lundi 7 décembre 2015 - par Boogie_Five

Contre le nihilisme, revenons aux petites choses qui donnent un peu d’espoir

Terrorisme, nihilisme et anti-modernité : la spirale de la régression et du désespoir

Suite à toutes ces atrocités, commises au soir du 13 novembre à Paris, on est bien en peine de trouver de réelle signification, d’expliquer au fond qu’est-ce-qui motive ces individus à tuer autant de civils, en parlant de Dieu et de guerre sainte. De la barbarie, donc, venue du fond des âges, que certains d’entre nous croyaient s’en être éloignés, définitivement, grâce au progrès économique et technologique, et aussi grâce aux valeurs des Lumières : la raison, la sensualité, l’éthique et la tolérance. Beaucoup de mal a été fait à ces valeurs en général : l’endogamie sociale, l’égoïsme raz-du-front et la stupidité narcissique n’ont pas vraiment à jalouser aux délires mégalomaniaques de jeunes fanatiques qui veulent marquer l’histoire à tout jamais.

Las ! Les valeurs de la modernité sont utilisées à leur tour par les anti-modernes, un peu comme si un opposant au port d’arme à feu se met à utiliser un fusil pour abattre ceux qui militent pour l’autodéfense armée. D’où le suicide. Il n’y a aucun sens à détruire un ennemi en utilisant les mêmes armes que lui, si ce n’est l’assouvissement d’une pulsion de mort irrésistible. La kalachnikov est une arme occidentale, la voiture allant sur les lieux du crime est une sous-marque de Volkswagen, etc. Que tous les penseurs et autres anti-modernes aient bien cette idée en tête lorsqu’ils critiquent la modernité : on ne sort pas indemne d’une autodestruction.

Lors d’un de ses cours à l’université populaire de Caen pendant l’été 2014, en parlant de la question du nihilisme, Michel Onfray disait que la réponse au nihilisme pouvait être aussi symptomatique du nihilisme, qu’il s’agit d’un état de la société où les échappatoires sont sans issues. Onfray n’est certainement pas mon philosophe de chevet, surtout lorsqu’il intervient politiquement mais peut toucher juste lorsqu’il commente et interprète l’histoire de la philosophie. Le nihilisme, dans son acception courante, est la négation de toutes les valeurs, la conviction que rien n’existe, que tout est superflu en quelque sorte, et où l’expérience vécue ne fait qu’apporter des preuves que les évènements s’enchaînent dans l’absurdité et sont dénués de signification.

Face à ce nihilisme du désespoir, jusqu’à maintenant les réponses politiques ont été assez décevantes et restent cantonnés à la gestion du dispositif logistique censé organiser le contre-terrorisme. Même si cela est nécessaire dans l’urgence, on ne combat pas des idées ou un état psychologique avec des avions de chasse ou un énième plan vigipirate. Il faut des réponses concrètes et très localisées pour endiguer le terreau qui alimente les haines religieuses et fanatiques. Et éviter le plus possible les grands discours incantatoires défendant le progrès, qui peuvent nourrir la folie des grandeurs et justifier apriori la course aux extrêmes dans laquelle l’islamisme radical cherche à entraîner le monde.

 

Folie mortelle des grandeurs : relation entre l’idéologie de progrès et la démesure religieuse

Le libéralisme et le communisme, idéologies modernes par excellence, sont motivés par une croyance au progrès, la liberté des êtres humains à s’autodéterminer – l’individualisme – et à vivre-ensemble dans le respect mutuel – l’égalité et la laïcité.

La révolution conservatrice des années 1980, qui mit le coup de grâce au communisme, fut le dernier grand mouvement progressiste qui a réformé les sociétés en profondeur. Le projet du néolibéralisme conservateur était d’assurer d’une part les bonnes conditions de la prospérité grâce à une régulation publique sur le plan des normes (opposée à l’intervention administrative et la planification directes de l’économie), et d’autre part assurer le respect des libertés fondamentales grâce à un État régalien classique. Conservateur à ses débuts – c’est-à-dire voulant restaurer un ordre libéral qui ne cherche pas à corriger les inégalités considérées comme naturelles, tout en préservant les structures sociales traditionnelles, – le néolibéralisme s’est transformé lors de différentes expériences de gouvernement.

Beaucoup d’intellectuels de gauche modérée et de droite pointent souvent du doigt le décalage entre l’idéologie de gauche et l’expérience de gouvernement, afin de montrer ce qui est possible de faire et ce qu’il ne l’est pas, ce qui paraît réaliste ou non, ce qui appartient au rêve socialiste de 1981 et non à la gestion réaliste du pouvoir en 1983.

