Eugénie Bastié : le visage souriant de l’ultra-conservatisme
Tantôt souriante, tantôt emportée, habillée tour à tour de vestes en cuir ou de robes de couvent, des yeux d'un gris bleuâtre et les traits d'un visage malicieux qui suggèrent l'hédonisme… Adulée ou détestée, Eugénie Bastié, journaliste au Figaro et nouvelle coqueluche des conservateurs, ne laisse personne indifférent. A seulement 26 ans, cette ancienne étudiante en philosophie a su s'imposer comme une figure incontournable du paysage audiovisuel français. Mais que cachent son ton rebelle et son humour ? Est-elle une journaliste indépendante ou bien fait-elle de l'entrisme ultraconservateur ? Pourquoi une "dissidente" censée porter une parole minoritaire et persécutée est-elle omniprésente dans les médias ? Autant de questions que se posent nombre de téléspectateurs.
Née le 18 novembre 1991 à Toulouse au sein d'une famille nombreuse, Eugénie Bastié est la fille d'une paysagiste et d'un médecin ; elle a quatre frères et sœurs et grandit dans un milieu petit-bourgeois provincial typique : aisé et catholique, comme elle l'a elle-même racontée en parlant d'une famille "catholique solide". Celle qui revendique haut et fort l'image d'une féminité traditionnelle reconnait avoir été un "garçon manqué" aimant le foot et la castagne…
Après une scolarité dans une pension catholique pour jeunes filles de bonne famille, elle entre en 2009 à Sciences Po qu'elle quittera avec un master en Affaires Publiques cinq ans plus tard. Elle se dit également détentrice d'une licence en philosophie obtenue à la Sorbonne.
Passionnée par la politique mais peu intéressée par le militantisme, la demoiselle (qui a déjà les idées bien arrêtées sur la famille) est dans les premiers rangs de la Manif Pour Tous entre 2012 et 2014, année durant laquelle elle commence à écrire pour Causeur, le site dextrogyre dirigé par Élisabeth Lévy qui la prend sous sa protection et lui enseigne les rouages du métier journalistique. En 2015, la jeune Eugénie, soucieuse de parfaire sa plume, effectue un stage de plusieurs mois au FigaroVox, l'aile dure du Figaro, créée sur le conseil de Patrick Buisson et composée de personnalités telles que Jean Sévilla, Maxime Tandonnet ou Vincent Trémolet de Villiers (le fils de l'avocat de Paul Touvier). Un trombinoscope qui ferait fuir la plupart des jeunes filles de la génération Y, mais qui ravit notre Eugénie à tel point qu'elle postule pour travailler au Figaro. Elle y est acceptée avec grand plaisir.
A partir de 2016, c'est donc l'envol de sa carrière et le début d'une notoriété nationale pour cette opposante à l'avortement qui se dit antiféministe et aime à être appelée "Mademoiselle Bastié". La notoriété, elle y avait déjà goûté en septembre 2015, lors d'une émission télévisuelle diffusée par cette chaîne de gauchistes qu'est Canal +. Tellement gauchistes qu'ils ont donné la parole à une anti-IVG. C'est lors de cette émission, et d'une joute verbale contre Jacques Attali sur le sujet des migrants, qu'elle s'était fait connaître du grand public et adouber par la réacosphère qui y avait décelé "un talent prometteur" : ils n'ont pas été déçus.
Non contente d'une notoriété médiatique, la jeune journaliste a décidé en 2016 de se lancer dans l'écriture. Son livre Adieu mademoiselle, paru en avril 2016 aux éditions du Cerf (dirigées par l'ordre dominicain et connues pour la publication d'auteurs dextrogyres) est un véritable manifeste antiféministe où les militantes sont tour à tour caricaturées, moquées et comparées à des enfants gâtés. La notion d'égalité en prend aussi pour son grade dans les lignes de cet opuscule qui défend mordicus la "complémentarité" entre l'homme et la femme. Cependant, pas une page n'est consacrée aux violences sexuelles subies par les femmes, sauf quand il s'agit de violences attribuées aux migrants : un long chapitre est en effet dédié aux évènements de Cologne, où plusieurs dizaines de femmes avaient été agressées par des migrants lors du réveillon 2016. Malgré tout, elle refuse d'assumer l'étiquette de "réactionnaire" que lui apposent les médias.
Elle a entretemps fondé sa propre revue, Limite, dont elle est toujours rédactrice en chef : une revue d' "écologie intégrale" (notez l'allusion maurrassienne) dont on pourrait résumer la ligne éditoriale par cet aphorisme célèbre de Barrès : "la terre et les morts". Après un rapide passage chez France 2, la jeune femme est recrutée par Europe 1 en janvier 2017, elle y anime chaque semaine une chronique consacrée aux sujets de société. Elle est également contributrice régulière de la revue Éléments, un magazine identitaire qui a récemment prôné un "retour en vogue" du raciste Arthur de Gobineau, et qui a compté parmi ses rangs des personnalités telles que l'historien pro-nazi Jean Mabire et le militant négationniste Tristan Mordrelle. Enfin, Eugénie Bastié est aussi animatrice de l'émission Historiquement Show, diffusé hebdomadairement sur la chaîne Histoire que dirige Patrick Buisson.
