Érotisme entre nature et culture
C’était dans la cour de l’école maternelle, les petits alignés attentifs, sages et appliqués sous l’autorité patiente et ouatée de leur première maîtresse.
Pour ce jour d’éducation physique mémorable, elle arborait une tenue vestimentaire inadéquate qui rappelait la réception officielle de la matinée.
A la discipline somatique obligatoire, elle se présentait dans un tailleur cintré sombre que prolongeaient des jambes de soie noire finement musclées. Après un moment de laborieuses et vaines articulations collectives, une flexion appuyée découvrit la chair souple et laiteuse de ses cuisses dans le contraste saisissant de la soie d’ébène.
Ce fut sans doute confusément mon premier cours d’éducation sexuelle et sentimentale. Mais surtout un nouvel éclairage, l'éveil de l'érotisme.
« Le désir naît ensuite d'une faille dans la plénitude »
C'est bien le début d'une histoire. La confrontation au monde des autres. L'éveil du désir bien sur, pour chacun de nous. Cette fermentation folle et bouleversante qui nous laisse sans mot, dans l'enfance, nous plonge dans la solitude et le questionnement, et colle à notre âme insidieusement toute la vie.
Chronologie fantaisiste, fulgurante, insatiable, imprévisible,plus ou moins canalisée.
Milieu rural, parents muets, discrets et souvent maladroits avec les choses de de l'érotisme, du sexe et de l'amour. Et surtout ces plaisanteries salaces, ô combien blessantes pour un enfant délicat, hyperémotif, dans son rêve emporté.
Heureusement, la nature vient quelques fois au secours des petits.
« Enfant nous nous pourchassions dans une meule de paille tout émoustillés et emmouscaillés, jusqu'à ce qu'enfin je me trouve acculé au fond d'un tunnel avec cette fillette empaillée, une fillette de six ans aussi, bas fripés aux genoux, jupon froissé, entortillé et yeux de diable, et que j'embrasse éperdument, mon premier baiser... »
Quel ardeur, quel feu d'artifice étoilé...quelle étreinte !
Certes point de nudité, des vêtements bien culturels comme des sacs hermétiques, la culture provinciale et rurale, voire paysanne. Son petit visage ébouriffé, moite et brûlant, le parfum sucré et poivré des saveurs champêtres et surtout les yeux de diable de ma première compagne estivale. Un instant de liberté sur la terre qui devenait un astre comme par enchantement.
Son visage en émoi, singulier, et ses yeux écarquillés, son corps empaqueté dans l'anonymat d'une toile délicatement fleurie..
Selon Emmanuel Lévinas, « le visage de l’autre fait appel à la sollicitude, aux sentiments pénétrés d’une moralité immanente ».
Point de conceptualisation en ce temps de vrai bonheur, mais la vie dénudée, dans le secret d'un labyrinthe en forme de ferme magique, ou peut être le contraire.
« L'érotisme est le propre de l'homme » (G. Bataille), nous étions déjà « grands, auréolés d'interdit et de transgression, innocents et pourtant cachés et perdus au milieux d'un mystère...vautrés dans l'érotisme, cachés comme si nous étions nus, comme dans la Genèse du prophète Moïse, les premiers amants de la création.
La pudeur est la plus érotique des vertus, nous l'avions bousculé, « pudor, » pudeur, la honte. Elle s'insinuait et coulait dans nos deux corps au rythme de nos tempes qui tapaient à nous faire éclater la tête.
Ce joyeux ballet en escalade préfigurait déjà l'extrême tension du coït, quel vilain mot tant il découragerait les amants les plus ardents s'il effleurait leur imaginaire dans le mystérieux moment sans mot et pourtant animé.
L'extrême tension en tout point comparable chez les amoureux qui oscillent entre violence-sauvagerie et tendresse-douceur.
Nous cultivions l'art de désirer, l'érotisme, ignorant encore celui de jouir, enfin comme les grands.
Connaissions nous l'amour ? Je le crois, car nous nous sentions dans un instant d'éternité, différents de tous les autres, inondés de tendresse. Singuliers l'un pour l'autre.
Connaissions nous le désir sexuel, non, car chez les grands cette pulsion aime l'autre dans ses généralités. Vous savez les parties cachées, celles frappées d'interdits, que l'on ne prononçait et touchait moins encore... elles nous permettaient simplement de nous asseoir.