Ce qui est beaucoup moins dit est que le courant néolibéral et néoconservateur n’est pas aussi monolithique et a subi autant de contradictions idéologiques internes lors de ses expériences de gouvernement. Alors que le néolibéralisme était censé diminuer l’action administrative et favoriser la libre entreprise, il a fini par accroître sur tous les sujets la pesanteur administrative. Le fait que cette dernière a été individualisée ou privatisée a donné l’impression que l’État a diminué sa puissance administrative, alors qu’il l’a seulement diminué en acte. Les États européens actuels, sont en réalité bien plus interventionnistes qu’à l’époque keynésienne des Trente Glorieuses. Seulement, cette intervention ne se fait pas sur le même plan et se fait de manière normative. Les gouvernements actuels produisent bien plus de normes et de contraintes qu’auparavant, et il serait hasardeux de dire que seuls les keynésiens de gauche en soient les seuls responsables. Le néolibéralisme, comme le socialisme, a subi les écueils d’une gestion gouvernementale complexe, faite de réalités historiques, sociales et administratives pesantes. Et le contenu de son idéologie en a été affecté.

Il s’est passé qu’à l’inverse de la gauche qui a abandonné son idéal d’un État-providence égalitaire et interventionniste dans l’économie, en même temps la droite néolibérale et leurs alliés objectifs se sont approprié cet idéal à des fins individualistes, dans le but de répartir plus inégalement (dans la vision libérale, plus naturellement) les richesses, d’individualiser au maximum la production des travailleurs et de retirer l’action publique de la sphère marchande. Mais dans les faits, le néolibéralisme a prolongé la gestion keynésienne, même si c’est en le faisant d’une manière plus inégalitaire. Ce courant idéologique n’a pas réussi à créer une nouvelle organisation du pouvoir politique, c’est-à-dire qui produit ses propres institutions en dehors des domaines juridique et administratif, à partir des grands principes théoriques de sa doctrine : la concurrence libre et non faussée, l’autorégulation autonome du marché, la diminution de la masse monétaire, etc.

Ce projet de société idéaliste n’a jamais pu être appliqué dans son ensemble, et encore moins bien que le projet de société communiste, puisqu’il ne prend pas en compte le poids des mouvements historiques et la valeur réelle des dynamiques sociales. N’ayant pas de nouveau modèle social réaliste à proposer aux électeurs, lorsque des partis néolibéraux ont accédé au gouvernement, ils ont mobilisé tout un appareil conceptuel et symbolique qui pût transcender la réalité des choix politiques. En d’autres termes, ils ont fini par mettre au pouvoir une utopie, seule capable d’écarter définitivement l’idéologie socialo-communiste d’une part, et donc de gagner autant de puissance de mobilisation que celle-ci avait pu gagner au vingtième siècle. Et dans la gestion, sur bien des plans, néolibéralisme et communisme se correspondent et peuvent se confondre. 

Bien qu’à l’origine le néo-conservatisme libéral défendait des valeurs conservatrices, elle peu à peu relégué celles-ci à des questions individuelles et a préféré remobiliser l’idéologie de progrès, en se montrant à la pointe des technologies au niveau économique, en adoptant un art de vivre individualiste et hédoniste, et en hésitant de moins en moins à recourir à un cynisme vulgaire ou à des sophismes racoleurs. À l’expérience du pouvoir, les conservateurs néolibéraux, à l’origine pétris de convictions traditionnelles infaillibles autour du travail et de la famille, n’ont fait que rapiécer des bouts de l’idéologie socialiste quand il s’est avéré que leur projet de société tenait compte de la réalité seulement à travers une vision occidentale du monde issue du 19ème siècle, c’est-à-dire dépassée et anachronique. Le communisme est ce qui a permis au néolibéralisme de prendre autant de pouvoir et de durer jusqu’à aujourd’hui. Les présupposés des uns donnent les conclusions des autres.

L’important est de bien observer que la croyance au progrès est toujours le moteur dynamique de l’idéologie dominante, et sur ce plan, le néolibéralisme conservateur des années 1980 à aujourd’hui, a succédé au communisme des années 1944 aux années 1970.

 

Quel rapport avec le terrorisme islamiste ?

Les terroristes agissent dans l’espérance de marquer l’histoire à tout jamais. Pour eux, ce qu’ils font est un progrès qui contribue à améliorer les qualités morales de l’humanité. Ils attaquent l’idéologie du progrès régnant dans la civilisation occidentale, de manière barbare et complétement inconsciente certes, parce que pour eux le réel progrès est attaché à une téléologie (cause finale) divine qui dépasse tous les pouvoirs séculiers (c’est-à-dire tous les gouvernements qui ne sont pas d’essence religieuse). La mondialisation libérale est leur seul concurrent au niveau du récit universel, capable de transcender les frontières et les différentes cultures. Les deux idéologies ne s’opposent pas sur les fins, mais sur les moyens de parvenir à améliorer les qualités morales de l’humanité : le salut éternel. 