Un parcours qui peut légitimement agacer mais qui, il faut le reconnaître, n'a été émaillé d'aucun accroc, contrairement à d'autres personnalités du même acabit qui ont multiplié les propos illégaux ou polémiques. L'état de grâce semble néanmoins avoir pris fin en 2018 : année des boulettes pour la jeune femme. Invitée pour parler de l'égalité hommes-femmes le 8 mars dernier sur la chaîne Cnews, la journaliste avait justifié l'inégalité salariale entre les hommes et les femmes en déclarant que celles-ci seraient "moins performantes au travail", imputant cette infériorité à la maternité et aux cycles menstruels. Cette déclaration a évidemment enflammé les réseaux sociaux où les protestations ne sont pas uniquement venues de la gauche SJW, plusieurs femmes de droite s'étant clairement désolidarisées des propos de Mlle. Bastié. A peine deux semaines plus tard, c'est à une nouvelle tempête médiatique que la journaliste devait faire face : le 24 mars 2018, après le sacrifice héroïque d'Arnaud Beltrame, celle-ci avait tweeté : "Ne jugeons pas trop vite cet homme en héros, il a peut-être mis des mains aux fesses à Saint-Cyr", allusion directe à la polémique qui avait éclaboussé la célèbre école militaire où plusieurs cas d'agressions sexuelles avaient été signalés. Cette blague sur un militaire mort en héros a bien sûr mis le feu aux poudres tant à droite qu'à gauche et, d'après une source bien placée, lui aurait coûté un passage de savon de la part de ses supérieurs. La mort de Serge Dassault le 28 mai 2018 augure des changements futurs au sein du Figaro : il se murmure que les enfants Dassault, nouveaux propriétaires du journal, songeraient à expurger les plumitifs les plus virulents parmi lesquels Mlle. Bastié figurerait en bonne place. A suivre.
En attendant, Eugénie Bastié est devenue la coqueluche de toute une frange de la droite et de l'extrême-droite. Ses tweets et articles sont ainsi régulièrement partagés par des sites nationalistes ou intégristes comme Le Rouge et le Noir ou Média Presse Info. Son conservatisme social et son antiféminisme en ont fait l'idole des jeunes droitards, tout excités à la vue d'une femme qui fait l'éloge de la soumission féminine et implore ces messieurs de reconquérir leur virilité. Son article Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus, paru en octobre 2017 (directement inspiré du livre de Rod Dreher, un essayiste états-unien ultraconservateur) a été vu et partagé plusieurs milliers de fois aussi bien par des clercs que par des laïcs catholiques. L'islamophobie à peine voilée (oups) de la demoiselle fait également battre des cœurs. Sa bête noire : les associations musulmanes qu'elle accuse, en bonne émule de McCarthy, d'être "crypto-islamistes" et de faire de l' "entrisme". Elle a ainsi commis plusieurs articles accusant Lallab et le CCIF d'être "des officines islamistes". Sa position envers la chanteuse Mennel a également été d'une sévérité implacable et certains murmurent qu'elle a participé à la cabale contre le rappeur Black M, viré de Verdun en 2016 pour des textes vieux de dix ans. Pas d'ambigüité non plus pour le concert de Médine au Bataclan, qu'il faudrait déprogrammer selon elle "par décence publique". Ses positions lors de la polémique sur Maurras sont plus modérées : sans soutenir la pensée du sourd de Martigues, elle a affirmé regretter la décision de Françoise Nyssen. Et son choix entre les deux grandes Simone est fait : "#TeamSimoneWeilAvecUnW", tweetait-elle en juillet 2017, une manière courtoise de marquer son antipathie envers la seconde.
Anglicismes, ton boute-en-train, vestes de motarde et vocabulaire d'une jeune fille ordinaire de la génération Z… Eugénie Bastié semble être le visage humain d'un conservatisme désireux de faire peau neuve et de s'adapter au troisième millénaire. Que l'on ne s'y trompe pas : si l'emballage semble flambant neuf, l'intérieur sent l'encens. Que fait cette jeune femme, sinon reprendre les théories antiféministes et conservatrices de la tradisphère française en leur enlevant les aspects les plus controversés et en les vulgarisant ? Sous un ton impertinent et faussement rebelle, on y décèle un discours "vieille France" mâtiné de catholicisme militant et décomplexé. Bastié, c'est bel et bien du Maurras à la portée des lycéens. Car, tout comme son ami Rochedy, c'est la jeunesse qu'elle vise en premier, au travers de ses discours et de ses apparitions médiatisées. Une réac hyperconnectée qui maîtrise tous les rouages de la modernité. Une antiféministe oublieuse du fait que son droit de conchier publiquement le progrès lui vient justement des luttes progressistes menées entre autres par ces grandes figures féminines qu'elle abhorre. Bizarrement, cette avocate de l' "esprit chevaleresque" se montre bien silencieuse lorsque l'animateur de radio Yassine Belattar révèle qu'un journaliste dextrogyre haut placé bat sa femme. Bizarrement, cette pourfendeuse de l'islamisme n'a jamais dénoncé les ventes d'armes françaises à l'Arabie Saoudite, allez savoir pourquoi…