Frappé d'interdit ! Voilà qui redouble le désir ( G. Bataille )
L'érotisme commence à l'interdit et à la transgression.
Qui n'a pas entendu, vu, senti les merveilles qui naissent et renaissent dans le temple de la nature.
« J'ai vu l'amour pour la première fois dans une forêt des landes. Un jeune berger et sa bergère. C'était le matin, le premier soleil du monde peignait toutes choses à fresque...il y avait tout le spectacle de la terre...Mais je ne voyais à la ronde que deux enfants nus : les « rousseurs amères », les reins au travail, folles chevelures et chairs au soleil dans l'herbe ruisselante de rosée sous les hauts pins en rut.
J'étais « venu tout nu de ma province » J'avais les yeux frais, illustres, l'esprit intact et franc...J'étais encore vierge. La femme m'était inconnue, cette « chose »dont on a la chair pétrie, les yeux, la mémoire, l'esprit fourmillant. »
La deltheillerie Joseph Delteil.
L'érotisme est un humanisme, le sexe en tant qu'organe est amoral, mais la sexualité n'est pas réductible qu'au sexe.
Michel Ange, Adam et Eve, l'Eden
Et pourtant, comme tant d'autres, comme tout le monde, nous fûmes emportés par la vie, de l'autre côté du miroir. L'inverse de l'érotisme, les contraintes besogneuses du couple, du travail forcé (quand il se présente) et du chômage qui détruit nos rêves et nos aspirations... et cette fâcheuse culture traditionnelle involutive.
C'est le temps, où l’explosion de la vie submergeait la fraîcheur de l’âme, et transformait le cœur en termitière. C’est la période alchimique des fermentations de la conscience en éveil. C’était autrefois, il y a tellement longtemps… c’était hier, c’est aujourd’hui...Au cœur de l’enfance couleur sépia.
C'était écrit ainsi, pensé et vécu comme ça, la haine des corps, de la chair, du désir du plaisir, des femmes et de la jouissance. Aucun art de jouir dans le penchant judéo-chrétien, mais un savant dispositif castrateur et destructeur de toute velléité hédoniste. Et voici que nos cousins orientaux semblent se réveiller avec leurs lois et pratiques nébuleuses au moment où nos « gentils » bourreaux s'humanisent.
L’érotisme, nous le savons maintenant agit en antidote à la sexualité définie par sa naturalité bestiale : quand le sexe parle seul, il exprime les pulsions les plus rustiques du cerveau reptilien ; lorsqu’il se manifeste dans l’artifice, il fait jaillir le meilleur de la civilisation qui le produit...et Georges Brassens de constater.
Mais en se touchant le crâne, en criant " J'ai trouvé "
La bande au professeur Nimbus est arrivée
Qui s'est mise à frapper les cieux d'alignement,
Chasser les Dieux du Firmament.
Aujourd'hui ça et là, les cœurs battent encore,
Ce qui est civilisé dans la vie sexuelle le doit pour une part essentielle aux femmes,Elles ont inventé l'amour au point que leur nature se fond dans la création.
Il est ainsi culturel que l'évocation même de la femme engendre la peur. La magie qui gravite autour de son nom est source de malentendus, de confusions, de conflits...voire même de crimes.
La peur du féminin ne veut pas dire la peur de la femme, mais plutôt de cette partie inconsciente du psychisme qui, à notre insu, oriente nos vies : l'Anima, la part consciente du caractère féminin qui se love dans l'inconscient de l'homme.
« Pour fonder cette logique du pire sexuel, l’Occident a créé le mythe du désir comme manque. Du discours sur l’androgyne tenu par Aristophane dans Le Banquet de Platon aux épîtres de Paul, le dogmatique, la fiction s'enracine. Le désir comme manque et le plaisir pour combler ce manque, voilà l’origine du malaise et de la misère sexuelle. En effet, cette fiction dangereuse conduit les humains à chercher l’inexistant, donc à cultiver la frustration. » Michel Onfray.
La quête du prince charmant, de la fée, de la princesse produit des déceptions : jamais le réel ne supporte la comparaison avec l’idéal. Or le désir n’est pas le manque, mais l'excès qui produit l'inflation. Et Georges Brassens de conclure en tirant sa révérence
Et la règle du jeu de l'amour est la même.
Mais les dieux ne répondent plus de ceux qui s'aiment.
Vénus s'est faite femme, et le grand Pan est mort.
Adam et Eve la chute