De l’intérêt de savoir ce que Karl Marx avait en tête
Pour disqualifier un auteur qu’il n’a manifestement pas lu, Thomas Piketty n’y va pas de main morte :
« Marx n’utilise pas de modèle mathématique, et sa prose n’est pas toujours limpide, si bien qu’il est difficile de savoir avec certitude ce qu’il avait en tête. » (Idem, page 360.)
Il est pourtant facile de lire ce qu’il a écrit. Mais Thomas Piketty préfère utiliser un résumé qu’il formule à sa convenance, et dans lequel on trouve que, selon Marx, "les capitalistes accumulent des quantités de capital de plus en plus importantes, ce qui finit par conduire à une baisse inexorable et tendancielle du taux de profit et par causer leur propre perte". Ce qui est tout simplement enfantin, pour ne pas dire la chose de façon plus injurieuse.
D’où viennent donc ces "quantités de capital de plus en plus importantes" ? D’une exploitation qui ne peut s’opérer que sur la base d’une séparation qui définit l’existence contradictoire de toute marchandise, de tout produit né dans une société marchande : valeur d’usage d’un côté, valeur d’échange de l’autre.
Sous le premier angle, ainsi que l’écrit Karl Marx :
« La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui, par ses propriétés, satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce. » (Œuvres, Économie I, Le Capital, Livre Ier, Pléiade, Gallimard, 1965, pages 561-562.)
Quant au second :
« La valeur d’échange apparaît d’abord comme le support quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèces différentes s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu. » (Idem, page 563.)
Sur le fondement de quel élément commun, la proportion dans laquelle deux marchandises s’échangent entre elles est-elle établie ? Sur quoi repose la possibilité d’effectuer une mesure ? Karl Marx écrit :
« La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du travail. » (Idem, page 565.)
Rassemblés sous leur seule valeur d’échange…
« […] tous ces objets ne manifestent plus qu’une chose, c’est que dans leur production une force de travail humaine a été dépensée, que du travail humain y est accumulé ». (Idem, page 565.)
C’est donc ici que gît la valeur "économique", celle qui constitue le fondement même des échanges marchands à l’intérieur d’une société donnée, laquelle a pris aujourd’hui une dimension planétaire. Ce qui se transporte à travers le monde, ce sont des réceptacles du travail humain : l’ensemble de ce qui garantit, à travers sa valeur d’usage, notre vie de tous les jours. Ainsi, à propos de ces réceptacles, Karl Marx écrit-il avec une très grande pertinence et pour illustrer la valeur d’échange elle-même :
« En tant que cristaux de cette substance sociale commune, ils sont réputés valeurs. » (Idem, page 565.)
Le travail seul produit la valeur économique en se portant sur tel ou tel élément issu tout d’abord de la plus stricte matérialité. De proche en proche, d’activité productive en activité productive, d’une spécialisation à une autre, tel ou tel objet prend peu à peu forme : il s’offrira à un usage, tout en recelant en lui ces différents "cristaux" de travaux humains différenciés qui lui donnent sa valeur d’échange en même temps qu’ils façonnent sa valeur d’usage.
Mais ceci ne peut se produire sans que, progressivement, des outils de travail n’apparaissent, dont l’histoire montre qu’ils sont bientôt accaparés par ceux que l’on appelle alors les propriétaires des moyens de production et d’échange. Ici, la valeur d’échange de ces outils se transmet aux objets fabriqués au prorata de leur usure, de même pour la valeur d’échange des matériaux utilisés, mais il existe une seule médiation qui puisse ajouter à l’élément matériel en cours de fabrication une valeur encore non existante et qui viendra s’incorporer à lui : le travail humain ou, plus exactement, la force de travail qui sera dépensée à l’occasion de l’activité de production.
Arrivons, sans plus de transition, à ce moment où les détenteurs de capitaux disposent des machines les plus sophistiquées : celles-ci ne transmettent peu à peu aux produits que la valeur d’échange qui réside d’avance en elles, tandis que le travail humain est seul en situation de fournir, par-delà les coûts impliqués par la nécessité pour le travailleur de refaire, jour après jour, sa force de travail, une plus-value économique qui vient accroître d’autant les capitaux sous le contrôle et pour l’intérêt desquels il s’active.
Ainsi, plus la masse des instruments de production et d’échange augmente, plus la part relative du travail humain diminue, et moins rapidement le capital pourra accumuler la plus-value qui est son seul véritable aliment. Voilà d’où vient la baisse tendancielle du taux de profit : de la détérioration relative du système d’exploitation.
Rien à voir avec ce que Thomas Piketty croit pouvoir raconter pour cette seule raison qu’il serait "difficile de savoir avec certitude ce que Marx avait en tête".
Après une première partie intitulée "Revenu et capital" et une deuxième "La dynamique du rapport capital / revenu" qui nous avaient valu de faire la connaissance des deux lois fondamentales du capitalisme selon Thomas Piketty, nous atteignons la troisième partie de son ouvrage Le capital au XXIe siècle. Elle porte le titre : "La structure des inégalités". Mettant très vite en scène le Rastignac d’Honoré de Balzac dans Le Père Goriot, cette partie développe la problématique qui va courir comme un filigrane à travers la suite entière de cet ouvrage de 950 pages :
« La question centrale : travail ou héritage ? » (Thomas Piketty, op. cit., titre en caractères gras, page 380.)
