dimanche 11 février 2018 - par Daniel Salvatore Schiffer

Entretien avec l’avocat François Dessy - Plaidoyer pour une justice humaniste

ENTRETIEN AVEC L’AVOCAT FRANCOIS DESSY

PLAIDOYER POUR UNE JUSTICE HUMANISTE

 

Membre de l’Union Internationale des Avocats et d’Avocats sans Frontières, ardent défenseur des droits de l'homme et pourfendeur de la peine de mort, François Dessy offre, dans un livre intitulé « Défendre »*, ses conversations avec un ténor, au XXe siècle, du barreau français, Paul Lombard, qui y évoque ses dossiers les plus célèbres : le petit Grégory, les affaires Ranucci, Fourniret et Kerviel. Homme de lettres et amateur d’art, il y parle aussi de la succession de peintres tels que Bonnard, Chagall, Picasso et Matisse.

 

Daniel Salvatore Schiffer : Le brillant avocat que vous êtes publie un livre intitulé « Défendre ». Vous y léguez à la postérité une série de conversations, étalées sur trois ans, avec une grande figure, au XXe siècle, du barreau français, Paul Lombard, décédé le 15 janvier 2017 (né le 17 février 1927). D’où vous est venue l’idée de consacrer un livre, sous forme de dialogues, avec ce monument, en matière de droits de l’homme, qu’est maître Lombard ?

François Dessy : Deux générations me séparent de Paul Lombard. Sa vie m’était inconnue. Mais un livre et une affaire m’ont rattaché à lui : le livre de Gilles Perrault, « Le pull-over rouge », et l’affaire Fourniret. Autant les crimes de celui que l’on surnommait « l’ogre des Ardennes » étaient abominables, autant les plaidoiries de Paul Lombard, lors de ce procès, étaient impressionnantes de justesse et de persuasion. Les articles dithyrambiques qui s’ensuivirent rappelèrent les principaux faits d’armes de cet extraordinaire plaideur, le plus célèbre de France avant l’ère Badinter. Je me suis donc procuré son chef-d’œuvre littéraire, « Mon Intime Conviction », ainsi que ses vingt-cinq autres livres, afin de mieux pénétrer soixante ans d’une vie dédiée à la Justice, où s’est parfois écrit le sens de l’Histoire.

D.S.S. : Quels furent ces faits d’armes, ses principaux combats ?

F.D. : Paul Lombard est, comme je le qualifie, « l’homme aux quatre vies » : une vie judiciaire ; une vie littéraire ; une vie d’amateur d’art ; l’avocat des grandes affaires criminelles, qui ont secoué, pendant plus d’un demi-siècle, la France.

D.S.S. : Pouvez-vous préciser, entrer plus dans le détail ?

F.D. : Paul Lombard a défendu les hommes, certes, mais aussi les arts et les lettres. Il a publié une importante anthologie de la poésie. Son œuvre écrite a été couronnée, sur le plan littéraire, par le prix Fémina, ainsi que deux prix de l’Académie française. Il a été l’avocat et ami du peintre Balthus comme du sculpteur César. Il s’est occupé de la succession d’artistes aussi réputés que Bonnard, Chagall, Picasso, Matisse ou Mata, mais aussi des affaires du galeriste Aimé Maeght, etc. Sur le plan pénal, il a été l’avocat de Christian Ranucci, du petit Grégory (Vuillemin) de Michel Fourniret, de Jérôme Kerviel, etc. Mais la liste de ses clients est trop longue pour que je l’énumère ici.

LE SENS DE L’HISTOIRE

D.S.S. : Quel est le sens ultime de ce livre d’échanges avec maître Lombard ?

F.D. : Ce livre s’inscrit dans le sillage de deux de mes précédents ouvrages : l’un écrit avec cet autre célèbre avocat qu’était Jacques Vergès et l’autre avec l’ancien Ministre des Affaires Etrangère de François Mitterrand, mais qui fut aussi un important avocat, Roland Dumas. Ces livres poursuivent un double but : premièrement, scruter sous la « robe de maille », voir « le chevalier » derrière l’armure, et parfois le défaut de la cuirasse ; deuxièmement, voir en quoi ces hommes ont marqué le cours de l’Histoire.

D.S.S. : Qu’entendez-vous par là ?

F.D. : La question que je me pose ici, qui m’intrigue et me fascine, est la suivante : dans quelle mesure l’histoire judiciaire d’une personne rejoint-elle la grande Histoire ! 

