Europe des nations : une unité en trompe-l’œil
De la Tamise à la Vistule, l'Europe semble piquée d'une montée des nationalismes. L'avenir de l'UE est plus que jamais compromis avec une opposition croissante entre deux blocs porteurs de deux visions différentes de l'Europe : un groupe europhile et fédéraliste mené par Emmanuel Macron face à un bloc divers amalgamant populistes, nationalistes et conservateurs unis pour protester contre l'actuelle politique européenne. Si l'euroscepticisme n'est pas un phénomène récent, il a été largement attisé par la cristallisation des passions autour de la crise migratoire de 2015-2016. On peut citer la Pologne, la Slovaquie, la République Tchèque, la Hongrie, l'Autriche, la Serbie, la Croatie et l'Italie parmi les pays où le nationalisme est parvenu au pouvoir.
Ayant des intérêts convergents, ces mouvements entretiennent d'étroits rapports entre eux, à tel point que certains politologues parlent d'une "Internationale Populiste" et voient les prochaines échéances européennes comme un duel entre cet axe nationaliste et le groupe européiste dont le président Macron est actuellement le leader. De fait, les circonstances ont fait que les nationalistes de divers pays ont été amenés à former des alliances : ainsi, la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque et la Slovaquie forment le puissant "Groupe de Visegràd" tandis que les nationalistes autrichiens et allemands entretiennent des rapports plus que cordiaux avec le RN et la Ligue. Mais il est bien exagéré de voir dans ces alliances de circonstance un équivalent nationaliste du Komintern. En effet, tant dans les structures internes des partis et des coalitions qu'au niveau national, ces populistes ont des divergences non négligeables. Leurs "alliances" et vœux pieux affichés semblent plutôt relever de choix de circonstance stratégiques et provisoires que d'une réelle volonté de construire l' "Europe des Nations".
En Italie, le gouvernement est formé par une coalition entre les deux partis majoritaires : la Ligue de Matteo Salvini et le M5S de Luigi di Maio, respectivement Ministre de l'Intérieur et Ministre du Travail. Pour maintenir l'équilibre, c'est un "indépendant" qui a été désigné comme Président du Conseil : Giuseppe Conte, un prof d'université dénué de toute expérience politique. Les deux hommes sont tombés d'accord sur le choix de ce fusible qui ne risque pas de leur faire de l'ombre. On pourrait presque voir là une réminiscence du triumvirat qui suivit la mort de César en -44 : Di Maio serait Auguste, Salvini étant Marc-Antoine et le pauvre Conte jouant le rôle de Lépide, le dindon de la farce. Ce jeu d'équilibre périlleux se fissure déjà au bout de quelques mois (les désaccords flagrants entre Salvini et Di Maio à propos des Roms). Les deux alliés de circonstance sont en fait des rivaux fourbissant d'ores et déjà leurs armes pour une future confrontation digne d'un péplum. La tâche est ardue pour Salvini qui doit en plus compter avec une opposition croissante au sein de son propre parti. La Ligue (anciennement Ligue du Nord) était à l'origine un mouvement séparatiste prônant l'indépendance du Nord de l'Italie. Ce volet du programme a été abandonné par Salvini après son accession à la tête du parti mais le canal historique persiste toujours, bien que minoritaire.
Quand au groupe de Visegràd, il constitue une mosaïque de velléités politiques divergentes, voire opposées. La Slovaquie, la République Tchèque et (surtout) la Pologne sont des pays clairement atlantistes et opposés à la politique impérialiste du Kremlin, tandis que Viktor Orban, le premier-ministre hongrois, ne cesse de clamer son "admiration" envers Poutine qu'il a d'ailleurs rencontré mardi dernier : les deux hommes partagent une même conception de la politique et l'opposition au libéralisme. Pendant ce temps, le président polonais Andrzej Duda a décidé d'acheter du gaz de schiste états-unien au lieu du gaz russe, bien que cela lui revienne plus cher ; il prévoit en outre la construction d'une nouvelle base de l'OTAN qui devrait coûter 2 milliards de dollars. La question de la Russie est un sujet épineux entre les pays du groupe de Visegràd, la Hongrie étant le seul État pro-russe. De plus, Orban a soutenu en 2017 la réélection de Donald Tusk à la tête du Parlement Européen tandis que la Pologne (pays d'origine de Tusk) y était opposée. Mais c'est un autre Donald qui cause le plus de remous : Orban avait été le premier chef de gouvernement européen à féliciter Trump à son élection, mais les rapports semblent se tendre entre les deux hommes, justement à cause des penchants pro-russes du premier-ministre hongrois. Rappelons que Trump risque la destitution à cause de la présumée ingérence russe dans les élections américaines de 2016. Autre point de discorde : les minorités. La Slovaquie, la République Tchèque et l'Autriche comptent environ 600 000 Hongrois, qui constituent une importante diaspora. Or, plusieurs déclarations d'Orban ont fait craindre à ces pays l'émergence de revendications autonomistes ou séparatistes au sein de ces minorités. La nouvelle Constitution hongroise (adoptée en 2012) prévoyait ainsi un système de double-nationalité pour les populations hongroises résidant à l'étranger, ce qui avait causé un vif émoi en Slovaquie et en République tchèque.