C’est qu’en effet, après l’intermède 1914-1950 et la remise sur pied des années 1950-1980, il paraît qu’une situation ancienne se trouve désormais en passe de réapparaître dans la vie des sociétés capitalistes. Thomas Piketty nous la décrit en ces termes :
« Comme nous le verrons plus loin, compte tenu de la structure des revenus et des patrimoines en vigueur en France au XIXe siècle, les niveaux de vie qu’il est possible d’atteindre en accédant aux sommets de la hiérarchie des patrimoines hérités sont effectivement beaucoup plus élevés que les revenus correspondants aux sommets de la hiérarchie des revenus du travail. » (Idem, page 380.)
Plus crûment exprimé :
« Dans ces conditions, à quoi bon travailler, et à quoi bon d’ailleurs avoir un comportement moral tout court : puisque l’inégalité sociale dans son ensemble est immorale, injustifiée, pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de l’immoralité, en s’appropriant un capital par tous les moyens ? » (Idem, pages 380-381.)
La guerre de 1914-1918 et ses suites ont en quelque sorte mis fin à ce dilemme :
« Pendant les décennies de l’après-guerre, l’héritage est réduit à peu de chose par comparaison aux réalités du passé, et pour la première fois peut-être dans l’histoire le travail et les études sont devenus le plus sûr chemin vers le sommet. » (Idem, page 381.)
C’est que, par-delà l’opposition patrimoine / travail, avec Thomas Piketty, nous ambitionnons d’atteindre le sommet… de notre potentiel de "réalisation" dans la société occidentale telle qu’elle est. Ce ne serait que répondre de la meilleure façon possible à ce que l’économie libérale attend de tout un chacun : cela aurait le mérite de ne pas troubler ses équations.
L’évolution annoncée par l’auteur n’est encore que statistique ; elle peut toujours laisser passer quelques exceptions :
« Certes, il peut exister quelques rares cas où mettre la main sur un héritage demeure la meilleure stratégie. » (Idem, page 382.)
Ce que vient illustrer une note du bas de cette même page :
« Un fils d’un ex-président de la République, étudiant à la faculté de droit de Paris, aurait même, d’après la presse, épousé récemment l’héritière des magasins Darty ; sans doute ne l’a-t-il pas rencontrée à la pension Vauquer. »
Effectivement, le rejeton de Nicolas Sarkozy n’est pas censé avoir fréquenté le mouroir des éclopés de la boutique pour dénicher l’héritière en question. Ce n’est donc pas Rastignac… Un Rastignac d’aujourd’hui ne trouverait plus aussi facilement, dans les rapports capital / revenus du travail, de quoi le rendre aussi sensible aux seuls charmes d’une demoiselle riche, tant l’exception est devenue une exception de second degré. Certes, capter un héritage, d’avance à peu près certainement insuffisant, pourrait sans doute être encore une affaire captivante…
« Mais n’est-il pas plus rentable, et non seulement plus moral, de miser sur les études, le travail et la réussite professionnelle, dans l’immense majorité des cas. » (Idem, pages 382-383.)
Ne nous emballons toutefois pas trop vite. À défaut de panache, il pourrait s’agir d’un panachage, puisque capital et travail ne sont peut-être plus aussi irréconciliables qu’avant 1914. Thomas Piketty fait bien de nous le rappeler dès le départ :
« Par définition, l’inégalité des revenus résulte dans toutes les sociétés de l’addition de ces deux composantes : d’une part l’inégalité des revenus du travail, et d’autre part l’inégalité des revenus du capital. » ( Idem, pages 383-384.)
Ce qui débouche sur une nouvelle question touchant, cette fois-ci, ce qui se passe au plus haut de la pyramide des revenus en général :
« […] dans quelle mesure les personnes disposant d’un revenu du travail élevé sont les mêmes personnes que celles qui disposent d’un revenu du capital élevé ? » (Idem, page 384.)
Tout dépend du type de polarisation qui s’établit du côté des hautes sphères :
« En pratique, la corrélation entre les deux dimensions est souvent faible ou négative dans les sociétés où l’inégalité face au capital est tellement forte qu’elle permet aux propriétaires de ne pas travailler […]. » (Idem, page 384.)
Or, à l’intérieur même des différentes strates du capital détenu, les revenus qui peuvent en être tirés ne sont pas forcément rattachés à une sorte de pot commun :
« Il faut également noter que l'inégalité des revenus du capital peut être plus forte que l'inégalité du capital lui-même, si les détenteurs de patrimoines importants parviennent à obtenir un rendement moyen plus élevé que les patrimoines moyens et modestes. » (Idem, page 384.)
Nous le voyons : le capital joue constamment le jeu de la différenciation… C'est ce qui le rend si dynamique, paraît-il, et plus sélectif en particulier que le travail. Chez lui, les places sont "chères" :
« La répartition de la propriété du capital et des revenus qui en sont issus est systématiquement beaucoup plus concentrée que la répartition des revenus du travail. » (Idem, page 385.)
Mieux, selon Thomas Piketty :
« Par comparaison, les inégalités face au capital sont toujours des inégalités extrêmes. » (Idem, page 386.)
Réaffirmons-le donc une dernière fois :
« […] l’inégalité des patrimoines est partout et toujours beaucoup plus massive que l’inégalité des revenus. » (Idem, page 387.)
Michel J. Cuny