seulement un peu plus d’un demi-siècle.

 Les Hommes présentent d’innombrables désavantages qui nuisent à l’harmonie des choses. L’instinct de domination est indissociablement lié à la mâlitude, au besoin de s’affirmer dans le but de s’unir par le corps ou l’esprit au plus grand nombre de proches connus ou inconnus. Même la goinfrerie alimentaire ou verbale, les psychotropes ou les opiacées de synthèse n’arrivent pas à égaler cet extatique besoin. Le 12 décembre 105 après B.G.**, il fut décidé de mettre un terme aux désordres induits. Le Conseil mondial pour l’égalité des sexes décida l’émasculation des ‘hommes’ dès leur naissance, en même temps et en plus de la circoncision. Aucune fécondation naturelle n’est plus tolérée.

 La pérennité de la race humaine se fait dès lors grâce à l’utilisation rationnelle et circonstanciée des techniques scientifiques. Les filles qui ont leur puberté entre 8 et 13 ans émettent à partir de cet âge des ovocytes de haute qualité tous les 28 jours. Ceux-ci sont prélevés et congelés jusque la date légale de la majorité sexuelle (15 ans). Les femmes sont alors stérilisées afin d’éviter la vente illicite d’ovocytes engendrés hors du laps de temps permis. Une banque du sperme Bio mondial a été constituée, préalablement à la loi sur l’émasculation, provenant de sujets aux qualités intellectuelles ou physiques hors du commun. Le matériel génétique put ensuite être dupliqué chimiquement en vue d’obtenir des ‘petits anges’ pour s’occuper des tâches pénibles et dangereuses. Malgré les rectifications techniques apportées à leur corps, les étreintes corporelles, cette fois débarrassées de toute intention de géniteur, de toute volonté de puissance, constituent l’essentiel des loisirs proposés à la population, activités bien plus pratiquées que les jeux vidéos multidimensionnels ou les télécrans interactifs qui ne viennent qu’après dans le classement de l’ONU. L’émasculation restreignant cependant les performances masculines, les femmes peuvent disposer de doses de testostérone pour les administrer à leurs conquêtes afin d’augmenter leur libido et de favoriser une érection correcte et prolongée.

 Ceci constitua les dernières décennies de l’ancienne ère. La nouvelle pouvait s’installer.

 En 2084, pour la première fois, un robot fut capable de synthétiser un Homme parfaitement constitué. Le critère d’utilité bascula : le progrès devait faciliter la croissance et le bon fonctionnement de la multitude d’automates existants et non plus le bien-être humain. Hommes comme femmes se virent attribuer des tâches domestiques auprès des robots, non pas que ces derniers soient incapables de les faire eux-mêmes aussi bien sinon mieux, mais ils aimaient conserver des humains de compagnie pour égayer leurs jours. Mais les nourrir, les promener, supporter leurs propos puérils n’amusât qu’un temps les robots. Et puis une espèce dominante impose toujours ‘sa’ normalité et ne supporte finalement que ses semblables, ses exacts semblables. C’est ce qui perdit les humains résiduels qui disparurent alors complétement de l’ensemble de la planète.

 L’espèce humaine était celle qui craignait le plus la mort, une fois disparue, les conséquences de cette angoisse s’évanouirent : plus de conflits, plus de guerres, plus de menaces, plus de domination. Les robots n’avaient pas fait l’erreur d’autoprogrammer leur propre destruction par l’esprit de domination, la cupidité ou la frénésie de concurrence.

 

 * Entité chimique précise mais indéterminée permettant d’expliciter la terminologie utilisée par les Hommes de l’art.

 ** B.G. : Bill Gates : calendrier du nouvel ère.

 

[1] J. Baddeley, A. M. Michelson, A. R. Todd, J. Chem. Soc.

 582–586 (1949)

[2] A.M. Michelson, A.R. Todd, A. J .Chem Society. 2632-38 (1955)

[3] H.G. Khorana, K.L. Agarwal, H. Büchi et al. J. Mol. Biology 72 209- 

 217 (1972)

[4] International Human Genome Sequencing Consortium Nature 431 

 931-945 (2004) 

[5] Alan Flake et al. Nature Communications 8 15112 (2017)

[6] J. E. Lilienfeld US Patent 1745175 A (Priority date : 1925)

[7] J. Bardeen, W. Shockley, W. Brattain, U.S. Patent 2502488 (1948),

 U.S. Patent 2524035 (1950) et articles suivants.

[8] M. Madru, G. Guillaud, M. Al Sadoun, M. Maitrot, C. Clarisse, M. Le

 Contellec, J.-J. André, J. Simon, Chem. Physics Letters 142 103-105

 (1987)

 




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