samedi 26 novembre 2022 - par Luc-Laurent Salvador

Corrida & victimisme

De l'hypocrisie des abolitionnistes...

La corrida est entrée dans l’arène politique et même si on a senti le vent du boulet, c’est heureusement l’abolition qui a mordu la poussière, étouffée par une nuée d’amendements.

Bien que sans illusion — cette bataille gagnée contre les victimistes n’est pas la guerre — je m’en réjouis car on peut au moins espérer débattre au fond plus sereinement. D’emblée je précise que je ne suis pas un aficionado [1], je ne ferai donc pas un plaidoyer « intéressé ». Je l’espère seulement intéressant. Si j’ai cru devoir prendre position c’est parce qu’il m'a semblé tellement évident qu’on avait encore affaire à une tentative des nouveaux « pères la morale » issus des loges — ceux qui, après avoir copieusement attaqué l'Eglise depuis presque trois siècles, prétendent dorénavant prendre sa place et nous enseigner ce qui est bien comme ce qui est mal.

Ainsi, par exemple, pour eux, le sexe ludique, ce n’est plus le mal, il faut l’enseigner à l’école afin d’aider chacun à épanouir son potentiel hédonique dès la maternelle, mais la tauromachie, ça, c’est mal, parce qu'… un animal souffre.

La bienpensance a établi une telle emprise sur les médias qu’il est devenu difficile d’avoir un débat rationnel à ce sujet. D’emblée on tombe sur l’argument massue et imparable, c'est-à-dire, encore une fois, cette idée que le petit de la vache est un être sensible, que ce n'est pas contestable parce que, je l’ai vu, d’ailleurs, à la fin, il a versé une larme nous dit en substance la vétérinaire invitée sur France Inter parlant d'une jeune taurillon. S’ensuit alors fatalement la question couperet : pourquoi chercher à perpétuer ce qui n’est qu’un spectacle dégradant destiné à se faire du pognon (de dingue) avec la souffrance animale ?

Celle-ci n’est pas niable et je ne cherche pas à la minimiser. Mes études de sciences naturelles m’ont donné assez de remords à ce sujet. Je pense, en particulier, à ce TP de physiologie animale où j’ai dû couper en série des têtes de grenouilles vivantes parce que je n'arrivais pas à récupérer l’hypophyse.

Oui, comme les humains, les animaux souffrent lorsqu’ils sont physiquement agressés. Il ne faut pas être très malin pour le comprendre et seulement honnête pour l’admettre. Le directeur des arènes de Nîmes, Béziers et Madrid a maladroitement tenté de le nier au cours de l’émission la Tête au Carré sur France Inter mercredi. Il s'y est mal pris. Même si son intention de communication était légitime sinon bonne, la voie dans laquelle il s’est engagé était sans issue car elle suppose une connaissance de la douleur peu commune de sorte qu'il pouvait difficilement être compris. Nous y reviendrons plus tard.

Oui, le taureau souffre et la véritable question c’est … écoutez bien… so what ? En bon français, on dit aussi « et alors ? ».

Si vous suivez l'actualité vous savez que les Français souffrent, je dis ça, je dis rien. Ça a été particulièrement vrai lorsqu’il y a peu, ils se sont piqués de revêtir un gilet jaune. Ils étaient où à ce moment-là les abolitionnistes de la souffrance animale ? Macache, nada, podzeb : circulez, ya rien à voir !

Plus éloquent car plus dramatique encore : en dix ans l’embargo occidental contre l’Irak a tué 500.000 enfants irakiens. L’ambassadrice de l’Empire anglo-sioniste Madeleine Albright a confirmé ces données en déclarant face caméra que « ça valait le coup ». Là encore, ils étaient où les abolitionnistes de la souffrance animale ? Comment se fait-il qu’ils ne soient pas d’abord des abolitionnistes de la souffrance humaine ? Comment se fait-il qu’ils aient, pour la plupart, panurgiquement pris parti pour l’Ukraine et n’aient pas moufté à l’envoi d’armes payées à la sueur du front des travailleurs français en souffrance alors que c’est de la co-belligérance et donc une participation active à un conflit guerrier qui engendra une incalculable somme de souffrances humaines ?

Bref, comment peut-on être hypocrite ou con au point de demander l’abolition de la corrida sans s’être préalablement engagé dans un combat pour l’abolition de la guerre ?

Tout porte à penser qu’on se trouve là face au processus de nivellement des valeurs qu’amène fatalement la posture victimaire et, par exemple, celle toute en trémolos, ressentiments et dramatisation pathétique que la marionnette Greta s’est permise d’adopter devant l’assemblée de l’ONU en accusant les dirigeants du monde entier de lui avoir volé ses rêves et sa jeunesse.

Les moutons hypnotisés et compassifs (sic) s’indignent avec elle mais ceux qui ont encore un brin de lucidité voient bien que les bornes sont passées et qu’il n’y a plus de limite à la plainte victimaire qu’on voit partout, sous mille formes, tenter de faire tourner le monde entier autour de SA préoccupation ou SA fixation comme si elle en était le véritable pivot.

