Débat à peine imaginaire entre Jaurès et Valls
Cette semaine, tandis que les médias parlaient beaucoup de la commémoration du centenaire du lâche assassinat de Jean Jaurès, j’ai eu envie de choisir comme livre de chevet un recueil de ses discours et conférences. Mon attention a été captée par l’actualité de certaines de ses déclarations, en particulier son discours du 24 janvier 1898 devant la Chambre des députés à propos de l’affaire Dreyfus. La situation de l’époque, en dehors de l’affaire Dreyfus elle-même, ressemble étrangement à la nôtre, à un degré moindre puisqu’il n’était pas question de mondialisation et Grand Marché Transatlantique. Nombreux sont ceux qui ont voulu faire parler Jean Jaurès avec leurs propres mots et même le faire voter (quel manque de respect, quelle abomination !). Tout au contraire, j’ai décidé de lui donner la parole, avec un extrait de son discours, à peine modifié (les changements, peu nombreux, sont en caractères italiques) pour un débat sur la politique actuelle avec notre Premier Ministre, Manuel Valls, qui prend le rôle du Président du Conseil d’alors, devant nos députés. La question Dreyfus fait place au problème de la dette et les députés dits de gauche semblent assez divisés sur la politique gouvernementale comme aujourd’hui. Je reconnais avoir dû éviter quelques lignes avant la fin qui ne concernaient que le Capitaine Dreyfus et l’armée.
C’est avec bonheur et respect que je donne la parole à ce socialiste convaincu, Monsieur Jean Jaurès.
A l'Assemblée Nationale.
M. le Premier ministre : - Les députés de gauche sont avec nous, croyez-le bien. Vous le verrez tout à l’heure.
M. X : Où sont-ils donc les députés de gauche qui sont avec vous ?
M. Jaurès : Monsieur le Président de la République, vous vous trompez singulièrement si vous croyez que je veuille rapetisser singulièrement à une attaque à votre gouvernement la conclusion politique et sociale que je voulais tirer de ce débat. Je dis que si, à l’heure présente, toutes les questions, comme la question de la dette, prennent des proportions soudaines et offrent aux gouvernements des difficultés qu’ils ne paraissent pas pouvoir résoudre, c’est parce que la République depuis quinze ans – vous m’entendez bien ? – la République a perdu la pleine possession d’elle-même.
Ecoutez-moi, Messieurs, et vous verrez que ma pensée, à cette heure, est bien au-dessus des querelles secondaires qui divisent les députés de gauche et qu’elle va à la République elle-même.
Je dis que depuis quinze ans, voire plus, la République a commis une faute essentielle, qu’elle a consenti une abdication redoutable :… c’est l’abdication de la République aux mains des puissances financières, des puissances d’argent. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.)
Croyez-le bien, Messieurs, vous ne rencontreriez pas dans l’opinion des soupçons redoutables qui s’amassent autour de la question de la dette, vous ne seriez pas exposés, toutes les fois que vous tentez un pas dans une voie ou dans l’autre, à être assaillis de suspicions, si la République était restée fidèle, depuis son origine, en face des puissances d’argent, à sa pensée première et son programme du CNR.
Croyez-vous que ce qu’on appelle la question de la dette aurait pu naître, qu’elle aurait pu se poser… si la République, défaillant à ses origines et à son devoir, n’avait pas capitulé aux mains de puissances financières internationales, leur livrant ses chemins de fer, sa monnaie, sa Banque Nationale, ses services publics, sa liberté de décider de son budget, parfois sa justice ? (Applaudissements à l’extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche).
C’est parce que le peuple a vu, toutes les fois qu’il s’agissait du maniement de ces grands intérêts économiques ou toutes les fois qu’il s’agissait d’appesantir la main de la justice sur les financiers prévaricateurs et puissants, c’est parce que le peuple a vu la République ou complaisante, ou complice, ou esclave, qu’aujourd’hui…(Vifs applaudissements à l’extrême gauche – Réclamation au centre).
Monsieur le Premier Ministre : Je me demande, Monsieur Jaurès, ce que pourraient dire les ennemis les plus cruels du régime républicain (Vifs applaudissements à gauche et au centre) s’ils représentaient l’histoire de notre Vème République comme l’histoire de la complicité, de la complaisance ou de la servitude. (Nouveaux et vifs applaudissements sur les mêmes bancs.)
Monsieur Jaurès – Monsieur le Premier Ministre, ce n’est pas ma faute si , grâce à la confiance d’un peuple trop de fois trompé, la République que nous continuerons toujours à défendre, mais en l’arrachant aux mains indignes qui la compromettent (Très bien ! Très bien ! à l’extrême gauche), ce n’est pas ma faute si la République a été accaparée et détournée de son esprit et de son œuvre par une classe égoïste. (Applaudissements sur les mêmes bancs).
…/…
Monsieur Jaurès : En conclusion, vous n’avez qu’un moyen de résoudre les questions qui vous pressent, c’est d’aller à la République vraie, à la République du peuple, à la République sociale ! (Vifs applaudissements à l’extrême gauche).