D.S.S. : Avez-vous, concernant cette incidence de l’action d’un individu sur le sens de l’Histoire, des exemples concrets ?

F.D. : Jacques Vergès bataillant au cœur des procès faits au FLN durant la guerre d’Algérie : confronté, sous l’Etat d’urgence, à la partialité des juges militaires, il fut, par son retentissement médiatique en France, un des acteurs de la révolution algérienne, jusqu’à l’indépendance, ratifiée par De Gaulle.

D.S.S. : D’où, telle une conséquence logique, la volonté d’écrire ce genre de livres à deux voix, dont celui, dernièrement, avec Paul Lombard ?

F.D. : Exactement ! L’incidence de certains procès sur l’Histoire m’est apparue évidente. Partant de ce postulat selon lequel certaines affaires impactes l’avenir, qu’une œuvre de justice peut s’avérer le ferment d’un changement salutaire pour les sociétés, comme un aiguillon pour le progrès de l’humanité, j’ai alors voulu rencontrer Paul Lombard. Ainsi y ai-je puisé, au cours de nos échanges, cette vérité première, fondamentale pour tout avocat digne de ce nom : on peut donner « du sens au malheur » comme le disait, très justement, Jacques Vergès !

D.S.S. : Pouvez-vous approfondir cette idée ?

F.D. : Un crime, par sa nature ou par la manière dont est conduit le procès qui est censé le juger, tend à mettre en relief l’évolution de la société. Le crime dit ce qui ne va pas et se doit d’être changé dans le monde. Une affaire criminelle peut mettre également le doigt sur un dysfonctionnement sociétal, sur les carences et injustices de notre société.

D.S.S. : Quels procès illustrent, plus particulièrement, cette idée ?

F.D. : Une multitude ! Chaque affaire est discutée, dans ces conversation avec maître Lombard, pour la trace, souvent indélébile, qu’elle a laissé dans le temps, plus que pour en rappeler les péripéties ou le déroulement. En quoi a-t-elle modifié le cours de l’histoire ? Cette question fut, sans discontinuer, le fil conducteur des vingt-cinq chapitres consacrés aux grandes affaires de sa vie.

D.S.S. : Par exemple, encore une fois ?

F.D. : Le drame du stade du Heysel, à Bruxelles, dessine en filigrane, induit l’après Heysel : le pas accompli en matière de sécurisation des gradins, la violence jugulée dans les tribunes. L’affaire du petit Grégory entraîne, en France, la création de l’institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale afin de doter les enquêteurs de nouvelles compétences techniques. Elle pose déjà, de surcroît, la question de la solitude du juge d’instruction vingt ans avant l’affaire d’Outreau. En ce qui concerne l’affaire Kerviel, elle montre la faillibilité du système bancaire, à dominante spéculative, mais également la déconnection du système, par rapport à la réalité socio-économique, et donc, dans la foulée, celle du « trader » lui-même. Autant de faits concrets qui sonnent la fin d’un certain monde !

CONTRE LA PEINE DE MORT

D.S.S. : Votre livre, « Défendre », traite abondamment d’autres questions essentielles au sein de nos sociétés modernes et démocratiques. Parmi elles, celle de l’avortement, mais aussi de la peine de mort !

F.D. : Effectivement ! Paul Lombard était déjà intervenu, bien avant la loi Veil, dans des affaires d’infanticides, nombreuses à l'époque des premiers tâtonnements de la contraception. Des étudiantes recouraient clandestinement aux services d’une « faiseuse d’ange ». Des jeunes femmes étaient brisées parce que, d’un point de vue religieux, moral et légal, extraire un fœtus vivant équivalait alors - aussi absurde cela puisse-t-il sembler aujourd’hui - à tuer ! Ces procès ont montré qu’il était urgent de légiférer. Ils ont aussi suscité le fameux manifeste des « 343 salopes », puis un important débat à l’Assemblée Nationale : débat qui a abouti à la loi Veil, promulguée le 17 janvier 1975, légalisant - ou plutôt dépénalisant - l’avortement.

D.S.S. : Il y eut ensuite aussi, en France, l’historique débat sur la question de la peine de mort, portée par Robert Badinter, jusqu’à ce que François Mitterrand, élu à la Présidence de l’Etat, l’abolisse, le 18 septembre 1981, après un célèbre plaidoyer, à l’Assemblée Nationale, de ce même Badinter, alors Garde des Sceaux (Ministre de la Justice) !