La critique du progrès à l’intérieur même des sociétés occidentales offre donc une opportunité non négligeable à toutes les attaques organisées venant de l’extérieur. Dès lors que l’on critique la liberté, l’égalité, la laïcité, la liberté d’expression, l’émancipation des femmes et des minorités, on ouvre une fenêtre de tir à tous les fanatiques qui souhaitent abattre la civilisation occidentale, et plus largement la communauté internationale et les droits de l’homme.

Or, depuis une trentaine d’années qui a critiqué et détourné les valeurs attachées au progrès ?

– La gauche libérale qui a renoncé à réformer la société et se contente de corriger à la marge certaines inégalités individuelles, tout en restant conservateur dans la pratique politique.

– La droite dans son ensemble, même si sa composante la plus libérale a fini dans une fuite en avant dans une course au progrès et au modernisme effrénés.

– Les mouvements réactionnaires issus des extrêmes et de l’écologie qui n’arrivent plus à s’inscrire dans la dynamique sociale ouverte par le néolibéralisme, et sont obligés de freiner le progrès pour retrouver un rôle politique.

– Des groupes sociaux minoritaires provenant de l’extérieur qui s’inscrivent dans d’autres processus historiques, parfois issus des sociétés plus traditionalistes.

En réponse à cette autocritique globale de la modernité, du progrès et des valeurs identifiées aux Lumières, le néolibéralisme conservateur, idéologie dominante en Occident, s’est adapté à cette dynamique régressive pour se maintenir au pouvoir, mais ce faisant, a changé complétement de nature. Le néolibéralisme actuel a la particularité de dominer par la négation de soi et de nier ses propres valeurs, notamment la raison scientifique. C’est-à-dire qu’il n’est plus exactement lui-même et personne ne pourrait encore définir ce qu’il est devenu. Pour certains, c’est une sorte de proto-facisme aux accents populistes, pour d’autres la figure même de la modernité ou de la postmodernité, ou encore le libéral-conservatisme de la petite bourgeoisie marchande au bon teint, comme à l’époque de Reagan. Selon moi, le néo conservatisme actuel (qui n’est pas encore autre chose) est le prélude à la restauration d’une domination politique traditionnelle, qui n’accorde plus aux individus le droit de faire de la politique et donc rejette l’autonomie de la société. Et il faut comprendre le dialogue entre l’Occident et l’Islam à travers la question de la crise politique de la modernité. Toute autre question, notamment théologique ou culturelle, en est annexe. Comme la majorité rejette la course néolibérale au progrès infini sans aucune possibilité de rachat dans le futur, l’idéologie néolibérale finit par faire de la contradiction interne un nouveau moteur pour relancer sa dynamique, en la recouvrant d’un discours progressiste pour être socialement acceptable. C’est un phénomène de destruction créatrice.

 

Foi musulmane, pouvoir séculier et raison scientifique 

Ce pôle négatif qui règne en Occident attire des éléments destructeurs venant de l’étranger, et les attentats terroristes islamistes commis en Europe ne prennent tout leur sens que s’ils sont rapportés à une dynamique interne à la civilisation occidentale qui connait une mutation de ses structures sociales et culturelles. Car l’action des terroristes n’a pas beaucoup de signification par rapport à l’histoire islamique, dont les grandes évolutions se sont arrêtées depuis le XVIème siècle. Même les principaux intéressés les disent : leur action vise à recréer l’Islam (idéalisé) des origines. La science historique n’a pas beaucoup d’importance puisque l’islamisme est une idéologie aux accents millénaristes, qui ramène tous les phénomènes à un plan divin éternel – (et sur ce plan philosophique, le fondamentalisme musulman serait en fait une réponse de la culture musulmane vis-à-vis de l’idéologie libérale de l’Occident, basée sur une croissance et une rentabilité infinies). Il est certain qu’il y a toujours eu des courants de ce type en Islam, mais la colonisation européenne a eu pour effet de mondialiser la prédication musulmane et pour la première fois, – et c’est cela qui devrait le plus attirer l’attention, – la parole islamique se diffuse dans le cadre pour lequel elle s’était destinée, où la révélation du prophète peut enfin toucher le monde entier.

