vendredi 15 octobre 2010 - par Paul Villach

Entre Ryan Air et les retraites, l’État de droit élastique du maire de Marseille

 Pour le pouvoir, la belle idée d’État de droit, on le sait, est à géométrie variable. Quand le droit lui est favorable, il l’applique avec rigueur ; quand il lui est contraire, il cherche à s’y soustraire. Le pouvoir tolère mal d’être bridé par le droit. Mais il est rare d’entendre un homme politique le dire ouvertement, comme vient de le faire, sans même peut-être s’en apercevoir, M. Gaudin, maire de Marseille.

Interviewé au cours du journal de 13 heures de France Inter, jeudi 14 octobre 2010, il était interrogé en particulier sur deux questions d’actualité : le départ de la compagnie à bas coûts Ryan Air de l’aéroport Marseille-Provence et le mouvement d’opposition à la réforme des retraites qui a pris de l’ampleur, mardi 12 octobre (1).
 
Le cas de Ryan Air : changer le décret 
 
La compagnie aérienne Ryan Air a, en effet, décidé de supprimer son siège de Marseille à la suite de sa mise en examen, le 27 septembre dernier, sur plainte de l’UNAC (Union des navigants de l’aviation civile), du SNPL (Syndicat national des pilotes de ligne) et de la Caisse des retraites des navigants. Bien qu’exerçant en France, ses salariés relevaient de la loi irlandaise en dépit d’un décret du 21 novembre 2006 qui soumet les personnels navigants des compagnies étrangères installées en France au droit français. Il lui est donc reproché en particulier un prêt et un emploi illicites de main-d’oeuvre et de personnel navigant et un défaut d’affiliation à la caisse de retraite du personnel navigant.
Interrogé, M. Gaudin a dit tout le mal qu’il pensait de ce décret qui interdisait, selon lui, de faire ce qui se faisait en Europe. En raison des conséquences économiques et sociales qu’il prévoit comme désastreuses, soit « à peu près un milliers de chômeurs  », il a dénoncé le « comportement irresponsable  » des syndicats qui ont porté plainte. Et à la journaliste qui lui a rappelé qu’ils n’avaient fait que « demander l’application de la loi  », il a répondu : « Mais l’application de la loi, il me semble qu’il doit falloir modifier cela !(…)  Eh bien ! Changeons le décret ! ».
Il est intéressant d’observer comme M. Gaudin a pris soin de ne surtout jamais expliciter l’intérêt particulier que Ryan Air avait de déclarer son personnel en Irlande et non en France : il a usé de deux leurres. Il a veillé d’abord à masquer cet intérêt sous un euphémisme : « C’est incroyable, s’est-il écrié, que dans tous les pays européens Ryan Air puisse exercer ses activités et qu’on ne puisse pas le faire sur le territoire national.  » Puis il a employé les pronoms personnel ou démonstratif, restés indéfinis faute de références précises, pour éviter toute explicitation trop gênante du choix de Ryan Air : « En France on ne peut pas le faire parce qu’un décret a décidé cela alors que ça se fait partout en Europe  » - « puisque ça se fait partout, dans les autres pays européens, ça doit pouvoir se faire aussi en France. »
On sait malheureusement que, selon Freud, le "ça" désigne les pulsions inconscientes de l’individu qui cherchent à s’exprimer coûte que coûte mais que le "surmoi" des règles de la civilisation tend à domestiquer ou à réprimer pour rendre possible la vie sociale.
 
Le cas de la réforme des retraites : respecter la loi
 
Quelques minutes plus tard, en revanche, M. Gaudin s’est montré fermement attaché au respect de la loi. Interrogé sur le mouvement croissant d’opposition au projet gouvernemental de réforme des retraites, il a rappelé que « dans ce pays, c’est encore au Parlement à faire la loi, ça n’est pas aux syndicats ni même à la rue de décider. Nous sommes dans un État de droit, » a-t-il insisté. Nul ne saurait contester ce partage des fonctions en démocratie, mais à trois réserves près.
1- En premier lieu, il n’appartient à personne de décider de changer la loi qui dérange pour n’appliquer que celle qui arrange.
2- En second lieu, « la rue  » dont parle M. Gaudin, est une métonymie répulsive et méprisante pour désigner un des usages par manifestation publique de la liberté d’expression qui est un droit fondamental reconnu par l’article 11 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, intégrée à la Constitution française de 1958.
2- En troisième lieu, cette même déclaration des droits de l’Homme et du citoyen reconnaît dans son article 2 comme « droits naturels et imprescriptibles de l’homme  », outre « la liberté, la propriété (et) la sûreté  », « la résistance à l’oppression. » Une réforme des retraites qui est perçue comme profondément injuste, peut conduire les citoyens à se prévaloir de ce dernier droit. 
Un gouvernement ne se doit-il pas de les entendre quand par millions ils manifestent calmement leur opposition à ce projet jugé non seulement contraire à leurs intérêts mais susceptible de menacer le contrat social fondé sur une réciprocité de droits et de devoirs ?
 
