jeudi 30 novembre 2017 - par Daniel Salvatore Schiffer

Entretien avec le docteur Pierre Rizzo, vice-président de « Médecins du Désert » : la conscience humanitaire

ENTRETIEN AVEC LE DOCTEUR PIERRE RIZZO,

VICE-PRESIDENT DE « MEDECINS DU DESERT » :

LA CONSCIENCE HUMANITAIRE

Fils d’immigrés italiens, le docteur Pierre Rizzo (67 ans) est aujourd’hui le vice-président, mais aussi la cheville ouvrière, de « Médecins du Désert » : une association de médecins, chirurgiens et infirmières opérant, bénévolement, dans les pays du Maghreb et d’Afrique Centrale. Compétence médicale, générosité professionnelle et conscience morale sont ici au service de l’humanité !

Daniel Salvatore Schiffer : Quelle est la spécificité de « Médecins du Désert » par rapport à des ONG telles que « Médecins du Monde » ou « Médecins sans Frontières », pour ne citer que les plus célèbres d’entre elles ?

Pierre Rizzo : « Médecins du Désert » n’est pas, contrairement à « Médecins du Monde » ou « Médecins sans Frontières », une ONG, mais une ASBL. Elle a été créée entre les années 2000 et 2001, il y a dix-sept ans, dans le cadre des activités des « Lions Club ». J’étais, à l’époque, le président du « Lions Club » de Seraing, ville moyenne de Belgique, en province de Liège. C’est dans ce bassin industriel, berceau de la sidérurgie wallonne, que j’exerce, depuis plusieurs années, ma principale activité professionnelle : médecin généraliste. Le gouverneur national des « Lions Club », Stéphane Georges, m’a donc contacté pour que je mette en œuvre un projet de type médical mais, surtout, à l’ambition exclusivement humanitaire.

UNE MEDECINE POUR LES AVEUGLES

D.S.S. : C’est-à-dire, plus concrètement ?

P.R. : Ce projet médical avait pour but thérapeutique, comme encore aujourd’hui, de traiter les personnes atteintes de cataracte profonde : malheureux effet de la progressive brûlure du cristallin dû à la trop grande intensité, dans les régions désertiques, des rayons du soleil, de l’éclat de la lumière, avec très peu de zones d’ombre. Ainsi, la première mission de ce type a-t-elle été organisée, en 2002, dans le désert saharien de Tunisie. Mais si nous avons été sensibilisés à ce point par la problématique de la cécité, c’est, également, parce que l’un des responsables internationaux des « Lions Club », dont celui de Seraing est une émanation, est précisément un aveugle : Melvin Jones, citoyen américain, qui est aussi l’un des créateurs de « La Canne Blanche », symbole par excellence, dans le monde entier, des associations d’aveugles. 

D.S.S. : L’idée de créer cette association humanitaire, « Médecins du Désert », était certes magnifique, tout à l’honneur de ses généreux fondateurs. Mais comment, sur le plan pratique, rendre possible pareille entreprise ? Avec quels moyens financiers ? Surtout si l’on considère l’importance, au niveau scientifique et économique, de ce type d’infrastructure hospitalière, dotée d’une logistique d’autant plus considérable qu’elle opère en des pays relativement pauvres !

P.R. : J’ai d’abord organisé, pour ce faire, une série de soirées caritatives : des spectacles et des dîners, des fêtes de quartier aussi, dont les bénéfices étaient entièrement dévolus à « Médecins du Désert ». Ainsi, les gains s’accumulant au fur et à mesure de ces divers événements, culturels pour la plupart, ai-je pu réaliser, avec mes collaborateurs, tous bénévoles, ce projet. J’y ai parfois mis également un peu, pour atteindre cet objectif, de ma poche : l’argent gagné, à mon cabinet, lors de mes consultations médicales. Mais cela en valait la peine : un sacrifice somme toute minime au regard de l’enjeu humain !

PREMIERES MISSIONS HUMANITAIRES

D.S.S. : Vous avez dû trouver ensuite, pour réaliser cette première mission médicale, une équipe chirurgicale !

P.R. : Oui ! J’ai alors contacté le professeur Bernard Duchêne, ophtalmologue au CHU de Liège. Il a trouvé l’idée extraordinaire, et a immédiatement accepté. Nous sommes donc partis, avec deux autres ophtalmologues et deux infirmières spécialisées, afin d’effectuer une série d’opérations - et non pas un « one shot » - dans le Sahara tunisien : 72 opérations, avec une réussite totale. Nous avons effectivement rendu la vue à 72 personnes ; et ce, gratuitement, sans qu’elles aient rien à payer !

D.S.S. : La suite, après une mission à ce point couronnée de succès tant sur le plan humain que médical ?