Une croyance radicale ou fondamentaliste, quelque qu’elle soit, peut donc tout à fait s’adapter à une postmodernité séculière et même s’inscrire dans son récit ; et mieux, ce décalage entre les plans temporel et spirituel la conforte dans la mesure où la parole divine engage un ultime effort dans l’acte de foi, au milieu d’une société matérialiste où il n’y a plus rien de divin. Et les médias, en se focalisant sur l’individualité du terroriste, contribuent à écrire le récit tragique d’individus perdus au milieu de la société de consommation et prenant les armes pour se faire à tout prix remarquer par les autorités. L’énorme couverture médiatico-politique des attentats crée un appel d’air à tous les malades mentaux qui désirent vivre un instant d’héroïsme et faire la une des journaux.

 

Avec le catholicisme, première grande religion mondialisée et standardisée dans ses cultes, la prédication chrétienne à travers le monde accompagnait les Grandes Découvertes européennes, la révélation du Christ était imposée par la conquête ou des accords diplomatiques entre puissances. En même temps, la pratique religieuse se libéralisait et s’adaptait à chaque culture. Pour l’Islam, rien de tel, puisqu’il est entré en contact avec le monde global en subissant une domination étrangère et en se repliant sur soi-même, ce qui fait que les courants théologiques encore dominants sont ceux qui reviennent aux sources de la révélation, afin de résister aux puissances séculières dominantes. L’islamisation moderne se fait par un effort intérieur très rigoureux, dans un pur mimétisme très attaché aux formes et aux contenus des rites, où le mode de vie a une très grande importance.

L’effondrement des systèmes géopolitiques issus de la colonisation européenne dans le Proche-Orient et au Maghreb montre que la sécularisation du pouvoir en Islam, et donc sa libéralisation, n’a pas pu s’accomplir sans l’intervention directe des occidentaux, que la foi musulmane reste plus forte que la raison, alors que la foi chrétienne avait abdiqué son pouvoir politique temporel lors des grandes révolutions culturelles et scientifiques en Occident. Et cette défaite du christianisme historique face à la révolution moderne, c’est-à-dire la libéralisation des mœurs, de la société et de la politique, d’une part, et la souveraineté des individus, le fait de disposer de son propre corps, d’autre part, est la hantise, profonde et secrète, qui anime l’action des fondamentalistes, redoutant la domination d’un savoir politique profane sur le savoir issu des textes sacrés qui, pour eux, répondent à cette angoisse d’être fondamentalement libres et autonomes.

L’attentat-suicide serait alors une forme de négation suprême de la liberté qui vise à subjuguer les autres en leur démontrant au fond que la liberté humaine la plus radicale est insignifiante face au pouvoir de donner la vie ou la mort, qu’aucun pouvoir séculier obéissant à des préoccupations terrestres serait capable de résister à un pouvoir divin autoritaire qui assigne à chaque individu la mission de faire tout ce qui est possible pour obtenir le salut – une vie éternelle paisible après la mort. En d’autres termes, ils pensent que le fait de donner entièrement sa vie pour défendre des convictions idéologiques constitue la preuve que celles-ci ont une réelle valeur, et ils croient que plus personne en Occident ne serait capable de sacrifier sa vie pour défendre les libertés, prouvant que ces dernières n’ont aucune force de loi ni dans l’espace mondain, ni au-delà. En dernier ressort, ils sont convaincus que les occidentaux sont soumis à des valeurs qui ne dépassent pas leurs propres conditions matérielles et par conséquent ne pouvant pas être à la source de la loi.

Le fondamentalisme musulman est aussi une critique acerbe et morbide du libéralisme individualiste qui peut mobiliser tous ceux qui désespèrent de ne pas y trouver de cause suffisante pour laquelle ils seraient prêts à donner leurs vies. De ce point de vue, anomie sociale, désocialisation, suicide et fondamentalisme sont les éléments d’un processus psychologique pathologique dont les symptômes sont depuis longtemps reconnus et qui nécessitent un traitement préventif localisé – la lutte contre l’anomie sociale. Or, là-dessus, les gouvernements en Occident et dans les pays musulmans ont largement sous-estimé l’étendue de cette pathologie sociale dans le processus de radicalisation. Les gouvernements n’y ont répondu qu’en faisant du traitement à la surface, en appliquant de la pommade et des beaux discours, et le déploiement du dispositif militaro-policier est en grande partie plus destiné à rassurer les populations et les élites qui les dirigent, plutôt que de traiter les causes pour lesquelles est invoquée la mise en place de ce même dispositif. On s’en doute, si le fondamentalisme musulman progresse, la politique deviendra de plus en plus autoritaire et c’en sera fini du libéralisme insouciant des années 1980-1990. Chacun doit bien comprendre qu’une politique qui ne cherche pas à faire du social finit dans tous les cas dans un régime policier qui limite l’autonomie des individus, et il faut bien constater que l’ensemble des corps politiques en Occident se dirigent vers ce type de domination, parce que les libertés qu’ils promettent au plus grand nombre sont de plus en plus restreintes à un tout petit nombre : celle des oligarques qui disposent des pouvoirs financiers privés.

