A propos de « L’horreur économique » de Viviane Forrester
Nous vivons une époque étrange, apathique, sans réel motif d’exaltation. Une époque asservie à l’économie et à toutes les formes de données comptables. Une époque où les inégalités ne cessent de se creuser. Une époque où la notion d’humanité est de plus en plus dévaluée face à l’argent.
Face à ce marasme, les gouvernements successifs nous tiennent toujours les mêmes discours lénifiants. Ils promettent, mais toujours en vain, la diminution du chômage, la relance de la croissance et de l’emploi, que ce soit par l’augmentation ou l’allègement des impôts et des charges, parfois les deux en même temps. Des raisons à cet enlisement, il doit forcément y en avoir. Des raisons que nos dirigeants n’ignorent pas mais qu’ils se gardent bien de révéler publiquement. Car il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à dire quand on est un homme politique, c'est-à-dire soumis périodiquement au vote des électeurs. Ces vérités pourtant percent par d’autres voies, sont portées par d’autres voix. Elles nous disent, ces voix-là, que nous sommes entrés dans une phase de croissance molle, sinon nulle. Que le chômage ne peut que s’accroitre parce qu’il n’y a plus assez d’offres et que, de toutes les façons, le travail n’est pas un bien qui se partage. Que la vocation des entreprises n’est pas de donner du travail à tous mais de faire du profit. Fortes d’un capital technologique toujours plus performant, elles se débrouillent très bien comme ça, limitant l’embauche à la portion congrue. Ainsi, la plupart de ceux qui ont travaillé ou qui pourraient travailler sont devenus inutiles pour l’économie actuelle. Ce sont désormais des hommes de trop pour le patronat, tout justes bons à boucher les trous en cas d’urgence (une« armée de réserve » selon le mot de Marx). Bref, nous ne connaîtrons plus, du moins dans ce pays, l’essor des décennies passées. Et il vaudrait mieux apprendre à composer avec cet état de choses plutôt que de toujours tabler sur une illusoire reprise.
Ce tableau peu réjouissant, une auteure - une écrivaine et pas une économiste - l’avait déjà décrit avec maestria voici près de vingt ans, dans un petit essai alors très remarqué, « L’horreur économique ». Elle s’appelait Viviane Forrester (1925-2013) et reçut, pour son ouvrage (350 000 exemplaires vendus pour notre seul pays) le prix Fémina de l’essai en 1996. Son statut de romancière à succès ne l’empêchait pas de faire des incursions dans le champ de la théorie, même s’il ne manqua pas alors d’économistes professionnels pour le lui reprocher. Dans ces pages inspirées mais sans technicité superflue, elle dénonçait déjà le mythe du plein emploi, la fin de la lutte des classes et l’émancipation de l’économie vis-à-vis tant des états que des anciens moyens de production. Selon elle, l’urgence n’était pas de courir après des fantômes mais de prendre la mesure des changements opérés afin de s’adapter à un nouvel ordre social où le travail – mais doit-on s’en plaindre ? – ne serait plus au cœur de nos vies. Cela passait par la revalorisation de la pensée et de la culture, mais aussi du bénévolat à travers le tissu associatif. Avec ou sans emploi, il faudra toujours que les êtres humains insufflent du sens à leurs vies. Or, c’est précisément contre quoi luttent tous ceux qui trouvent un intérêt, financier ou électoral, à cette morosité sociale. Oui, cet essai au titre rimbaldien reste, quelques vingt ans après sa parution, plus que jamais d’actualité (il n’a toujours pas été réédité). Et je ne peux qu’en conseiller la recherche et la lecture à tous ceux qui, écoeurés par les couleuvres politiciennes, aspirent à reprendre en mains leurs destins.
Jacques LUCCHESI