Identifier cette posture est important car cela permet d’expliquer la perte de la dimension temporelle qui s’opère ici. C’est, en effet, face à l’immédiateté de la souffrance présente car exposée — parfois au risque du dolorisme tant certains en rajoutent — que chacun est invité, toutes affaires cessantes, à se focaliser sur le problème (quel qu’il soit) afin de contribuer à sa résolution.

Chercher à mettre cette souffrance en perspective afin d’en faire sens est d’emblée perçu comme une trahison insupportable et inhumaine car, évidemment, cela ne peut qu'amener à relativiser et, donc, à changer et le niveau d’engagement et la nature même des actes que l’on serait prêt à consentir si l’attention restait polarisée sur le tableau initial. Les victimes veulent tout notre « temps de cerveau disponible » ici et maintenant car nous sommes alors tellement manipulables. C'est vrai qu'hormis les psychopathes, personne n’est complètement insensible à la souffrance de l’autre, pour autant qu’il soit perçu comme son semblable, humain ou animal.

C’est exactement l’attitude opposée que les parents avisés adoptent avec leur marmaille en cris après s’être écorché les genoux en tombant : ils soufflent sur son bobo, lui disent que ça va passer et lui parle de toutes les bonnes choses qui l’attendent dès qu’il se sera relevé. En somme, ils changent sa focale, recadrent sa perspective et lui permettent ainsi de se désintéresser d'une douleur très réelle, la sienne. Ils savent qu'après avoir fait deux pas, l'esprit de l'enfant sera déjà projeté ailleurs et qu'il poursuivra son activité sans plus penser à sa détresse présente.

Le victimisme consiste à s’inscrire dans une plainte qui n’a pas de fin, ou disons plutôt, qui n’a d’autre fin que de tirer un maximum d’avantages de la situation… de victime prioritaire sur toutes les contingences et même les lois auxquelles on trouve alors motifs à exceptions. L’enfant est trop innocent et trop labile dans ses représentations pour être capable de ça. L’adulte manipulateur, lui, excelle dans ce registre d'une efficacité incomparable.

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt, nos taureaux et replaçons cette pratique qu’est la tauromachie non dans le présent (la synchronie superficielle qu'amène un automatisme victimaire acéphale qui n’y voit qu’un spectacle affligeant et mercantile) mais dans sa profondeur historique, dans une diachronie qui se superpose parfaitement avec l’histoire humaine et donc, avec sa préhistoire.

Car c’est évidemment dans le cadre de l’anthropologie qu’il s’agit de penser la corrida et ce n’est rien de dire qu’on découvre alors du lourd et même du très lourd puisque, selon l’académicien René Girard, c’est aux origines de l’humain qu’on se trouve ramené dès lors qu’on s’intéresse aux pratiques sacrificielles. Il ne fait aucun doute que la tauromachie appartienne à ce registre dont, tout au long de son œuvre, Girard a exploré la nature intrinsèquement religieuse tout en pointant ses liens avec la chasse (Lascaux) comme la guerre.

Il s’agirait donc, vous l’aurez compris, de lutter contre l’amnésie athée des bienpensants scientistes qui œuvrent au fascisme rampant du victimisme mondialisé en réouvrant les archives de l’humain afin de comprendre comment les rituels qui se sont perpétués jusqu'à nos jours entretiennent l’idée d’une verticale sans laquelle il est absolument vain de croire que l’on va pouvoir vivre tous ensemble heureux dans l’horizontale. Loin de contribuer à l'apaisement du "parc humain", nos petites volontés victimistes et fondamentalement égocentriques même si d’apparence altruistes sont justement ce qui contribue à le rendre tellement inflammable.

Dans l’article à suivre, nous nous plongerons dans l’œuvre de René Girard afin de comprendre la véritable nature de la corrida et, surtout, la véritable nature de la victime au centre de l’arène. Il devrait apparaître que nos bons penseurs abolitionnistes tout à leur plainte animaliste sont incapables de voir que le taureau n’est pas seul dans l’arène. Ils ne comprennent pas que la foule attend un duel, elle attend de s’enthousiasmer. Elle veut vibrer à l’unisson (Olé  !) et, c’est vrai, elle veut du sang. A tous les coups le taureau lui en donne pour son argent, il saigne, mais il n’est pas rare que le toréro saigne aussi ou y laisse même la vie. Etrangement, ce n’est pas pour lui que se battent les abolitionnistes.

Nous nous demanderons pourquoi cela et la réponse fera apparaître la pertinence et la force de l’argument de M. Simon Casas qui rappelait que ce sont des taureaux de combat qui viennent dans l’arène — exactement comme des soldats vont au front… et se battent comme des lions !

 

 

[1] Jamais je n’ai assisté une corrida, une vraie. J’ai seulement joué à me faire peur lors de courses de vachettes, jusqu’à ce qu’au Grau du Roi l’une d’entre elle me renverse. Je m’en suis tiré avec quelques côtes fêlées et je n’y suis pas revenu 😉




Réagir