Alors que c’est réclamé depuis un certain temps par les intéressés, l’armement idéologique des intellectuels et des artistes laïcs arabo-musulmans vivant dans les sociétés européennes ne peut plus être considéré comme une affaire interne à la communauté musulmane, à l’Umma pour être plus précis. Trop souvent catégorisé en tant que problème seulement lié aux appartenances religieuses et ethniques, le débat sur les identités a hélas plus souvent nourri des faux antagonismes que l’espoir d’une réelle concertation pour répondre aux défis posés par l’islam politique. Jusqu’ici, ceux qui mettent en avant la question des identités et de l’immigration finissent souvent par adopter une position de désengagement des autorités et une indifférence relative à ce qu’il se passe dans les pays étrangers d’où partent ces dynamiques régressives. Cela paraît paradoxal, puisque ceux qui sont attachés au débat identitaire prônent régulièrement une intervention semi-autoritaire vis-à-vis des sujets concernés. Seulement, ceux qui font les grands discours ne sont pas les mêmes que ceux qui agissent sur le terrain, souvent acculés à prêcher dans le désert les valeurs de la République, notamment celle de laïcité, ou alors à faire la traque à l’islamiste partout dans le monde. Car il ne suffit pas de dire pour le faire. La juste mesure des choses et des moyens est essentielle dans la réalisation d’une option politique. Brandir les grandes valeurs et les racines de la culture française est parfois utile pour donner du sens à ce qui est fait, mais dans la pratique c’est souvent inutile et contre-productif, et la France, comme d’autres pays européens, ne disposent pas du privilège d’échapper à des sérieuses autocritiques sur leur gestion des minorités ethniques et de leurs relations extérieures avec les pays arabes. Le débat identitaire, tel qu’il a été conçu jusqu’à maintenant, a fini par escamoter la politique d’intégration ou d’assimilation et a rendu plus difficile l’action des intervenants qui cherchent à établir des relations convenables entre les catégories sociales concernées.

En outre, les pays occidentaux, repliés sur eux-mêmes depuis la décolonisation et la Guerre Froide, n’ont pas cherché à intervenir dans le débat sur la modernisation de l’Islam, à la fois chez eux et dans les pays musulmans. Les politiques n’ont pas mis en place un dialogue structuré et des conventions diplomatiques suivies pour répondre aux enjeux liés aux conflits entre modernité et Islam, entre libéralisme et foi religieuse.

La folie des grandeurs, qui règne dans le capitalisme global et fait construire des gratte-ciel de 800 mètres, alimente le fanatisme islamiste, et est-ce si étonnant lorsqu’une divinité, quelle qu’elle soit, entre en jeu ? Parmi les différentes sensibilités politiques, les opinions divergent sur la portée des questions religieuses dans les conflits :

Premièrement, nous serions déjà arrivés à un stade du processus où la guerre entre religions est inévitable, c’est-à-dire que chaque français qui ne soit pas musulman peut considérer chaque musulman comme un ennemi potentiel qui souhaite la destruction de la civilisation européenne, et plus largement occidentale, capitaliste et globale. C’est la version très droitière mais gagnant de plus de plus d’adhésions en Europe du nord et de l’est principalement. C’est une option politique parmi d’autres qui a ses risques géopolitiques, dans la mesure où l’Afrique du nord et le Moyen-Orient sont des régions très proches, disposant en outre d’énormes réserves de pétrole. L’analyse par la guerre entre civilisations est porteuse de conflits mondiaux importants dont il faut bien mesurer les enjeux. Répondre à la déraison religieuse par une autre forme de déraison ne peut qu’engendrer encore plus de déraison.