M. Gaudin s’est-il rendu compte que dans le cas de Ryan Air, il revendiquait le droit de changer, comme bon lui semble, le décret qui dérange, et que, dans celui de la réforme des retraites contestée, il exigeait de ses opposants un respect unilatéral de la loi en écartant des droits qui en pondèrent pourtant l’application ? Du moins a-t-il offert une nouvelle occasion de méditer sur l’analyse de Pascal : « La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique (…) Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste soit fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » Les opposants à la réforme injuste des retraites savent donc ce qu’il leur reste à faire.
 
Paul Villach
 
(1) Extrait du Journal de 13 heures, le jeudi 14 octobre 2010 : Interview de M. Jean-Claude Gaudin, Maire de Marseille
«  Claire Servajean .- Vous avez vivement protesté hier soir quand vous avez appris que Ryan Air avait fermé son unique base en France, celle de Marseille. Vous avez même accusé les syndicats d’un comportement irresponsable. Pour quelles raisons ?
Jean-Claude Gaudin .- Absolument ! On ne peut que déplorer l’attitude des syndicats qui ont poussé l’entreprise irlandaise hors du territoire français. Ce comportement irresponsable va conduire l’aéroport de Marseille-Provence dans une impasse, comme nous la connaissons hélas ! aussi sur le grand port maritime de Marseille. C’est incroyable que dans tous les pays européens Ryan Air puisse exercer ses activités et qu’on ne puisse pas le faire sur le territoire national. Cela va engendrer à Marseille à peu près un millier de chômeurs entre ceux qui travaillent directement et les emplois induits. L’aéroport de Marseille-Provence était hissé à la première place des destinations low-cost d’Europe avec un million et demi de passagers par an. Rendez-vous compte le désastre que c’est, quoi !
C. S .- Jean-Claude Gaudin, on ne peut tout de même pas reprocher aux syndicats de demander l’application de la loi ?
J.-C. G. .- Mais l’application de la loi, il me semble qu’il doit falloir modifier cela ! J’ai d’ailleurs entendu ce matin Mme le ministre de l’économie s’étonner un peu du fait qu’en France on ne peut pas le faire parce qu’un décret a décidé cela alors que ça se fait partout en Europe. Eh bien ! Changeons le décret ! Ce qui compte pour moi à Marseille, ce sont les emplois et l’activité économique. Or on est en train de nous ruiner au nom d’une idéologie, on est en train de nous ruiner la ville de Marseille, c’est inacceptable !
C. S. .- Vous allez donc demander au gouvernement de Nicolas Sarkozy de revenir sur le décret ?
J.-C. G. .- J’espère d’abord que le gouvernement effectivement observera que, puisque ça se fait partout, dans les autres pays européens, ça doit pouvoir se faire aussi en France.
C. S. .- Jean-Claude Gaudin, c’est à Marseille que le mouvement contre la réforme des retraites est le plus dur en ce moment, est-ce que là aussi vous mettez en cause les syndicats ?
J.-C. G. .- Oh ben ! Écoutez, effectivement ce que le gouvernement fait pour les retraites, il faut absolument le faire. C’est très courageux de la part du gouvernement et du président de la République de l’avoir initié. Sinon nous n’aurons plus de retraites par répartition. Tout le monde le sait. Alors nous dire que l’on peut passer à 62 ans en échelonnant jusqu’en 2018, avec les efforts que le Sénat a fait cette semaine pour les femmes qui ont interrompu leur travail pour élever leurs enfants, pour les familles qui ont des enfants handicapés, le gouvernement à la demande du Sénat a fait tous ces efforts, ça représente 3 milliards et demi d’euros par an. Il semble quand même que les syndicats devraient comprendre que sinon nous n’aurons plus de retraite par répartition.
C. S. .- Jean-Claude Gaudin, pour vous, le Sénat est allé au bout de ce qu’il pouvait proposer ?

