Faut-il finir son assiette lorsque l’on a plus faim ?
Question existentielle s’il en est, cette injustice (criante) a hanté ma jeunesse (et sans doute la votre). Qui n’a pas souvenir de sa maman lui demandant de finir les quelques ridicules morceaux de jambon jonchant encore son assiette Scoubidou (alors qu’on avait bien fini les poireaux, donc le plus dur a priori) ?
Ne tournons pas autour du pot de confiture : ce cauchemar de jeunesse m’a obligé à développer différents stratagèmes pour éviter la gêne suprême d’avoir la famine africaine sur la conscience.
Mais enfin, quel rapport entre mon estomac de moineau, ma hantise du légume vert, et la misère de l’Afrique noire ?
1) Do you remember the time ?
Bêtement, quand j’étais enfant et devant mon assiette à moitié pleine, j’imaginais le pauvre Biafrais, et je me voyais plutôt lui envoyer le gras de mon jambon par la Poste (seul le prix du timbre me retenait d’être une graine d’humanitaire).
Avant d’être rebuté par le tarif postal, j’avais inventé des lieux de stockage originaux pour mes petits bouts de viande (déjà petit, j’avais une prédisposition pour le végétalisme) : le dessous de l’assiette, collés à un chewing-gum sous la table, sous la langue (agir vite), dans mes poches (qui se mettaient assez rapidement à sentir le derrière de poney), dans ma casquette, etc. L’idée était bien de stocker ces aliments pour les envoyer à ces pauvres petits enfants dont je n’avais pas connaissance avant que mes parents ne décident de me faire découvrir le mot culpabilité.
Mon sens pratique embryonnaire m’avait vite fait comprendre qu’il était plus simple de ne pas les manger pour leur faire parvenir ces quelques calories (je n’étais pas à cette époque familier de la chaîne du froid et des bactéries), plutôt que de les ingurgiter pour leur restituer d’une manière qui m’échappait (je n’étais pas non plus familier de la téléportation d’aliments déjà ingurgités).
J’avoue sans honte que je n’ai jamais bien compris pourquoi on voulait me mettre leur faim sur le dos, tout ça parce que je n’avais plus faim, mais le message avait traversé mes couches d’égoïsme, et je me sentais presque investi d’une mission : il me fallait sauver l’Afrique Sub-Saharienne.
Avec le recul, le lien me paraît toujours assez peu évident entre mon assiette et celle d’un mort de faim, et ce, même en passant par la notion de gaspillage (ce n’est pas parce que nous arrêterons de gaspiller nos ressources que les africains retrouveront l’appétit et de quoi le combler).
2) La chasse anti-gaspi, c’est trendy
Hé oui, il faut croire que la chasse anti-gaspi a la côte.
En tout cas, c’est bien l’idée du restaurant asiatique le Fujiyama, à Louviers (Eure) qui, pour lutter contre le gaspillage de nourriture, facture 5 € de supplément pour un plat non fini.
L’idée fait recette (ha ha) puisqu’à Paris, un restaurant asiatique du même type facture désormais 2€ de supplément pour chaque assiette non terminée.
Ça me rappelle mes années à l’international, et moi perdu au fin fond de l’Arkansas cherchant un restaurant après plusieurs heures de route. Le seul que j’ai trouvé était un « buffet à pizza » (oui, ça existe). Je me souviens faire la queue derrière un mastodonte (une baraque (au bas mot) de 150 kilos)), espérant grappiller une petite part de pizza. Las, Monsieur, qui consommait les pizzas comme moi les knacki ball, a pris la pizza entière et est parti s’en servir une autre plus loin.
J’imagine bien ce qu’aurait donné la chasse au gaspillage là-bas.
Quand est-ce qu’on a fini lorsque c’est à volonté ? Doit-on finir le restaurant entier à s’en péter le bide (pourtant relativement élastique) pour trouver grâce aux yeux des pourfendeurs de la nourriture jetée par les fenêtres ?
3) Quelques chiffres (ça fait plus sérieux)
40% de la nourriture produite dans le monde est détruite, et il ne s’agit pas du gras du jambon dans l’assiette de Tom ou Enzo. Non, non.
Lorsque l’on sait que les grandes surfaces détruisent les stocks arrivés en date limite de consommation, alors même que des sdf crèvent la dalle à 10 centimètres de leurs portes vitrées, ça laisse songeur quant à la culpabilité que l’on veut faire porter sur des bambins de quelques années.
Bon, essayons de faire scientifique (c’est pas gagné). Le français gaspille en moyenne 20 kgs de nourriture par an (dont 7 pas déballée quand même) d’après l’Ademe, soit environ 50 grammes par jour.
Les restaurants traditionnels, eux, gaspillent en moyenne 230g de denrées perdues par personne et par repas (source Ministère de l’Agriculture), on ne joue donc pas dans la même catégorie !
1 – 0 pour les restaurants tradi, la balle au centre.
4) Plus sérieusement (si c’est possible)
Revenons-en à nos brochettes de moutons.
Pourquoi nos enfants devraient-ils finir leur assiette ?
Evoquons quelques pistes sérieuses :
ð pour accroître leur avance sur les restaurants en termes de gaspillage
ð pour finir obèses (le modèle américain ça déchire bien sa race)
ð parce que les parents sont des gros cons
ð parce que ces mêmes parents ont souffert d’avoir dû finir la leur, il n’y a pas de raison de ne pas se venger (bordel)
ð parce qu’une assiette à moitié remplie, ça bouche le lave-vaisselle (même avec Kalgon)
ð parce qu’il est important d’entraîner son autorité sur des choses débiles (afin qu’elle fonctionne sur des choses plus sérieuses (comme le fait de mettre des chaussons ou de dire « bonjour » à la connasse du 7ème))
ð pour faire plaisir à maman et lui faire croire qu’elle cuisine bien
ð pour montrer l’exemple à son petit frère (ne marche pas avec le benjamin)
ð pour rétablir l’ordre cosmique des choses
ð pour éviter de se faire bouffer par le croque-mitaine (même s’ils ne mangent que les gants, on est pas à l’abri d’un coup de folie)
Voilà, bon ben je crois qu’on a fait le tour.
De toute manière, il faut que je vous laisse, ma fille est tellement lente à manger que j’ai eu le temps d’écrire un article.
« Ha non Camille, tu finis tes haricots ! Je t’en ai pas mis beaucoup en plus, hein ?! J’en connais qui seraient ravis de manger ce que tu as dans ton assiette, ok ? ».
--------
Retrouvez tous les articles de Jean-Fabien sur : http://www.jean-fabien.fr