Ce chômage qui garantit la part du revenu national accaparée par le capital
Susceptible de produire, à lui tout seul, un certain taux de rendement, le capital est un bien précieux qui ne demande que d’être employé correctement… Nous avions déjà vu, avec Thomas Piketty, le coût conséquent du seul travail retenu par lui : le cher travail de gestion… Celui-ci peut être le fait de chaque titulaire d’un patrimoine ("tout le monde"). Mais il y a mieux, nous dit notre auteur :
« C’est en principe la fonction du système d’intermédiation financière (les banques et les marchés financiers, notamment) de trouver les meilleurs usages possibles du capital, de façon que chaque unité de capital disponible aille s’investir là où elle est la plus productive - à l’autre bout du monde s’il le faut - et rapporte à son détenteur le meilleur rendement possible. » (Idem, page 338.)
À condition, bien sûr, de ne pas être freinée, ici ou là, par des résistances trop fortes : États, coalitions d’intérêts, etc. Mais on sent que le paradis des "investisseurs" est désormais à portée de main, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il suffira d’affiner les conditions de réalisation de la dictature preste et raffinée de la finance internationale pour atteindre à la perfection de la rentabilité :
« Un marché du capital est dit "parfait" s’il permet à chaque unité de capital d’aller s’investir dans le meilleur usage possible et d’obtenir la productivité marginale maximale disponible dans l’économie, si possible dans le cadre d’un portefeuille d’investissements parfaitement diversifié (de façon à bénéficier sans aucun risque du rendement moyen de l’économie), et le tout bien sûr avec des coûts d’intermédiation minimaux. » (Idem, pages 338-339.)
Fantastique !
Mais il y a un mais. Il tient à ce que, dans l’univers économique que nous décrit Thomas Piketty, tout repose sur la seule loi de l’offre et de la demande, c’est-à-dire sur la systématicité qui détermine les prix de marché, seul moyen de disposer d’une comptabilité satisfaisant à la nécessité d’évaluer… le taux de rendement à espérer de ce jeu de loto à dimension planétaire.
À vaincre sans péril, le capital triompherait sans gloire. Or, il paraît qu’il court le risque terrible de se fatiguer de sa propre croissance :
« […] il est naturel de s’attendre à ce que la productivité marginale du capital diminue à mesure que le stock de capital augmente. » (Idem, page 340.)
Mais pour comprendre la dialectique simplifiée à laquelle Thomas Piketty s’efforce de nous introduire, il faut se pencher sur quelques illustrations qu’il ajoute à sa démonstration :
« Par exemple, si chaque travailleur agricole dispose déjà de milliers d’hectares par exploitation, il est probable que le rendement supplémentaire apporté par un hectare additionnel sera limité. » (Idem, page 340.)
Certes, il ne s’agit pas d’adopter le point de vue du travailleur lui-même, mais d’envisager le rendement de la terre pour son seul propriétaire. Or, ici, la réflexion de Thomas Piketty s’est arrêtée en route. Même "limité", le rendement supplémentaire pourrait très bien rester proportionnel au rendement des milliers d’hectares utilisés antérieurement. De même pour d’autres hectares à acquérir… Rien donc qui puisse nuire au maintien de la productivité marginale.
L’exemple suivant est heureusement présenté de façon plus pertinente :
« De même, si un pays a déjà construit des immeubles d’habitation en quantité phénoménale, si bien que chaque habitant dispose de centaines de mètres carrés pour vivre, alors l’augmentation de bien-être apportée par un immeuble supplémentaire - telle que mesurée par le loyer additionnel que les personnes concernées seraient prêtes à payer pour l’occuper - serait sans doute très réduite. » (Idem, pages 340-341.)
Ici le frein est nettement posé par la demande d’habitation. Ce qu’oubliait de mentionner l’exemple précédent.
Sans doute est-ce encore une absence de demande proportionnée à l’offre qui est sous-entendue ici :
« Il en va de même pour les machines et équipements de toute nature : la productivité marginale est décroissante, au moins au-delà d’un certain seuil. » (Idem, page 341.)
Mais pour comprendre le laisser-aller des propos tenus par Thomas Piketty en la matière, il suffit de découvrir où il voulait en venir à travers cette question du maintien ou pas de la "productivité marginale du capital". Effectivement, tout va mal, jusqu’au moment où :
« Au contraire, dans un pays où une population gigantesque devrait se partager de maigres terres cultivables, de trop rares habitations et quelques outils, alors la productivité marginale de toute unité de capital supplémentaire serait naturellement très élevée, et les heureux propriétaires du capital ne manqueraient pas d’en tirer parti. » (Idem, page 341.)
Or, c’est l’apparition des nouvelles bouches à nourrir qui nous fournit le sens d’abord caché de l’exemple qui se rapportait à la production agricole…
De façon plus générale, il semble que la fatigue du capital devrait pouvoir trouver son remède dans la croissance démographique.