F.D. : Oui. Cela est parti, en réalité, de l’affaire Ranucci, accusé d’avoir tué une enfant de 8 ans. Son procès a constitué une énorme caisse de résonnance, comme un révélateur de l’état de la conscience sociale face à la peine capitale. Paul Lombard redoutait une sentence de mort. Le Ministère Public l’avait requise. Les jurés y souscrivirent. Valéry Giscard d’Estaing, alors chef de l’Etat, refusa, malgré le doute sur la réelle culpabilité de Ranucci, de lui accorder la grâce présidentielle. Il finit donc, le 28 juillet 1976, sur l’échafaud, guillotiné. Mais, au-delà du déchaînement des passions haineuses observé durant le procès, cette affaire Ranucci témoignait déjà, à l’époque, d’un léger frémissement humaniste, de l’amorce d’un changement positif qui sera opéré dans l’esprit des juges, et d’une minorité rangée derrière Badinter dans ce dur combat, bien qu’il ne fût pas encore « politisé » à ce moment-là, puisque c’était bien avant la campagne présidentielle de Mitterrand. Ce combat avait déjà débuté avec les vibrants plaidoyers abolitionnistes de Victor Hugo, Condorcet, Beccaria, Gambetta : autant de penseurs, d’intellectuels et d’humanistes dont Paul Lombard, fut, en tant que pourfendeur de la peine capitale, l’estimable et digne successeur !

D.S.S. : La plaidoirie de maître Lombard contre la peine de mort force le respect, en même temps que la description de la décapitation de Ranucci, condamné à la guillotine, saisit la conscience d’effroi tout autant que de honte !

F.D. : La plaidoirie de Lombard est devenue un modèle, un classique du genre, reprise dans toutes les anthologies du verbe judiciaire. Se fondant sur cette émouvante plaidoirie de Lombard, Badinter s’est également servi de cette incertitude sur l’affaire Ranucci, de l’hypothèque de vérité non levée, pour conforter son propre plaidoyer contre la peine capitale, susceptible d’assoir définitivement une erreur judiciaire. L’affaire Ranucci a été significative, et fait désormais partie de celles qui permettent aux avocats, aux juges comme aux jurés, de jouer leur plus beau rôle en accomplissant ce que Malraux appelle, dans ses « Antimémoires  », la part divine de l’homme : « son aptitude à remettre en cause, à questionner le monde afin de le rendre meilleur ». Un monde, comme le souhaitaient Lombard et Badinter, sans ce crime étatisé, sans cet assassinat légalisé qu’est la peine de mort.

D.S.S. Le retour à cette inhumaine, rétrograde et odieuse peine de mort, indigne de toute civilisation digne de ce nom, est hélas cependant réclamé, à l’heure actuelle, dans certains pays ou par certains leaders politiques !

F.D. : C’est malheureusement vrai ! La restauration de la peine de mort est aujourd’hui souhaitée, en France, par les dirigeants d’un parti tel que le Front National, l’extrême droite en général, en représailles au terrorisme, comme lors des attentats de Charlie Hebdo ou du Bataclan. Erdogan, actuel Président de la Turquie, réclame, lui aussi, le retour à la peine de mort pour ses opposants les plus aguerris. C’est dire si le combat pour l’abolition de la peine capitale est loin d’être terminé ! Mais il ne tient qu’à nous de le livrer, avec lucidité, détermination et courage. A cet égard, accepter de répondre au sang par le sang – « œil pour œil, dents pour dents » comme le clamaient autrefois certaines lois, c’est faire courir le terrible risque de raviver les passions humaines les plus néfastes, de rouvrir les fractures les plus dangereuses, de semer l’intolérance et la discorde, pour faire le lit de tous les extrémismes politiques et fanatismes religieux. C’est là un grave et préjudiciable recul de la civilisation ! Jamais il ne faut céder à l’ancestrale loi du talion ! Shelley, célèbre poète romantique, s’est un jour exclamé, à juste titre : « les poètes sont les législateurs non reconnus du monde ». Sans doute aurait-il pu y inclure, à raison là aussi, certains avocats !

LECON DE VIE

D.S.S. Que vous ont apporté ces passionnants échanges avec un homme de la trempe de Paul Lombard, humaniste des temps modernes ? Y a-t-il là pour vous, fort de cette expérience unique, une leçon de vie à tirer ?