La Hongrie a également des points de discorde avec l'Italie. Bien que Salvini et Orban se soient affichés ensemble pour créer un "axe des bonnes volontés" (sic), les deux hommes sont aux antipodes l'un de l'autre. Grand-père quinquagénaire et protestant, Orban est un conservateur et un idéologue antilibéral tandis que le fougueux Matteo Salvini prend plutôt des airs d'un Trump latin, bon vivant et populiste antisystème, vitupérant sur twitter et déclamant des harangues enflammées. Mais les divergences sont aussi présentes sur le fond, notamment sur la question migratoire qui constitue pourtant le socle de leur alliance : Salvini soutient une répartition équitable des migrants selon les moyens de chaque pays, tandis que le premier-ministre hongrois refuse catégoriquement tout accueil et clame que chaque État de l'UE devrait décider souverainement. En outre, le Fidesz d'Orban fait (encore) partie du PPE, l'union des partis libéraux d'Europe tandis que la Ligue se revendique clairement nationaliste. Si les deux hommes ont décidé de taire leurs divergences face à l'ennemi commun qu'est Macron, celles-ci n'en demeurent pas moins présentes. Les rapports ne sont pas non plus très joviaux avec l'Autriche. Les eurodéputés du FPÖ ont ainsi voté en faveur des sanctions contre la Hongrie. Cette mésentente entre les deux pays s'explique par une opposition sur la question des minorités : 50 000 Hongrois vivent sur le territoire autrichien et autant de germanophones en Hongrie. L'Autriche reproche à Orban de soutenir des revendications politiques au sein de la diaspora hongroise d'Autriche tout en déniant leurs particularités aux minorités germanophones présentes en Hongrie.
La situation n'est guère plus unie dans les pays de l'ex-Yougoslavie. La Serbie et la Croatie sont toutes deux dirigées par des gouvernements conservateurs qui, sans embrasser ouvertement le nationalisme, en reprennent les grandes lignes. Kolinda Grabar-Kitarovic et Andrej Plenkovic, respectivement Présidente et Premier-Ministre de la Croatie, sont tous deux issus du HDZ, un parti conservateur et hostile à l'immigration, partisan d'une réhabilitation des oustachis (milices catholiques croates qui avaient semé la terreur dans toute la Yougoslavie durant la Seconde Guerre mondiale). En Serbie, c'est le président Aleksandar Vučić qui est au pouvoir depuis 2017. Il était auparavant premier-ministre et président du parti SNS dont le crédo est ouvertement panslaviste et anti-immigrationniste. Si les deux pays parviennent à se mettre d'accord sur une opposition aux quotas de migrants, ils n'en demeurent pas moins rivaux et marqués par une histoire sanglante dont les plaies sont ravivées par des déclarations tempétueuses de part et d'autre : la présidente croate a ainsi refusé en 2015 de commémorer la libération d'un camp de concentration où des milliers de Serbes avaient été égorgés par des oustachis, tandis que l'homme politique serbe Vojislav Šešelj (qui disait vouloir "achever tous les Croates avec une fourchette rouillée") est membre de la coalition parlementaire au pouvoir à Belgrade.
Au vu de ces éléments, on peut se demander quelle sorte d' "unité" il peut exister entre ces nationalismes différents, voire antagonistes, qui essaiment partout en Europe. Ils promettent une "Europe des Nations" unie autour de principes et de valeurs patriotiques, d'une "entente cordiale" entre les peuples. Mais quelle entente peut-il y avoir entre un nostalgique des oustachis croate et un titiste serbe ; entre un nationaliste letton antirusse et un orbaniste poutinien ; entre un patriote polonais national-catholique et un ultra allemand rêvant de reconquérir Dantzig ? Les nationalistes et autres eurosceptiques ont de tout temps clamé, l'air goguenard, qu'aucune unité n'était possible à vingt-huit, tant les intérêts des États respectifs étaient divergents. Il est drôle de noter qu'ils sont à leur tour confrontés au même problème : si vingt-huit pays unis autour de principes humanistes ne peuvent s'entendre, comment autant de nationalités divisées et clamant chacune leur prééminence le pourraient-elles ?