Deuxièmement, l’analyse critique qui correspond à celle des anciennes puissances coloniales, en Europe du sud et de l’ouest, et ayant donc des relations bilatérales plus importantes avec les pays musulmans, considère que les motivations religieuses sont avant tout d’ordre socio-politiques et prennent place dans des rapports de hiérarchie entre États, mis en place depuis la période coloniale. À travers ces analyses, il s’agit de conflits modernes classiques, interétatiques ou intra-étatiques, entre des minorités qui se disputent le pouvoir séculier. Le problème de cette analyse est qu’elle souffre de ne plus proposer d’option politique viable, parce que la dernière phase de mondialisation (depuis 1989) a complétement chamboulé l’ordre géopolitique du vingtième siècle – le basculement vers l’Asie, la montée des grands pays émergents, la disparition d’alternative politique au capitalisme, etc. Dans cette perspective, la raison scientifique est toujours dominante, mais elle est devenue obsolète à cause d’une insuffisance de mobilisation des chercheurs et des acteurs sociaux. Et la dimension éducative, au sens large du terme, a été reléguée à des cas particuliers.

Enfin, ce qui n’est pas encore assez pris en compte par l’opinion publique, Daesh est un pur produit de la mondialisation actuelle, à savoir une global corporation qui a des implantations mouvantes à différents endroits de la planète, prenant exemple sur le modèle des grandes entreprises multinationales, au service d’un ordre « féodal » ultrareligieux censé continuer l’Islam des origines, le califat bien dirigé donc. Là où Daesh est très surprenant, est qu’il a réussi à créer une identité forte et une marque de fabrique reconnaissable mondialement (dans la terreur, certes) dans un intervalle de moins de dix ans. Même si le contexte de la création de Daesh a été la guerre de religion, la domination universelle que recherche l’organisation terroriste va au-delà d’une simple volonté de conversion religieuse et serait plus comparable à des méthodes fascistes très modernes qui ne sont pas exclusives à l’Islam politique, mais se retrouvent aussi en Chine et en Russie, par exemple. Ainsi, la guerre n’est pas seulement religieuse, mais elle est totale, au sens ce ne sont plus seulement les convictions qui sont attaquées, mais tout ce qui appartient à l’être humain, sa culture, sa vie, ses activités et ses relations sociales. Daesh a l’ambition de créer un monde nouveau avec un homme nouveau, à l’image parfaite de la parole (détournée) du prophète.

 

Réponses locales face à un désordre global : éloge de la banalité du bien – retour à des amours et à des désirs simples

Promesses déçues du néolibéralisme global, disparition des alternatives politiques, course au progrès et au modernisme effrénée, fondamentalismes religieux totalitaires, risques de catastrophes écologiques planétaires, tout conduit à penser que les organisations internationales et les différents gouvernements de chaque État ne maîtrisent plus vraiment les flux économiques, sociaux et culturels qui parcourent le monde. Pourtant, les différents acteurs agissant au niveau global font en sorte de retrouver cette maîtrise et adoptent des conventions chargées de remédier au désordre international.

Cependant, il faudra bien admettre que la croissance économique et notamment du pouvoir d’achat des individus ne pourra plus être l’unique solution envisageable dans la gestion politique des populations. L’idéologie de progrès a promis beaucoup de choses : des carrières professionnelles rémunératrices, des gains en mobilité et en ascension sociale, une plus grande qualité de vie et un accroissement des activités sociales et culturelles, une plus grande participation dans les débats publics. Mais tous ces gains promis à la classe moyenne sont de moins en moins accessibles et sont de plus en plus réservées à certaines catégories sociales bien intégrées qui ont encore la capacité de collectiviser certaines ressources sociales via des liens de parenté ou de voisinage qui ne sont pas donnés à tous. Pour les autres, notamment ceux qui sont isolés socialement, il n’y a pas grand-chose. Redonner de la vertu aux petites choses de la vie et se satisfaire de désirs simples peut être un bon remède pour éviter les frustrations engendrées par une société de consommation inégalitaire, cloisonnée individuellement dans son type d’habitat et son mode de vie.

Évidemment, dans ce contexte, l’Islam peut répondre à ce besoin de maîtriser les pulsions négatives et pour beaucoup de musulmans, cette voie religieuse peut satisfaire cette exigence de se conformer à des vertus morales transcendantes qui sont au-dessus des valeurs marchandes qui peuvent réduire l’être humain à n’être qu’une créature vouée à la création d’une production de consommation interminable et insignifiante. Cependant, l’Islam ne pourrait à lui tout seul répondre aux problèmes écologiques contemporains et à la question de la prolifération des armes de destruction massive. Parce que d’une part, comme les autres religions monothéistes, ses concepts théologiques et ses valeurs philosophiques suivent une lecture de l’histoire téléologique, où tout ce apparaît au sens est tendu vers une cause finale qui appartient au domaine du divin et échappe à la volonté humaine. D’ici là, entre la terre et le ciel, la pensée laïque a encore son rôle à jouer et est capable d’agir si elle n’est pas elle-même subjuguée par les différentes révélations « prophétiques » que l’histoire a portées jusque là : monothéismes, philosophies rationalistes et positivistes, libéralisme et communisme. Toutes ces idéologies ont été fabriquées pour concevoir un ordre supérieur éternel qui puisse gérer toutes les contradictions et apporter une espérance future à l’humanité de vivre au-delà de l’ordre naturel. Aujourd’hui il s’agit de ramener toute cette pensée à un niveau strictement empirique et en séparant bien les perceptions qui appartiennent au domaine de la sensibilité et celles au domaine de l’imaginaire.

