jeudi 16 octobre 2014 - par Lucchesi Jacques

A propos de « L’horreur économique » de Viviane Forrester

 Nous vivons une époque étrange, apathique, sans réel motif d’exaltation. Une époque asservie à l’économie et à toutes les formes de données comptables. Une époque où les inégalités ne cessent de se creuser. Une époque où la notion d’humanité est de plus en plus dévaluée face à l’argent.

Face à ce marasme, les gouvernements successifs nous tiennent toujours les mêmes discours lénifiants. Ils promettent, mais toujours en vain, la diminution du chômage, la relance de la croissance et de l’emploi, que ce soit par l’augmentation ou l’allègement des impôts et des charges, parfois les deux en même temps. Des raisons à cet enlisement, il doit forcément y en avoir. Des raisons que nos dirigeants n’ignorent pas mais qu’ils se gardent bien de révéler publiquement. Car il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à dire quand on est un homme politique, c'est-à-dire soumis périodiquement au vote des électeurs. Ces vérités pourtant percent par d’autres voies, sont portées par d’autres voix. Elles nous disent, ces voix-là, que nous sommes entrés dans une phase de croissance molle, sinon nulle. Que le chômage ne peut que s’accroitre parce qu’il n’y a plus assez d’offres et que, de toutes les façons, le travail n’est pas un bien qui se partage. Que la vocation des entreprises n’est pas de donner du travail à tous mais de faire du profit. Fortes d’un capital technologique toujours plus performant, elles se débrouillent très bien comme ça, limitant l’embauche à la portion congrue. Ainsi, la plupart de ceux qui ont travaillé ou qui pourraient travailler sont devenus inutiles pour l’économie actuelle. Ce sont désormais des hommes de trop pour le patronat, tout justes bons à boucher les trous en cas d’urgence (une« armée de réserve » selon le mot de Marx). Bref, nous ne connaîtrons plus, du moins dans ce pays, l’essor des décennies passées. Et il vaudrait mieux apprendre à composer avec cet état de choses plutôt que de toujours tabler sur une illusoire reprise.

Ce tableau peu réjouissant, une auteure - une écrivaine et pas une économiste - l’avait déjà décrit avec maestria voici près de vingt ans, dans un petit essai alors très remarqué, « L’horreur économique ». Elle s’appelait Viviane Forrester (1925-2013) et reçut, pour son ouvrage (350 000 exemplaires vendus pour notre seul pays) le prix Fémina de l’essai en 1996. Son statut de romancière à succès ne l’empêchait pas de faire des incursions dans le champ de la théorie, même s’il ne manqua pas alors d’économistes professionnels pour le lui reprocher. Dans ces pages inspirées mais sans technicité superflue, elle dénonçait déjà le mythe du plein emploi, la fin de la lutte des classes et l’émancipation de l’économie vis-à-vis tant des états que des anciens moyens de production. Selon elle, l’urgence n’était pas de courir après des fantômes mais de prendre la mesure des changements opérés afin de s’adapter à un nouvel ordre social où le travail – mais doit-on s’en plaindre ? – ne serait plus au cœur de nos vies. Cela passait par la revalorisation de la pensée et de la culture, mais aussi du bénévolat à travers le tissu associatif. Avec ou sans emploi, il faudra toujours que les êtres humains insufflent du sens à leurs vies. Or, c’est précisément contre quoi luttent tous ceux qui trouvent un intérêt, financier ou électoral, à cette morosité sociale. Oui, cet essai au titre rimbaldien reste, quelques vingt ans après sa parution, plus que jamais d’actualité (il n’a toujours pas été réédité). Et je ne peux qu’en conseiller la recherche et la lecture à tous ceux qui, écoeurés par les couleuvres politiciennes, aspirent à reprendre en mains leurs destins.

 Jacques LUCCHESI



8 réactions


  • gruni gruni 16 octobre 2014 08:42

    J’au trouvé ce livre dans la médiathèque du coin, et comme vous le signalez je l’ai trouvé très intéressant.Surtout lucide. Je ne me souviens plus très bien, mais ce n’est pas Viviane Forrester qui écrivait que l’inflation jouait un rôle positif sur l’emploi, chiffres à l’appui. Je vous suggère d’envoyer un exemplaire à la BCE.


    Merci pour l’article

    • prolog 17 octobre 2014 10:24

      inflation = impôts sur tous les utilisateurs de monnaie = baisse générale des salaires donc possibilité d’employer d’autres personnes en gardant la même masse salariale (en termes de richesse, on a juste dit qu’elle valait plus artificiellement en monnaie).

      « L’inflation c’est bon pour l’emploi » est donc relatif.

      Dans une logique où il faut que tout soit rentable alors c’est la seule solution du coup. Mais c’est du bricolage et ca va toujours créer des pauvres.


  • howahkan Hotah 16 octobre 2014 08:49

    Histoire de faire encore le malin, celui qui saurait des trucs sur des choses, ce monde d’aujourd’hui je l’ai vu en 1967, j"’avais 12 ans..
    Ce fut un flash de concentré d’information,sur l’état global, la direction du monde dans lequel je vivais, étant une partie de ce monde....comme tout ce qui est...infiniment petit ou grand,ceci dépendant de l’analyse de l’observateur qui regarde..et dont l’univers s’en tape !!

    aujourd’hui,qui stagne depuis les années 2000 environ, je l’ai vu se mettre en place années après années, je ne peux rentrer dans le détail.......le concentré de vision s’ arrêtait à la situation telle qu’elle est aujourd’hui et ce comme je l’ai dit depuis les années 2000..environ.......

