vendredi 5 octobre 2018 - par Taverne

« Ceux qui ne sont rien » ont-ils le droit de se plaindre ?

"Celui qui n'a rien fait n'est personne", dit Jean-Paul Sartre. Si cette formule est à rapprocher de la formule du chef de l'Etat, elle ne contient aucun mépris. D'abord, "personne", ce n'est pas "rien". L'idée macronienne est la même que celle exprimée par le publicitaire Segala qui déclara que celui qui n'a pas une Rolex à cinquante ans a raté sa vie. Pour ces gens-là, la réussite se mesure à l'aune des éléments ostentatoires que l'on peut prouver à un âge à ne pas dépasser. Au-delà d'une certaine limite, notre ticket n'est plus valable comme disait Romain Gary, et cette idée n'est peut-être pas étrangère à son suicide.

Il n'y a pas de moment fixé pour évaluer notre valeur, cela peut se faire à la fin de sa vie. Je pourrais vous citer nombre de gens qui ont accompli des prodiges seulement sur le tard, après cinquante ans et parfois même bien plus vieux encore. Il n'y a pas non plus de juge unique ni de modèle unique pour mesurer la réussite d'un individu. Cela ne se mesure pas au seul moment présent et ne se réduit pas à un type de modèle, comme d'avoir monté une start up florissante.

Faut-il avoir atteint un certain niveau social pour trouver grâce aux yeux de celui qui nous juge aussi sommairement ? Les ultra-riches sont fondés à faire entendre leurs doléances auprès du chef de l'Etat puisque ce sont de glorieux premiers de cordée. Ils sont même tellement légitimes à se plaindre qu'on leur accorde sur-le-champ tout ce qu'ils demandent, en tenant pour secondaire les conséquences qu'auront sur l'économie et le budget ces généreuses décisions fiscales et sociales (les exonérations de cotisations). Quant aux autres, ce n'est jamais le moment et même il n'est pas légitime de demander même le dix-millième de ce qui est donné aux privilégiés, à l'aristocratie dominante.

Demande-toi ce que tu peux faire pour ton pays et demande-toi aussi ce que tu peux demander à l'Etat

L'autre jour à la télévision, un journaliste a cité Kennedy mais de travers : "demande-toi ce que tu peux faire pour l'Etat". Grossière erreur, l'individu n'a pas à faire plus qu'il n'en faut pour l'Etat. Lors de la Révolution, l'Etat était même considéré comme l'ennemi principal de l'individu. Ce n'est qu'en qualité de citoyen que l'on doit quelque chose à l'Etat : impôts, service militaire, etc. En tant qu'individu, nous ne devons rien à l'Etat, nous ne devons qu'à nous-même, à nos proches et à notre pays. Et aussi, à la planète pour les générations à venir.

Cela étant dit, la question de la dette étant ainsi posée, quelle est l'autre côté des choses, à savoir la créance ? De quoi l'Etat est-il redevable envers nous ? Je dirai pour faire court qu'il doit garantir notre intégrité physique et morale, notre dignité, notre vie privée et la confidentialité. La vie privée et la confidentialité sont assurées par le Droit, la Cnil, le RGPD et par divers autres moyens de contrôle. Et l'intégrité de nos personnes ? C'est là où cela pèche et que l'individu a lieu de se plaindre en maints endroits de notre pays. En effet, le développement des ghettos et de la délinquance dans les quartiers perdus de la République, la montée incessante des actes de violence "gratuits", ne trouvent pas en face un Etat à la hauteur des enjeux.

Quand l'Etat est défaillant sur des points vitaux, l'individu est en droit de se plaindre en sa qualité de citoyen. La Déclaration des Droits de l'Homme dit même que l'Etat doit rendre aux citoyens. Il est digne de se plaindre ainsi.

Mais cela va encore plus loin. En effet, qu'est-ce qui ne dépend pas de l'Etat en France ? Les pensions en dépendent, mais aussi les salaires du privé (Smic), le tarif des honoraires des médecins, et celui d'un tas de professions en raison des taxes qui pèsent à peu près sur tout (en particulier sur les énergies, élément essentiel dans les comptes) et qui détermine le niveau des salaires et les bénéfices. Par conséquent, tout citoyen ou presque est par principe fondé à réclamer à l'Etat des comptes pour son manque à gagner : gas oil trop cher pour le transporteur ou le salarié qui fait beaucoup de déplacements, tarifs réglementaires non ajustés, pensions non réévaluées, etc. Tout descend de l'Etat et, par un retour logique, tout y remonte.

Reste à définir la notion de dignité que l'individu se doit à lui-même mais que l'Etat a pour devoir de préserver.

Le mot dignité a pour étymologie celui de "valeur". Pour les aristocrates, la valeur est liée à la naissance "pour une âme bien née, la valeur n'attend pas le nombre des années". Pour les libéraux d'aujourd'hui, la valeur se juge à des signes ostentatoires avant l'atteinte d'un âge donné. Mais, philosophiquement, aucune de ces définitions n'est la bonne. Garantir la dignité de la personne, c'est deux choses selon moi :

1 - Donner à l'individu la place qui lui revient au sein de la société, ou préserver cette place. Chacun a le droit de faire sa place.

2 - Donner ou rendre au citoyen la parole. La parole, tout comme la pensée, est libre.