P.R. : Au vu de cet immense succès, relayé par la presse nationale, le gouvernement tunisien, son Ministère de la Santé, nous a alors demandé une deuxième mission du même type : mission que nous avons effectuée avec le même enthousiasme, bénévolement toujours, mais accompagnés, cette fois, par un photographe : une sorte de témoin oculaire. Cela nous a valu un reportage de 5 pages dans l’édition belge de Paris Match ! A partir de ce moment-là, avec une telle publicité, et les réseaux sociaux aidant sur internet, les sollicitations, pour notre aide médicale, ont afflué du monde entier, quoique principalement du Maghreb et d’Afrique Centrale, avec l’un ou l’autre pays d’Asie.

D.S.S. : Et aujourd’hui, quinze ans après, en 2017, où en êtes-vous ?

P.R. : « Médecins du Désert » s’est, depuis lors, agrandi. L’équipe médicale est constituée à l’heure actuelle, outre de moi-même, de 19 chirurgiens ophtalmologues, 10 infirmières et 3 anesthésistes. Nous effectuons de 3 à 5 missions par an. Et nous avons rendu la vue à, environ, 3.000 personnes ! Ces ophtalmologues sont appelés, par ces gens-là, des « magiciens de la lumière »… Quant à l’infrastructure hospitalière, nous prenons toujours avec nous, en avion, notre propre matériel ambulatoire et chirurgical : bistouris, seringues, microscopes, implants, prothèses, pansements, désinfectants, médicaments, vaccins, civières, tentes, etc. Mais, j’insiste sur ce point : tout est offert, gratuitement, aux malades sur place ; et l’équipe médicale travaille toujours bénévolement, tout au long de ces missions humanitaires, lesquelles durent chaque fois, en moyenne, deux semaines sur le terrain.

D.S.S. : La structure de « Médecins du Désert » s’étant à ce point développée, comment la financez-vous à présent, pour qu’elle reste libre et indépendante ?

P.R. : Le principe est le même. J’organise différents événements culturels et soirées caritatives : spectacles, concerts, théâtres, dîners, conférences. A cela s’ajoute, maintenant, une série de sponsors, surtout pharmaceutiques. Et puis, sur place, nous sommes le plus souvent accueillis, logés et nourris par des institutions ou organismes locaux. Peu exigeants à ce niveau-là, nous nous débrouillons toujours pour réduire les frais. L’important, pour nous, est l’aide médicale, et le soutien moral, que nous apportons à ces populations démunies.

LA TRAGEDIE DES FEMMES EXCISEES, « FISTULEUSES » ET VIOLEES

D.S.S. : La cataracte n’est cependant plus la seule pathologie qu’une association telle que « Médecins du Désert » traite. Il s’y est greffé, plus récemment, le problème des fistules, qui touche un grand nombre de femmes dans les pays d’Afrique Centrale !

P.R. : Oui ! C’est un douloureux et grave, même triple, problème : les fistules vésico-vagino-rectales. Il touche, en majorité, les femmes excisées. Mais également les femmes enceintes et ayant subi des accouchements traumatiques, non assistés. Ce sont, en général, de très jeunes femmes, entre 14 et 18 ans, en pleine croissance donc, surtout au niveau du bassin, dont la formation, encore étroit à cet âge-là, n’est pas terminée. La tête du bébé, dans ce ventre trop petit, pousse pour sortir, mais, souvent, n’y arrive pas. Le bébé est alors, dit-on dans le jargon médical, en « souffrance fœtale ». Il arrive fréquemment qu’il meurt. Le taux de mortalité infantile, des nouveau-nés en particulier, est, hélas, très élevé ! A cela s’ajoute le fait qu’en poussant de la sorte, il abîme physiologiquement, provoquant des lésions parfois irrémédiables, le vagin, la vessie et le rectum. Ces femmes sont appelées « fistuleuses ». Réparer ces organes terriblement détruits demande de lourdes et longues opérations chirurgicales, réparties en trois plans de travail : l’urologie, au niveau de la vessie ; la gynécologie, pour le vagin ; la chirurgie abdominale. Le temps opératoire dure, en moyenne, de 3 à 7heures, et nécessite 3 chirurgiens, assistés d’un anesthésiste ainsi que deux infirmières spécialisées. Mais nous y mettons tout notre cœur, aussi bien que notre savoir !

D.S.S. : Que faudrait-il faire, idéalement, pour ces femmes ?

P.R. : L’idéal, pour ces femmes prématurément enceintes, serait un accouchement par césarienne. Mais, dans ces pays désertiques, ces régions montagneuses et ces villages enclavés, perdus au milieu de la brousse, la médecine est souvent, sinon inexistante, du moins rudimentaire. Elles accouchent alors seules, totalement livrées à elles-mêmes, sans aucun secours, même le plus élémentaire. C’est extrêmement dangereux pour leur santé ! Il y a, en Afrique Centrale, des villages entiers en proie à ce genre de situation. Mais le pire, dans ces malheureux cas, ce sont les conséquences, souvent tragiques, à l’échelon familial et social. Nous devons parfois remédier à de véritables tragédies humaines. Les femmes en sont les premières victimes !