À partir de cette identification précise et localisée, – qui n’est pas le gros ratissage aveugle des analyses sur les identités ethniques, religieuses et culturelles, sympathique au bistrot du coin mais qui l’est beaucoup moins lorsque la gestion administrative le reprend à son compte, – il sera beaucoup plus facile d’organiser des réponses structurelles transversales adéquates qui redonnent du pouvoir d’action aux individus qui se sentent isolés et pas assez investis dans la collectivité. Le service civique pourrait faire partie de cette solution, ainsi qu’une réforme profonde du système éducatif, aujourd’hui seulement orientée par des intérêts académiques, mais certainement pas politiques et encore moins sociaux.

Et puis de façon générale, revoir la place de l’économie dans les échanges entre personnes. Là aussi, faire redescendre l’économie dans le vécu quotidien des individus et des groupes sans forcément la rattacher à des causes globales de la compétition internationale où je ne sais quel athanor, machine monstrueuse qui règne dans la grande industrie. Il faut désindustrialiser les rapports entre individus, et éviter de plaquer les rapports de production dans la sphère des activités sociales et culturelles – le marxisme de l’époque des Trente Glorieuses n’a pas vraiment aidé en ce sens pour découpler société et économie. Mais retrouver un sens économique dans le mode de vie quotidien, sans se décharger sur l’activité industrielle, est un défi philosophique de grande importance, puisque cela conditionne notre capacité à définir une politique réellement écologique, où ce sont nos échanges avec l’environnement immédiat qui vont déterminer ceux avec l’environnement lointain. Pour cela, il faudra bien retourner à une relocalisation des activités et plus généralement des conditions de vie qui évitent de trop consommer du transport et d’aménagement de stockage. Tout cela ne peut se faire qu’en retournant à un mode de vie plus humble où chacun ne cherche pas à faire le tour de la planète et à se faire reconnaître du monde entier via les médias et certains réseaux sociaux.

 

Les attentats du 13 novembre à Paris furent l’histoire d’un mauvaise rencontre entre deux mondes qui ne se parlent jamais et ne se comprennent pas. Le premier vit dans une mondialisation heureuse, connectée, tolérante et ouverte à toutes les nouveautés issues du monde artistique. Il est l’expression même du libéralisme moderne et contemporain, où des individus de toutes sortes se rejoignent pour manger, boire, danser et écouter de la musique. Le deuxième vit dans un monde antique et médiéval imaginaire qui surgit avec violence dans la modernité et lui conteste ses valeurs, son mode de vie et son idéologie. C’est un peu la rencontre entre une personne vivante et un fantôme venu d’un autre âge qui lui fait une prédication insensée sur ce qu’il pourrait devenir. Ils ne sont plus que des choses inertes sur le sol, recouvertes de sang, alors qu’à l’instant ils étaient pleins de joie de vivre, heureux d’être là. Ils ne s’étaient jamais parlé et cependant, ils se sont tout de suite reconnus. Ils n’auraient jamais imaginé qu’ils en arrivent jusque-là, à Paris, en France, dans une salle de spectacle, y répandre leur haine et leur folie meurtrière. On les avait laissés là, face à face, et ils se sont sentis impuissants, lâches et faibles. Ils n’ont jamais cru un instant qu’un dialogue fût possible et ceux qui le pouvaient ont pris la fuite. Se sauver de ce carnage, ne pas jouer les héros en se jetant sur l’arme de l’ennemi, garder son sang-froid, passer inaperçu et enfin arriver à sortir de cet enfer. C’est la seule issue réaliste possible.



2 réactions


  • eric 8 décembre 2015 07:43

    Article riche et long....
    Je voudrai rappeler quelques définitions :

    Sensualité : Aptitude à goûter les plaisirs des sens, à être réceptif aux sensations physiques, en particulier sexuelles : L’éveil de la sensualité chez les enfants.

    Valeurs : Ce qui est posé comme vrai, beau, bien, d’un point de vue personnel ou selon les critères d’une société et qui est donné comme un idéal à atteindre, comme quelque chose à défendre : Nous avions des systèmes de valeurs différents.