F.D. : Au rang de ces précieuses leçons de vie, voici ce qu’il m’a un jour dit, alors que nous étions en tête-à-tête : « A chaque épreuve, n’attendez jamais la compassion d’autrui : seules quelques âmes tendres par amitié, amour ou charité, vous seront fidèles. Les autres nourriront votre malheur. Retenez vos pleurs, cachez vos plaies : les hyènes mordent ceux qui saignent, les loups dévorent ceux qui crient, à moins que ce ne soit avec eux. » Ces mots, je les dirai à mes enfants lorsqu’ils essuieront leurs premiers échecs : faire confiance à soi pour vaincre l’adversité, mais se sentir aussi responsable d’autrui.

D.S.S. : Que vous a encore transmis Paul Lombard, outre cette sagesse de vie, au fil de ces fécondes conversations ?

F.D. : Il m’a aussi légué l’amour du beau, des arts, grâce auxquels on perçoit le monde différemment, bien que sans jamais lui dénier sa part d’ombre. L’art pour détendre, apaiser ou révolutionner le regard ! Il y a maintenant à l’œuvre, chez moi, une sorte de ferveur vitale, acquise avec la conscience que ce l’on fait grandit l’homme… qu’il n’y a pas de petites choses, combats ou dossiers, qui n’aient leur grandeur, leur nécessité propre en vue d’un monde meilleur. Lombard, à ce titre, ne disait pas autre chose que Voltaire : « un moucheron fait plus de bruit qu’un lion endormi ». Il ne faut pas nécessairement faire de la politique, ni être dépositaire d’un mandat particulier, pour contribuer au progrès du bien général, sinon de l’espèce humaine. C’est cela l’immense, précieux et riche enseignement existentiel de Paul Lombard : une leçon d’humanisme, avec, comme clé de voûte de semblable éthique, le souci de l’Autre !

D.S.S. : Et votre conclusion personnelle ?

F.D. : Elle s’avère en parfait accord avec l’esprit et la lettre de Paul Lombard. Je le cite : « Je ne crois pas aux générations. Je crois en l’être humain. Si je devais donner un seul conseil à un enfant de ce siècle, je lui demanderais, amicalement, de ne pas se conformer à son époque. Je lui dirais affectueusement, en toute humilité : montrez-vous au monde tel que vous êtes, rien n’exige autant de courage. S’il se destinait au barreau, j’ajouterais : les avocats ont bien des défauts, mais ce sont ceux que l’on retrouve toujours au rendez-vous des libertés menacées. Chaque fois qu’un homme est à défendre, un avocat se lève. » Paroles admirables !

*Publié aux Editions du Panthéon (Paris, 2017), avec une préface de Didier Decoin, de l’académie Goncourt.

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur, parmi bien d'autres livres, du "Traité de la mort sublime - L'art de mourir de Socrate à David Bowie" (Alma Editeur)



2 réactions


  • philippe baron-abrioux 12 février 2018 08:19


    @l’auteur ,

     Bonjour et Merci pour cet article ,

     porter à notre connaissance que,très humblement ,des hommes sont encore capables d’émettre un tel souffle d’Humanité en faisant appel à la simple Raison me semble bien faire passer un supplément d’âme sur une civilisation qui vacille ,dans laquelle les pires paroles se lâchent , les pires comportements sont étalés au milieu d’une société qui s’est affranchie de tout ou presque ce qu’elle avait eu tant de mal à proposer pour pouvoir se revendiquer Humaine .

     grâce à vous , à vos questions et aux réponses obtenues de cet avocat , on peut encore avoir l’espoir que les idéaux les plus nobles ont encore droit de cité dans nos sociétés humaines et que leur défense sera assurée au niveau qui convient .

     MERCI , Monsieur .

     bonne journée !

     P.B.A.


  • Parrhesia Parrhesia 12 février 2018 10:04
    Tout ceci est, sans aucun doute, d’une bonne tenue dialectique.
    Néanmoins, le délétère problème de l’absence de peines de substitution suffisamment dissuasives suite à l’abolition de la peine de mort n’est pas évoqué.
    Ce qui débouche sur deux lacunes, parmi les plus fondamentales de notre « Justice » actuelle.
    D’abord une permissivité abusive et organisée privilégiant la défense du suspect au détriment de celle des victimes.
    Puis, comme corollaire de la première, le fait que nombre de Maîtres du Barreau puissent apparaître, désormais, moins comme des artisans de la Justice et comme des gardiens vigilants des droits de la Défense que comme des virtuoses de la dépénalisation.
    Reconnaissons aussi que la situation ne serait pas telle si la qualité du « législateur », issu des rangs de partis politiques de plus en plus contestés, ne s’était pas dégradée au détriment de la clarté du Code et du traditionnel Esprit des Lois !!!

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