Pour ne prendre que quelques exemples connus, l'Etat ne respecte pas la première condition quand il s'érige en décideur du devenir du travailleur, lequel devrait, selon ses critères arbitraires, accepter le premier emploi venu et renoncer à la place qui lui revient dans la société au regard de ses talents et de ses capacités. Il ne respecte pas la personne quand il lui dénie le droit de parler et lui assène un discours paternaliste quelque peu autoritaire (et citer De Gaulle n'arrange rien à la chose). Débarquer sans préavis dans une famille et enjoindre moralement un jeune voyou d'aller reconstruire ce qui est détruit comporte le risque d'être remercié comme il se doit par un geste de désapprobation vulgaire. Qui es-tu pour me dire ce que j'ai à faire ? Es-tu mon père ? Es-tu Dieu ? Es-tu le monarque absolu qui règne sur ses sujets ? Il n'y a pas à valoriser ou à dévaloriser les personnes, il faut juste respecter leur valeur intrinsèque. Car valoriser quelqu'un est un acte intéressé. Fallait-il valoriser des petits voyous torses nus pour se refaire une image ? Est-ce ce genre de personnes qu'il faut valoriser ? Non ! S'il vous voulez valoriser des personnes, rappelez plutôt ces braves gens que vous avez éconduits, ces pères ou mères de famille, ces travailleurs, ces retraités méritants ! Cessez d'éconduire les gens de valeur et de mettre en avant les opportunistes de tous poils (et encore je ne parlerai pas de Benalla).

La dignité, c'est la valeur. Avoir la place que l'on mérite et avoir le droit à la parole, ces deux voies sont incontournables. Nul individu ne peut s'arroger le pouvoir de les réduire ou des les étouffer. Trop de gens à qui on a retiré tout droit à la parole ont perdu leur dignité et ressentent un sentiment de honte ou de non valeur. Trop de gens se dévalorisent et n'osent pas demandeur leur dû parce que ces deux conditions ne sont pas pleinement appliquées.

 



11 réactions


  • gaijin gaijin 5 octobre 2018 12:25

    quand le cause toujours rejoint le ferme ta gueule on est en marche vers quoi ?


  • lala rhetorique lala rhetorique 5 octobre 2018 12:56
    Jean Paul Sartre je ne sais pas ce qu’il pensait en sortant cette phrase, voici quelques éléments de son histoire au début :
    Jean-Paul-Charles-Aymard Sartre naît le 21 juin 1905, au no 13 rue Mignard à Paris5. Fils unique, il provient d’une famille bourgeoise : sa mère provient d’une famille d’intellectuels et de professeurs alsaciens, les Schweitzer (elle est la cousine d’Albert Schweitzer6), son oncle du côté maternel est polytechnicien7,
    Il aurait pu être président de la république, non ? En tous cas il faisait partie du gratin, et n’avait rien à voir avec le pauvre ouvrier sur sa machine qui se tapait bien plus que 35 heures par semaine !

  • lala rhetorique lala rhetorique 5 octobre 2018 12:57

    Quant on parlait de valeur, en son temps comme on dit, cela ne pouvait pas se référer à la valeur marchande, partant du principe simple qu’on peut un jour se retrouver sans argent, la valeur concernait les qualités humaines !


  • bonnes idées 5 octobre 2018 16:09

    Oh pardon j’avais cru lire « Ceux qui ne font rien ont-ils le droit de se plaindre ».


  • zygzornifle zygzornifle 5 octobre 2018 18:58

    Comme ce député il y a peu se plaignant de devoir manger des pâtes .....


  • JBL1960 JBL1960 5 octobre 2018 23:23
    L’État n’est rien = Soyons tout disait Raoul Vaneigem.

    Et n’être rien dans cette société là, ben c’est pas grave du tout !

    J’ai, dans cette toute nouvelle page de mon blog, moi qui ne suis rien, proposé de faire un peu d’anthropologie politique : Origine et Critique de l’État avec Clastres, Sahlins, James C. Scott, Résistance 71, mézigue et nous tous par l’intermédiaire de la voie zapatiste...

    Et encore aujourd’hui, en rappelant des textes choisis anarchistes de Ricardo Flores Magon ; journaliste, anarchiste, et révolutionnaire mexicain (1874 - 1922) d’une actualité visionnaire, tant on pourrait croire ces textes écrits... Hier ! Dans une toute nouvelle version PDF qui m’a éclatée à lire, mais aussi à créer !

    Hé, hé oui = Résister c’est créer & Créer c’est Résister, même quand on est rien, ni personne...

    C’est Desproges, disparu il y a eu 30 ans cette année, qui avait dit = « Il est plus économique de lire « Minute » que Sartre. Pour le prix d’un journal on a à la fois la nausée et les mains sales »

    Étonnant, non ?




    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 5 octobre 2018 23:42

      @JBL1960

      Desproges dans sa subtilité critiquait les deux...étonnant non ?


    • mmbbb 6 octobre 2018 18:18

      @Aita Pea Pea Desproges s attaquait aussi a BHL J avais beaucoup aime Il etait clairvoyant C ’est ce qui nous manque desormais helas


  • Moonlander Moonlander 6 octobre 2018 09:36

    Un sans dent qui n’est rien peut toujours prendre l’ascenseur social pour aller manger des pommes en pensant printemps.


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