RENDRE AUX FEMMES LEUR DIGNITE

D.S.S. : C’est-à-dire ?

P.R. : Ces femmes sont, la plupart du temps, rejetées par leur mari, quelquefois leurs enfants, voire exclues de leur village. Les hommes prétextent le fait que ces fistuleuses « sentent mauvais », car les urines, suite à ce violent traumatisme physiologique, se mélangent alors avec les selles. Cela pose également, bien évidemment, de graves problèmes d’hygiène, pouvant entraîner, par la multiplication des microbes et des bactéries, toute une série d’épidémies, catastrophiques, voire mortelles, si elles ne sont pas correctement traitées elles aussi. Ce sont des situations dramatiques, très dures à vivre, y compris sur le plan psychologique, même pour les chirurgiens rompus à ce genre de pathologie ! Ceci dit, nous avons pu rendre ainsi, à un millier de femmes déjà, leur dignité. C’est là notre plus grande fierté, notre plus grand bonheur, et cela, véritablement, n’a pas de prix ! Mais l’urgence s’impose également à l’égard des femmes violées, qui, en plus de subir la maltraitance physique tout autant que la souffrance psychique, doivent affronter un injuste et cruel déshonneur face à leur entourage.

D.S.S. : Quels sont les pays où « Médecins du Désert » opèrent majoritairement.

P.R. : Ce sont, en majorité, les pays d’Afrique du Nord : le Maroc, la Tunisie et l’Egypte. Mais aussi en Afrique Centrale : la Côte d’Ivoire, le Sénégal, la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Bénin, le Congo et le Rwanda. Nous opérons aussi en Asie : au Cambodge.

LE MAILLON HUMANITAIRE

D.S.S. : Vous avez également fondé, en 2007, il y a une dizaine d’années, une autre association humanitaire : un appendice à « Médecins du Désert ». Sa dénomination en est « Le Maillon Humanitaire ». En quoi est-elle spécialisée ?

P.R. : Le docteur que je suis s’est très vite rendu compte qu’il y avait, dans ces pays, d’évidentes carences au niveau de la médecine générale. J’y ai donc effectivement créé, en 2007, une nouvelle association, appelée « Le Maillon Humanitaire ». Sensée complétée « Médecins du Désert », elle regroupe les secteurs manquants : pédiatrie, gynécologie, dentisterie, ORL, dermatologie et amputations (dues, souvent, à des complications du diabète). Il s’agit donc là d’une association pluridisciplinaire, dont je suis aussi le vice-président.

D.S.S. : Quelle en est la composition au niveau de l’équipe médicale ?

P.R. : Elle se compose de 70 personnes, toutes bénévoles elles aussi. Mais nous opérons uniquement, dans ce cas, au Maroc, principalement dans le Haut-Atlas, à la fois désertique et montagneux. Nous y soignons, chaque année et en une semaine seulement, 15.000 malades, toutes pathologies confondues. Ces gens, qui vivent également là dans des villages isolés, reculés et parfois même abandonnés, dépourvus de toute assistance, n’ont jamais vu, le plus souvent, un seul médecin de leur vie !

AU SEUL NOM DE L’HUMANITE

D.S.S. : Vous êtes donc le vice-président de « Médecins du Désert ». Qui en est le président ?

P.R. : Son premier président en était, historiquement, Jules Gazon, professeur d’économie politique. A l’heure actuelle, c’est Daniel Bovy, architecte de profession, aujourd’hui à la retraite. Mais peu importe, au fond, ces statuts juridiques et administratifs. L’essentiel, dans cette noble et magnifique entreprise humanitaire, c’est que nous portons tous, au plus profond de nous-mêmes, le souci de l’Autre : le soulager, avec dévouement et efficacité, tout en respectant, humblement, patiemment, sa différence. C’est là notre part, sans distinction, d’humanité : valeur morale que nous souhaiterions ériger, idéalement, au rang de principe universel, au même titre que les droits de l’homme et de la femme ! 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

*Philosophe, auteur, notamment, de « La Philosophie d’Emmanuel Levinas » (Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » et « Lord Byron » (Gallimard – Folio Biographies), « Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur), « Le Testament du Kosovo – Journal de guerre » (Editions du Rocher). « Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu (Editions François Bourin). A paraître : « Traité de la mort sublime – L’art de mourir, de Socrate à David Bowie » (Alma Editeur). 



1 réactions


  • waymel bernard waymel bernard 30 novembre 2017 17:18

    Nous vivons dans un monde absurde : on fait appel aux médecins africains pour faire tourner nos hôpitaux (il faut attirer les talents, nous rabâche la bien-pensance mondialiste et immigrationniste) et on envoie des équipes de médecins occidentaux pour soigner les africains ! 


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