    A l’époque je ne savais rien de l’économie, de la politique, etc etc et pourtant avec l’école nous avions été voir des instances du tribunal local...ce qui m’a semblé comme être totalement irréel ,tout sonne si faux, les juges, les costumes, la salle, le rituel et les plaignants...., et de vivre cela , de ne pas être spectateur mais de le vivre...a produit une vision qui je le sais aujourd’hui était juste..

    j’ ai arrêté d’apprendre à l’école, sauf le sport, et n’ai rien appris à l’école malgré un futur prometteur, tu parles Charles...etc etc etc....
    le point étant que ce qui est aujourd’hui, était totalement previsible depuis au moins 1967 et je suis persuadé que ici et là des anonymes ont eu aussi eu ce genre de vision bien avant, un talent perdu des humains qui est là cependant pour tous bien sur....mais voila le rouleau compresseur de la médiocrité écrases les vies contre la promesse d’un futur glorieux sans fin au sommet de L’Olympe ou je serais roi et ou tu sera reine....si tu ne me quitte pas, ,ne me quittes pas, ne me quittes pas..

    Comme certains je suis tout simplement surpris de la surprise de cette foultitude de personnes qui se disent : ....mon dieu comment est ce possible que tout cela ?

    Comment être a ce point aveugle.....et ça continue encore, on s’enfonce alors que le fond est psychologiquement touché...l’inertie d’un mouvement non perçu faisant que cela continue...

    le pire est que tout le monde est innocent sauf les pseudo élites auxquelles on se soumet totalement en déléguant notre bout de papier inutile dans une boite en bois ou en verre .....

    Vous savez toute notre société est basée sur les mythes du meilleur qui doit diriger qui est aussi le mythe de la compétition qui a chaque instant donne le meilleur possible ......

    Vous acceptez tout cela ,alors vous devez en assumer toutes les conséquences...il y a des perdants, des drames,des guerres, des destructions, des viols de masse, des carnages, des voitures, des machines....etc..tout cela est de votre volonté,c’est c que vous voulez....seulement ça n’est pas a un aveugle ,sourd mais pas muet a qui l’on va apprendre la vie un ?

    les facho au pouvoir qu’ils tirent dans le tas , ça va les calmer tous ces veaux !!!!

    Merci du billet Jacques.

    .PS : et le mythe du dirigeant (guru,prêtes,député,celui qui sait etc )en êtes vous conscient ?

    dernier mot pour Jacques plein de sagesse et d’intelligence :

    Et il vaudrait mieux apprendre à composer avec cet état de choses plutôt que de toujours tabler sur une illusoire reprise.........c’est un début smiley


    • prolog 17 octobre 2014 10:17

      Hugh grand chef,

      pas mal de teasing sur cette vision de l’avenir et de l’info au compte-goutte. Tu veux pas nous spoiler pour de bon s’il te plaît ?
      De toute façon, Histoire et histoires c’est vraiment pareil alors autant en entendre des originales.

      Après si c’est trop personnel tant pis mais je commence à avoir envie de connaître la fin de cette histoire. :)
       
      à plus


  • Pierre Régnier Pierre Régnier 16 octobre 2014 14:40


    Bonjour Jacques Lucchesi

     

    La romancière Viviane Forester avait parfaitement compris que l’économie est une matière trop importante pour être laissée à des économistes professionnels (fussent-ils un jour nobélisés pour élargir le fossé qui les sépare des citoyens ordinaires).


    Après Orwell, Michéa a parfaitement compris qu’il faut, pour le moins, être attentif au bon sens populaire, et je ne saurais trop le remercier de m’avoir donné le courage, à moi qui n’ai jamais fait la moindre étude d’économie, de me mêler ici de ce qui me regarde... comme ça regarde tous les citoyens :

     

    http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/pour-le-socialisme-150555

     

    En complément de la lecture du livre de Viviane Forester je vous propose celle du livre plus ancien de François Brune, Le bonheur conforme qui, lui, a bien été réédité :

     

    http://www.editionsdebeaugies.org/bonheurconforme.php



    • Lucchesi Jacques 16 octobre 2014 16:38

      Merci, cher monsieur, pour la lecture attentive de mon article sur Viviane Forrester. Oui, l’économie est aussi une question citoyenne. Quant au sujet - la publicité - du « bonheur conforme » de François Brune, il rejoint une autre de mes préoccupations. Aussi, j’ai noté le lien.
      Cordialement
      J L


  • Pascal 16 octobre 2014 20:16

    Bonjour et merci pour cet article.


    J’ai effectivement recherché puis relu il y a quelques mois « l’horreur économique ». J’ai trouvé la confirmation que les propos de Viviane Forrester restent d’actualité. La valeur travail doit être remise à jour à l’aune des gains en productivité. Merci de redonner envie de le lire !

    Pascal

  • Auxi 16 février 2015 20:23

    Dans la même veine, lire l’indispensable et prophétique « Droit à la paresse », de Paul Lafargue, qui avait tout compris avant tout le monde.


Réagir