Des démocraties en miettes
La Raison a permis un essor technologique et industriel inédit dans l’histoire de l’humanité. La Démocratie a pu s’établir dans le même temps. Les démocraties s’effritent maintenant car elles ont dû privilégier ce qu’elles pouvaient faire plutôt ce qu’elles devaient faire.
Tout groupe social se caractérise par une hiérarchie afin de se doter d’une possibilité de prise de décision, décisions qui sont toujours finalement arbitraires car les problèmes à résoudre incluent une infinité de composantes, de contraintes, d’aspects, de nuances. La démocratie consiste à faire accepter cet arbitraire par le plus grand nombre.
La démocratie a représenté un espoir puis une libération après des temps dominés par les monarques, les souverains, les dirigeants de toutes sortes. Cet espoir fut satisfait dans les pays occidentaux faisant croire à son caractère universel. Toutefois, pour aller d’un même pas, il faut accepter une direction commune, accepter un cadre commun.
Une contradiction apparut peu à peu lors de l’extension des démocraties. La seule valeur commune pouvant être acceptée à New York, au Bangladesh ou en Patagonie est celle associée aux richesses matérielles, à l’argent, c’est donc le seul lien possible pour tous. La propriété a toujours été individuelle sauf si une vérité immanente tisse un lien entre les individus qui naturellement s’affrontent.
Puisque la seule valeur qui vaille dans les pays occidentaux est désormais l’argent, chacun doit s’organiser pour en gagner le plus possible : le ‘je veux’ prime le ‘je dois’. La lutte des classes était un moyen de fédérer des intérêts pour rendre un groupe social suffisamment fort pour imposer ses vues. L’ampleur de la fédération dépend évidemment du degré et de la qualité du lien transcendant qui fait vivre le groupe. La lutte des classes, mais aussi le divin chrétien, souhaitaient conduire à un monde plus juste, plus égalitaire. Le profane évinçant le sacré, toutes les familles qui se reconnaissaient dans une doctrine ou un divin s’effritent ou se dissolvent. Le totem-argent permet de se débarrasser de toute tutelle basée sur une autorité non-exprimable en valeurs marchandes : le mari, le père, l’enseignant, le prêtre mais aussi le scientifique et l’ingénieur, l’homme, au sens traditionnel, plus généralement.
L’écart des richesses entre démunis et gens aisés peut être théoriquement ajustée par des lois, mais les Nations où elles s’écrivent normalement sont considérées comme désuètes, de plus ce sont évidemment les plus puissants qui écrivent les lois censées lutter contre les inégalités qui leur profitent. Ceci rend plus ou moins dérisoire un tel processus.
Reste donc l’argent, mot qui inspire souvent le mépris non pas par lui même, mais par le tableau que forment ses laudateurs. Il n’est pas nécessaire de le déifier l’argent, la piscine, un monstrueux 4x4, l’accès aux mannequins retraités, les restaurants prestigieux ont un pouvoir d’attraction à eux seuls. La Nation n’ayant plus cours, il est plus aisé de se regrouper par la race, l’ethnie, une secte religieuse, un clan intellectuel, une proximité de quartier, une culture, une absence de culture, le racisme, l’antiracisme, le féminisme, les gays, les pro-riens, les anti-tout… qu’importe… afin d’être ensemble, d’être plus fort. La culture, le savoir, le mérite, la sagesse, la piété, deviennent des antiquailles pas encore complètement inutiles pour paraître mais sans aucune utilité pour être. Chaque clan, chaque communauté sociologique, institue bien entendu sa propre pyramide hiérarchique avec ses privilèges. La forme globale de la pyramide peut être modifiée selon le genre des participants et les externalités, mais pas son existence. Le détenteur de la nouvelle autorité sera en charge, comme l’ancien, de faire preuve de l’arbitraire nécessaire pour organiser le groupe.
Les ethnies ainsi constituées se construisent sur les débris de la Démocratie, de la République et de tous les divins constitués au fil des siècles précédents. Le seul but avoué ou inavoué de chacune des ethnies est de dominer et le seul moyen pour y arriver est de réussir à capter à son profit la fraction la plus importante possible des richesses produites par autrui : la puissance se juge sur le nombre d’assujettis qui accepteront plus ou moins volontairement de vous céder une partie de leur travail.
L’ethnicisation n’est pas une théorie car la notion même de valeur n’a pas de sens dans un monde fragmenté, segmenté en groupes d’intérêt. « Quand on cesse de croire, ce n’est pas pour croire en rien, c’est pour croire en n’importe quoi. ». Aucune transcendance, aucune motivation altruiste, aucun élan égalitaire ne sous-tend essentiellement une ethnie hors le fait que l’union doit faire leur force. La philanthropie individuelle se substitue à l’humanisme, la mendicité prend la place de la générosité, les dons étant plus efficaces pour s’assurer une image positive auprès des masses. L’argent-roi ne crée pas une inégalité plus importante par rapport à celle qui existait du temps du divin, mais il permet l’ascension « de types humains inférieurs » qui refusent de donner une condition d’Hommes à leurs inférieurs.
Le nombre de clans, de sectes, de communautés et plus généralement des groupes d’intérêt peut être augmenté presque à l’infini pouvant donner accès à une sorte d’individualisme inégalitaire. Mais parmi les groupes qui subsistent ou qui naissent, l’un d’entre eux ne peut-il prendre le dessus sur les démocraties éclatées. Un ou plusieurs groupes religieux peuvent s’imposer aux groupes d’intérêt post-démocratiques devenus trop faibles pour résister à la force de conviction de religieux impénitents. Une terrible régression vers la barbarie peut s’ensuivre comme ce qui arrive presque toujours lorsqu’une civilisation se fissure puis s’effondre. Une secte soudée par une valeur faite d’Amour ou de Haine peut s’imposer sur des gravats démocratiques en balayant d’un revers de barbarie ce qui reste de la liberté.
La guerre est déclarée. D’un côté les démocraties parcellisées selon des intérêts immédiats, de l’autre des courants divins animés par une certaine foi. Ces derniers ne seront défaits que si ils perdent leur ferveur au contact des délices portés par leur adversaire, la guerre est une guerre d’Éros (l’Amour) contre Thanatos (la Mort) en quelque sorte du Féminin contre le Masculin.