Dois-je me vacciner ? Discussion à partir de l’exemple du tramway fou
Le célèbre dilemme théorique du tramway fou peut servir de base à une objectivation des motifs de se faire vacciner ou de ne pas se faire vacciner. Rappelons ce fameux dilemme : imaginons que vous soyez le conducteur d'un tramway hors de contrôle qui ne peut que choisir de dévier ou non sa course depuis une voie étroite vers une autre : cinq personnes travaillent sur une des voies et une personne est située sur l'autre.voie La voie prise par le tramway entraînera automatiquement la mort de la ou des personnes qui s'y trouvent. Dans le cas général ,vous ignorez tout de ces personnes.
A partir de cet exemple, il est possible de classer les catégories de motivations d'agir ou de ne pas agir en partant de l'intérêt général et en descendant graduellement vers l'intérêt personnel. Examinons le dilemme de la vaccination à partir du dilemme du tramway fou.
D'abord sous l'angle de l'intérêt général...
Critère n°1 - L'utilité sociale de l'acte
Dans le cas du tramway, le point de vue utilitariste affirme que le conducteur doit obligatoirement choisir la voie occupée par une seule personne. Un mort est préférable à cinq morts. On pourrait objecter que le cerveau humain peut faire mieux qu'un simple calcul de ce type.
L'utilitarisme peut se montrer plus fin s'il se positionne sur la question de la perte des chances. Par exemple, vous avez cinq personnes très âgées sur une voie et une personne jeune en bonne santé sur la seconde voie. Vous pouvez alors vous appuyer sur cette théorie pour sacrifier les vieux et sauver la jeune personne. La perte des chances (durée de vie, accès au bonheur, se rendre utile à la société...) est beaucoup plus considérable, a priori, pour les jeunes que pour les vieillards.
Pour la vaccination, l'utilitarisme peut, sur la base de calculs d'intérêt social, prôner la vaccination des personnes les plus contagieuses pour réduire les contaminations ou aller plus loin et poser le principe de la vaccination générale de toutes les personnes qu'elles soient ou non à risques majeurs. Cela est défendable mais cela revient à se limiter à un calcul arithmétique. L'être humain n'est-il motivé que par l'arithmétique ?
Le choix peut dépasser le simple raisonnement d'une calculette car notre esprit est pétri de valeurs civilisationnelles et morales. Il a aussi intégré les lois de son pays.
Critère n°2 - Le comportement social de la personne
Ici, l'intérêt général est toujours le critère principal mais on ne se limite plus à faire des comptes. On souhaite mettre en avant les valeurs civilisationnelles. Dans le cas des accidents catastrophiques, la société peut, par exemple, estimer que la priorité doit être donnée à la vie des femmes par rapport à celles des hommes. Rappelons que jusqu'au vingtième siècle (dans le cas du naufrage d'un paquebot par exemple) on criait "les femmes et les enfants d'abord !" Les hommes étaient évacués après les femmes et les enfants, et le capitaine mourait en tout dernier en coulant avec son navire. UBeaucoup de sociétés privilégient les anciens par rapport aux jeunes (sociétés traditionnelles).
Dans tous ces exemples, les valeurs collectives de la société l'emportent sur le simple calcul utilitariste. En France, la protection des personnes âgées et des personnes fragiles a été posée comme une priorité. C'est ainsi que le critère 2 a d'abord primé. Puis, la politique de vaccination générale a semblé céder au critère 1, celui de l'utilitarisme et de l'intérêt du plus grand nombre, pour des raisons économiques essentiellement et pour ne pas trop entraver les libertés.
Critère n°3 - La légalité
Dans le cas du tramway, si vous agissez en faveur du plus grand nombre de personnes, vous risquez d'encourir un procès pour triple meurtre. Bien entendu la justice adaptera la peine en fonctions des circonstances mais votre sort sera lié au jugement du jury. Si vous n'agissez pas, vous n'allez pas contre la loi. On ne pourra pas vous poursuivre pour non-assistance à personne en péril puisque dans les deux cas de figure des personnes allaient mourir.
En ce qui concerne la vaccination, vous pouvez vous référer à la loi qui ne la rend pas obligatoire. Vous pouvez aussi invoquer des principes supérieurs à la loi comme la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui dit que votre liberté a pour limite le respect des autres. L'interdiction de nuire est une limite à votre totale liberté. A ce titre, vous pouvez vous faire vacciner si vous estimez que vous mettez en danger d'autres personnes. Comme nous pouvons le voir, les deux attitudes sont légales. C'est au cas par cas que le citoyen doit apprécier la situation.
