Faut-il moraliser le capitalisme ?
"En politique le choix n’est pas entre le bien et le mal, mais entre le pire et le moindre mal" (Machiavel). Alors, faut-il moraliser le capitalisme ou se contenter de moraliser les capitalistes ? La question est saugrenue ? Pas tant que ça, la preuve.
Lundi 20 octobre, Alain Gérard Slama, intervenant matutinal sur France Culture, paraphrasant Rabelais a introduit sa chronique consacrée à la moralisation du capitalisme, par ces mots :
"Science conscience ruine de l’âme". On notera au passage le contenu lapidaire ainsi que le contresens que cette formule à l’emporte-pièce peut induire. Passons.
En écrivant "Science sans conscience n’est que ruine de l’âme", l’auteur de Pantagruel ne pouvait considérer autre chose que la conscience du chercheur et non pas celle de la science, laquelle, cela n’aura échappé à personne, serait difficile à trouver dans la science ou dans l’alchimie (1).
Faisant alors un parallèle entre cette citation dénaturée donc, "Science conscience ruine de l’âme" et la thèse d’André Comte-Sponville relative à l’amoralisme du capitalisme (2), notre chroniqueur s’est fait le chantre de l’idée que seuls les hommes sont dotés d’une conscience morale, et qu’on stériliserait la science à vouloir la moraliser - comprenne qui pourra la contradiction, mais l’avocat du diable n’a que faire de rigueur intellectuelle, c’est bien connu. Et il ne s’étendra guère non plus sur ce qu’il entend par "moraliser la science", et pour cause.
Mais poursuivons. Pas davantage non plus, André Comte-Sponville n’attribue aucune conscience au capitalisme quand il écrit :
"Si l’éthique était source de profit, ce serait formidable : on n’aurait plus besoin de travailler, plus besoin d’entreprises, plus besoin du capitalisme – les bons sentiments suffiraient. Si l’économie était morale, ce serait formidable : on n’aurait plus besoin ni d’Etat ni de vertu – le marché suffirait. Mais cela n’est pas… C’est parce que l’économie (notamment capitaliste) n’est pas plus morale que la morale n’est lucrative – distinction des ordres – que nous avons besoin des deux. Et c’est parce qu’elles ne suffisent ni l’une ni l’autre que nous avons besoin, tous, de politique." (2)
Mais cela Alain Gérard Slama l’ignore ou feint de l’ignorer : "il ne faut pas moraliser le capitalisme cela le stériliserait" dit-il, ici encore au mépris de la rigueur, et en ajoutant triomphalement : "mais il faut moraliser les capitalistes". Traduction : il ne faut rien toucher aux règles du système - CQFD.
Frédéric Lordon écrivait dans Le Monde diplomatique d’avril 2006, avant la crise donc (3) :
"La défaite historique du socialisme a favorisé l’idée qu’une économie ne saurait être organisée depuis un centre unique (…) Or, puisque l’ordre décentralisé a fait ses preuves dans le domaine économique sous la figure du « marché », disent déjà certains, pourquoi ne pas en finir avec l’Etat (…) ? Mais, au fait, une fois l’Etat disparu, et l’ordre politique pareil au marché, quel motif convaincra les agents privés de s’engager dans le financement des besoins collectifs ? La réponse américaine est déjà prête : c’est la morale."
Chacun sait depuis toujours, et surtout en cette période de crise aiguë qu’il est parfaitement possible d’établir des règles plus justes, mais qu’il est illusoire de vouloir moraliser les capitalistes, ainsi que l’écrit Samir Amin, économiste et président du World Forum for Alternative (4) :
"Le capitalisme contemporain est devenu par la force de la logique de l’accumulation, un "capitalisme de connivence". Le terme anglais "crony capitalism" ne peut plus être réservé aux seules formes "sous-développées et corrompues" de l’Asie du Sud-Est et de l’Amérique latine que les "vrais économistes" (c’est-à-dire les croyants sincères et convaincus des vertus du libéralisme) fustigeaient hier. Il s’applique désormais aussi bien au capitalisme contemporain des États-Unis et de l’Europe. Dans son comportement courant, cette classe dirigeante se rapproche alors de ce qu’on connaît de celui des "mafias", quand bien même le terme paraîtrait insultant et extrême".
(1) Rabelais dit avoir puisé cette maxime dans "Le Sage Salomon", un recueil du Moyen Âge.
(2) Dernier paragraphe de son excellent ouvrage : "Le Capitalisme est-il moral ?" édité en 2006 au Livre de Poche, André Conte-sponville.
(3) "Invasion de la charité privée" par Frédéric Lordon, http://www.monde-diplomatique.fr/2006/04/LORDON/13372
(4) L’Europe s’est alignée sur les États-Unis, avec son "capitalisme de connivence" et riposte en ayant recours au moralisme et au gouvernement des juges. Seule une remise en question totale du système capitaliste pourrait y mettre fin. http://www.marianne2.fr/La-gauche-europeenne-desarmee-face-au-systeme_a89094.html