Mais, arrivé là, Thomas Piketty s’oriente, sans crier gare, vers tout autre chose.
Abandonnant - momentanément peut-être - la solution qu’apporte la croissance démographique à la baisse programmée du "taux de rendement du capital", Thomas Piketty se fixe illico un nouvel objectif :
« La question intéressante n’est donc pas de savoir si la productivité marginale du capital est décroissante quand le stock de capital augmente (c’est une évidence), mais bien plutôt à quel rythme elle décroît. » (Idem, page 341.)
C’est qu’il s’agit, pour lui, de faire fonctionner la première loi fondamentale du capitalisme, celle qui, par-delà la productivité marginale du capital qu’il vient d’évoquer, pose la question de l’évolution du taux de rendement du capital. Ce qui est réaffirmer que, pour lui, la production est bien moins importante que la "répartition" de la richesse produite au titre du capital. Cette loi (α = r x β) met en œuvre en particulier β qui représente le rapport capital national (stock) / revenu national annuel (flux). Multiplier β par le taux r de rendement du capital, c’est extraire la part α qui, dans le total du revenu national annuel, revient au seul revenu du capital, le reste allant au travail.
Ayant constaté qu’en l’absence de croissance démographique, l’augmentation du stock de capital ne peut que faire baisser le taux de rendement du capital lui-même, Thomas Piketty met en avant sa préoccupation principale :
« En particulier, la question centrale est de déterminer avec quelle ampleur le rendement moyen du capital r - à supposer qu’il soit égal à la productivité marginale du capital - diminue quand le rapport capital/revenu β augmente. » (Idem, page 341.)
Plus précisément, son souci réside dans le fait de savoir ce que devient la part α du revenu national annuel du capital relativement à celle du revenu annuel du travail, grâce tout simplement à la mise en œuvre de la formule α = r x β, et non pas en considérant un quelconque rapport de classes.
Selon lui :
« Deux cas peuvent se produire. » (Idem, page 341.)
Qu’il déduit de la seule considération de la première loi fondamentale du capitalisme.
Dans le premier cas, « la part des revenus du capital dans le revenu national α = r x β diminue quand β augmente ». (Idem, page 341.)
Dans le second, « la part du capital α = r x β augmente quand β augmente ». (Idem, page 341.)
L’affaire est jusque-là très confuse… Mais tout s’éclaire sitôt que nous quittons la théorie pour revenir à l’histoire économique :
« D’après les évolutions historiques observées au Royaume-Uni et en France, ce second cas de figure semble le plus pertinent à long terme : la part du capital α a suivi la même évolution générale en forme de U que le rapport capital / revenu β (avec un niveau élevé aux XVIIIe et XIXe siècles, une chute au milieu du XXe, et une remontée à la fin du XXe et au début du XXIe siècle). » (Idem, page 342.)
Autrement dit, il ne faut pas redouter l’élévation de β, c’est-à-dire une montée du stock de capital par rapport au total des revenus (du capital et du travail) : si le taux de rendement du capital chute moins que proportionnellement à l’augmentation de β, la part qui revient au capital, par rapport au travail, dans le revenu national, le suit, c’est-à-dire s’accroît si β s’accroît.
Restons prudents, prévient Thomas Piketty :
« Il est cependant important d’insister sur le fait que les deux cas sont possibles d’un point de vue théorique. » (Idem, page 342.)
Dans le partage de revenu qui s’opère entre le capital et le travail, d’où peut donc venir une remontée du second ? D’une quelconque lutte de classes plus ou moins silencieuse ? Certes pas, selon Thomas Piketty :
« Tout dépend des caprices de la technologie, ou plus précisément tout dépend de la diversité des techniques disponibles permettant de combiner capital et travail pour produire les différents types de biens et services consommés dans la société considérée. » (Idem, page 342.)
Autrement dit : tout dépend des modalités de fonctionnement de la concurrence qui oppose les hommes aux machines aidées par ce que l’intelligence - humaine elle aussi - peut leur ajouter de force, de précision, de vélocité, etc.
Un mot encore :
« Pour réfléchir à ces questions, les économistes utilisent souvent la notion de "fonction de production", qui est une formulation mathématique permettant de résumer de façon synthétique l’état des technologies possibles dans une société donnée. » (Idem, page 342.)
En voici tout le sel :
« Une fonction de production se caractérise notamment par une élasticité de substitution entre capital et travail, concept qui mesure la facilité avec laquelle il est possible de substituer - c’est-à-dire de remplacer - du travail par du capital, ou du capital par du travail, pour produire les biens et services demandés. » (Idem, page 342.)
Comme on le voit, le chômage est déjà dans les équations du capital. C’est-à-dire qu’il est directement sous la coupe d’une efficacité mathématique imparable qui doit tenir la part des revenus du capital au-dessus de la ligne de flottaison que la croissance en stock de celui-ci porte toujours plus haut : l’élasticité de substitution.
Michel J. Cuny