J.-C. G. .- Je pense qu’effectivement, le Sénat a fait un très bon travail. D’ailleurs nous avons déjà voté effectivement l’âge de la retraite à 62 ans et le reste aussi. Le débat continue et continuera sans doute jusqu’à la fin de la semaine ou peut-être au début de la semaine prochaine. Bon, mais en fait quand même dans ce pays, c’est encore au Parlement à faire la loi, ça n’est pas aux syndicats ni même à la rue de décider. Nous sommes dans un État de droit. Comme cela s’est fait hier avec Mme Ségolène Royal. On n’appelle pas en plus les gosses à descendre dans la rue pour leur retraite dans 50 ans. 
C. S. .- Vous ne pensez pas tout de même, Jean-Claude Gaudin, que compte tenu de la tension qui monte dans le pays il serait temps que le Sénat marque peut-être une pose dans ses discussions ?
J.-C. G. .- Non, non ! Sûrement pas ! Le Sénat ira jusqu’au bout de son ordre du jour, l’essentiel ayant été voté. Et les sénateurs ne sont pas soumis, comme dirais-je ? à cette pression syndicale. D’ailleurs, il y a les gens qui manifestent, c’est vrai, mais il y a ceux qui ne manifestent pas aussi, et qui savent très bien que le gouvernement et le président de la République ont eu raison et ont eu le courage de proposer une réforme, ce que les Socialistes n’avaient jamais fait. Quant aux leçons qu’on nous donne, lorsque M. Mauroy a décidé souverainement la retraite à 60 ans , il l’a fait par ordonnance, il risquait pas d’avoir consulté le Parlement.
C. S. .- Jean-Claude Gaudin, vous qui êtes un proche de Nicolas Sarkozy puisque vous êtes encore allé à Rome avec lui, est-ce que vous le sentez inquiet de la situation ?
J.-C. G. .- Je crois que le président de la République est habitué à être largement agressé, brocardé et qu’il n’a pas beaucoup de soutiens dans la presse ou dans les médias français. Il est clair que ce qu’il fait, ce qu’il a souhaité, c’est parce que nous ne pouvons pas faire autrement. Comment on ferait en 2018 avec 42 milliards de déficit justement dans ce domaine des retraites ? Allons, la sagesse impose ce que fait le président de la République et je suis très heureux, moi, de lui apporter tout mon soutien.
C. S . .- Une dernière question, Jean-Claude Gaudin : depuis ce matin, il y a un blocage total des raffineries. Est-ce que dans ces conditions, vous demandez une intervention des forces de l’ordre ?
J.-C. G. .- Vous savez, j’espère qu’une solution sera encore trouvée d’ici là. Il est clair aussi que quand la pénurie d’essence va atteindre nos concitoyens et nos compatriotes, ça changera, parce qu’il n’y a aucune raison que là encore une poignée de syndicats empêche le déchargement effectivement du pétrole dont on a besoin. Allez ! Que ceux qui sont en train d’essayer de mettre le feu pensent aussi qu’en 1968, les conséquences ont été terribles pour ceux qui essayaient de mettre le feu.
C. S. .- Vous pensez même à mai 68 dans l’état actuel des choses ?
 J.-C. G. .- Absolument ! Mais il y a eu des élections après. Et ces élections ont donné une forte majorité à l’Assemblée nationale de ceux qui n’avaient pas beaucoup apprécié les grèves. Ceux qui font grève doivent immédiatement penser aussi que dans l’opinion publique, certains considèrent qu’il y en a peut-être un peu assez. D’ailleurs, d’après les renseignements que nous pouvons avoir, y a certains endroits, la grève commence déjà à s’essouffler. C’est le bon sens !
C. S. .- Merci Jean-Claude Gaudin, merci beaucoup d’avoir été en ligne avec nous…
J.-C. G. .- Je vous en prie, bonne journée !
C. S. .-sur l’antenne de France-Inter, merci !
J.-C. G. .- Merci beaucoup !  »
 


6 réactions


  • Daniel Roux Daniel Roux 15 octobre 2010 12:29

    Cette vieille droite bien réactionnaire qui remet les pendules à l’heure en dévoilant son vrai visage d’exploiteur cynique.

     Gaudin ne désavouerait pas l’article de Lexington « les syndicats nuisent à la croissance » de ce jour.

    Le rêve de cette droite, c’est le modèle Chinois. Un capitalisme débarrassé de la démocratie, des syndicats, du droit social et des élections.

    Faites attention à ne pas vous trompez en votant la prochaine fois.


  • TSS 15 octobre 2010 14:52

    Ryanair ne devrait plus exister ,cette société ne vit qu’en escroquant les subventions

    européennes... !!


  • ZEN ZEN 15 octobre 2010 15:06

    Un bien brave homme, pourtant, MrO.Leary, la patron de Ryanair...très social et tout et tout... smiley


  • Michel DROUET Michel DROUET 15 octobre 2010 18:22

    M. Gaudin se prosterne devant les entreprises pirates comme il s’est prosterné devant le pape la semaine dernière.
    C’est une habitude.


  • L'enfoiré L’enfoiré 15 octobre 2010 19:58

    Voila un article qui me plait.
    Nous en savons aussi quelque chose par ici à Charleroi.
    Charleroi est dans une région en voie de redressement. Faut pas oublier.
    Les autorités sont prises entre deux feux. Entre la volonté de garder les emplois dans la région et l’envie d’attaquer la société low-cost.
    Les tentions ont été très souvent maintenues à la limite de l’acceptable.
    Quand on est pris par les barbichettes, on ne sait plus où on arrive.
    Je ne connais pas quel sont les cas spécifiques de Marseille, de Carcassonne, de Venise...
    J’ai assez parlé du low-cost. Je n’y reviens pas.
     smiley


  • Dominitille 15 octobre 2010 20:41

    Entre voyager avec Ryan Air et rester chez moi, je reste chez moi.


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