    Tolérance : Attitude de quelqu’un qui admet chez les autres des manières de penser et de vivre différentes des siennes propres.....

    Dés lors qu’on a conscience que l’auteur confond des aptitudes et des valeurs, est hostile à la justice à la quelle il préfère la tolérance, et pense que le communisme est un individualisme de type libéral.....on peut en venir au fond....

    "l’endogamie sociale, l’égoïsme raz-du-front et la stupidité narcissique n’ont pas vraiment à jalouser aux délires mégalomaniaques de jeunes fanatiques qui veulent marquer l’histoire à tout jamais.« 

    Le communisme et le libéralisme comme deux formes au fond semblable de l’individualisme....

    Au fond, tous ce qui se passe serait une crise du libéralisme oui ? L’URSS et la Chine ( ou bien parlez vous de la Russie d’aujourd’hui) seraient des fascismes, donc des libéralismes, et pas du tout des communismes ou des féodalismes ( stade suprême du socialisme comme nous l’enseigne l’histoire...) Et les paumés qui se sont fait sauter seraient au fond la même chose que les électeurs frontistes ?

    Il se trouve que les gens qui étaient au Bataclan se caractérisent par une endogamie sociale ( on peut retrouver les chiffres dans le Nouvel Obs) dont il n’est pas d’autre exemple dans le pays. Un égoïsme qui n’est pas à prouver, et que les attentats on eu lieu dans des quartiers qui sont ceux qui votent le plus à gauche de Paris, (chiffres confirmés par Hidalgo suite aux régionales.)

    La sociologie des présumés islamistes organisateurs est exactement le même que celle des principales forces des gauches : de la classe moyenne lettrée à statut et souvent financée ou cofinancée sur fonds publics ( les journalistes, des milieux culturel) par exemple. Celle des explosés exactement la même que celle des exécuteurs de basse œuvre anarchistes ou Bolcheviques au 19 ème. ! Le pseudo de Staline était Koba, nom du héro du roman le parricide, et Koulibali, Kouachis and co, ont passé l’essentiel de leur vie, sans aucun contact, même familial avec l’islam, entre les mains d’animateurs socio cul qui passait sans doute leurs soirées au Bataclan.

    Farouchement anti libéraux en tendance,les gens du bataclan sont sans doute aussi complètement à la remorque de ce qui leur semble être les domaines dominant du moment.

    Il n’est pas paradoxal, que le Bataclan ait réuni la fine fleur des auteurs des gauches intellectuelles autour d’un groupe d’américains, californiens, adepte des armes à feux etc...C’est à dire tous ce qu’ils font mine de détester...

    Un de mes potes résume très bien les choses, c’est tellement branché que même les lecteurs des inrocks connaissaient à peine, c’est un truc pour les journalistes de ce titre...

    Une guerre civile ? Peut être. On peut également rappeler que les instrumentalisateur des psys du bataclan, sont d’ancien fonctionnaires irakiens sunnites exaspérés d’avoir du rendre des comptes à la majorité Chiite de leur pays suite à des procédures démocratiques. Peut être un peu comme leurs homologues sous nos cieux, sont en ce moment heurté que le FN racole plus de voix que la totalité des partis pour lesquels ils votent...

    Ce serait un peu rapide et oublier que communisme et socialisme, contrairement au libéralisme, sont avant tout des phénomènes religieux. Et c’est ce qui est peut être le plus inquiétant. De la même façon que Clinton bombarda l’Afghanistan essentiellement pour obliger les femmes du coin à retirer leur voile, si on en croit Emmanuel Todd, on peut redouter que les forces vives de toutes les gauches mondiales, se focalisent sur une conversion forcée des gens qui ne »croient" pas comme elles. On aurait alors, pire qu’une guerre civile, une guerre de religion.

    Si on se souvient que presque toutes les aventures coloniales ont été réalisé en France par des forces progressistes, au nom du progrès, de la civilisation, contre les libéraux, on peut craindre le pire pour les années à venir...

    Aujourd’hui, ils recommandent de fuir en courant ; demain, ils vont réclamer plus de bombes. Il ne faut pas oublier que Blum envoya l’armée en Indochine, et son successeur à la section française de l’internationale socialiste, le contingent en Algérie.


  • pemile pemile 8 décembre 2015 09:17

    Seulement deux références aux rôle/influence des médias alors que c’est un domaine qui a connu une révolution/expansion sans précédent, médias de masse et médias sociaux ?

    Le lecture de la revue de DAESH Dar Al Islam (travail de professionnels) ou l’analyse des médias français peut expliquer une partie de ce nihilisme d’un coté et du « peu d’espoir » de l’autre, non ?


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