Sous l'angle de la vie personnelle et privée...
Critère n°4 - L'altruisme sélectif
Reprenons le cas du tramway et imaginons que la personne isolée sur une des voies soit un membre de votre famille ou un ami et que les cinq autres personnes vous sont inconnues. Vous serez motivé par la nécessité de sauver votre proche. Il s'agit ici d'un choix humain, personnel. Vous vous ficherez totalement de l'utilitarisme, des valeurs sociales voire même de la loi : vous sauverez votre fils, votre mère (comme Albert Camus...), votre ami...
Dans le cas de la pandémie, vous vous ferez peut-être vacciner pour épargner la santé de vos proches fragiles ou de personnes fragiles que vous fréquentez de près dans le cadre de votre métier.
Critère n°5 - La considération de sa propre personne
Cas du tramway : vous refusez d'agir pour ne pas avoir un acte sur la conscience. Vous dites : les choses devaient être ainsi ou bien "je ne connais pas bien toutes les conséquences si j'agis. En effet, je peux sauver cinq salauds et faire périr un homme bon. Dans le doute, je m'abstiens." Je préserve ainsi ma santé mentale de la culpabilisation et des remords.
Je peux choisir de ne pas me faire vacciner si (exemple) j'ai 25 ans et que je suis en parfaite santé. Je ne suis pas soumis à une obligation légale (sauf exception en France pour les soignants et autres cas). De plus, je respecte tous les gestes barrières et je me tiens éloigné des personnes à risques. Je suis dans mon droit d'attendre un vaccin plus adapté par exemple. Mon comportement n'a rien d'immoral et un politicien qui hurlerait sur moi pour me faire passer pour une personne indigne ne ferait que se rendre ridicule. Ledit politicien obéit à des intérêts qui ne sont pas les miens (le souci des échéances électorales ou autre motif qui ne me concerne pas à titre personnel).
Je peux aussi me faire vacciner pour ma propre santé (intérêt très légitime). Je peux le faire pour avoir une totale liberté d'aller dans les bars, les restaurants, les lieux de loisirs (intérêt moins légitime et moins vital).
Faire un choix pour sa propre personne n'est pas en soi un acte égoïste, c'est un acte très raisonnable. "Charité bien ordonnée commence par soi-même", "Aide-toi, le Ciel t'aidera", dit la sagesse populaire. Mais l'instinct de survie est aussi un bon soutien.
Cependant, l'intérêt personnel peut se muer en égoïsme si mes motivations sont tournées uniquement vers la consommation de loisirs parce que je ne tolère pas les frustrations et les privations. Si, de plus, ce comportement égoïste devient répandu, le gouvernement peut l'utiliser à des fins de vaccination quasi forcée dans une vision utilitariste. Je peux être en quelque sorte complice d'une politique de discrimination. Je peux même devenir un prosélyte sectaire en imposant mon point de vue (qui coïncide avec celui du pouvoir) à toute personne non vaccinée, lui faire la morale. C'est ici un travers égoïste et qui marque une forme d'intolérance ainsi qu'un manque de respect de la pensée d'autrui, qui a ses propres raisons, sa propre capacité de jugement, ses propres opinions. Vouloir convaincre autrui à tout prix, c'est vouloir le vaincre en le poussant à céder, le priver de son libre consentement. L'usage de la force psychologique ou de la contrainte n'est pas respectueux de l'être humain.
En conclusion, cette méthode permet de lister des critères neutres et assez larges pour permettre de faire un choix en conscience. Il permet d'épurer la réflexion de tout ce qui la parasite inutilement : les opinions (politiques, religieuses), la pression sociale, les émotions négatives (la peur, la honte, la révolte...), mon humeur et mes travers de caractère, l'égotisme (le désir de mettre en avant son ego), pression du Pouvoir, discussions sans fin sur les chiffres et les courbes, etc.
La méthode n'est pas parfaite ni absolue. Elle mériterait un développement sur la notion de consentement (dans quelles conditions est-il possible ?) et sur les façons d'appréhender la réalité au milieu de tout ce qui est affirmé de part et d'autre. Donc, je l'admets, cette méthode est insuffisante (mais non point inutile). Elle peut aussi servir de point d'appui à une discussion saine et démocratique.