samedi 8 mai 2021 - par Guy Trolliet

Faut-il que les entreprises créent un département « affaires islamiques » ?

L’édition 2020-2021 du Baromètre du Fait religieux en entreprise de l'Observatoire du Fait Religieux en Entreprise nous apprend-elle quelque chose de nouveau ? Pas vraiment, en fait : la recrudescence de la pratique religieuse dans les entreprises, majoritairement liée au culte musulman, était attendue, ces dernières restant très frileuses quant à la problématique.

Il y a néanmoins un indicateur extrêmement important, et inquiétant, c’est le pourcentage des comportements négatifs liés aux femmes : « 13 % des faits religieux repérés sont des comportements négatifs et problématiques à l’égard des femmes, devant les prières pendant les temps de pause. Il s’agit du refus de travailler avec une femme, sous les ordres d’une femme ou de serrer la main d’une femme. »[1]. Quand on sait que l’un des terroristes responsables du massacre du Bataclan en novembre 2015 avait eu le même comportement pendant son emploi comme conducteur à la RATP, nous avons là un signal très fort auquel les pouvoirs publics et le législateur ne peuvent rester ni sourds ni aveugles, qu’il faut traiter de manière tranchée. Il ne suffit pas de déclarer que ça va à l’encontre de nos principes et de nos valeurs.

Il y a plus de dix ans, je produisais une étude sur le sujet au sein de l’Institut Européen en Sciences des Religions, suivie d’une publication qui invitait, en filigrane et de manière « soft », à la réflexion sur le sujet, plus large, de la visibilité religieuse dans l’espace partagé. Malheureusement, dix ans plus tard, le constat est affligeant : la situation a empiré.

Délitement, archipellisation, communautarisme, séparatisme, etc. : des mots fréquents aujourd'hui qui nous invitent à réfléchir, discuter et décider avec sérénité et clairvoyance pour le bien de la communauté nationale et pour la France.

L’enquête 2020-2021 de l’OFRE ainsi que le contexte actuel m’amènent à reproduire ci-après, sans mise à jour, la publication évoquée, dans l’espoir, à nouveau, d’apporter des éléments de connaissance pour soutenir une réflexion éclairée, non seulement au sein des entreprises, mais plus largement au sein de la société.

 

FAUT-IL QUE LES ENTREPRISES CRÉENT UN DÉPARTEMENT « AFFAIRES ISLAMIQUES » ?

Le développement du consumérisme islamique, résultat combiné du renforcement de l’observance des prescriptions religieuses et de l’émergence d’une nouvelle génération au pouvoir d’achat amélioré, donne toute sa pertinence à cette question sur fond d’évènements comme l’adaptation de la législation en vue d’ouvrir le champ à la finance islamique, la polémique sur les Quick halal, la multiplication des rayons halal dans les grandes surfaces, etc.

Marchés prometteurs mais à règles complexes et ambigües : ce consumérisme concerne non seulement les pays musulmans, mais aussi les pays occidentaux où l’on commence à distinguer de manière visible un marché fortement différencié et potentiellement intéressant constitué par la frange musulmane de la population. Les entreprises désirant exploiter ces nouveaux débouchés peuvent se poser la question en raison d’une particularité de la sphère islamique qui tient au concept de « halal », qui veut dire licite ou permis, aujourd’hui relativement familier au public (son opposé est le terme « haram » qui veut dire interdit). Toutefois, les champs d’application du halal et du haram peuvent varier en islam au gré des interprétations et des courants, la question d’un halal universel se posant. À titre d’illustration, même le GSO (GCC Standardization Organization), branche qui s’occupe de la standardisation au sein des six pays constituant le Conseil de Coopération du Golfe, pays musulmans par excellence, n’arrive pas à élaborer un cahier des charges commun pour le halal[2]. D’où la possibilité de multiplier les produits et les services adaptés à la demande, avec, parfois, des résultats qui peuvent paraître « surprenants » au néophyte.

Ainsi par exemple de ce carton d’œufs portant l’affichette « Halal » dans une grande surface. On peut se demander, en souriant, comment un œuf « fabriqué » à l’intérieur d’une poule peut ne pas être halal (la question a fait l’objet d’un échange truculent en septembre 2007 sur le forum du site bladi.net) ?! Or, du point de vue d’un pratiquant rigoriste, il s’agit de s’assurer que l’alimentation de la poule a été halal, particulièrement si elle était à base de farines animales, auquel cas elle devait exclure tout composant d’origine porcine. Dans le même esprit, certains ingrédients de l’industrie alimentaire peuvent être frappés d’interdit s’agissant par exemple des dérivés d’alcool, ou de la gélatine fabriquée à partir du porc, ou à partir d’animaux non abattus de façon halal. L’industrie pharmaceutique n’est pas en reste, puisque ladite gélatine y est utilisée pour produire par exemple les capsules de comprimés médicamenteux, tout comme l’industrie cosmétique qui en utilise un dérivé dans certains produits. Les savants musulmans sont saisis par ces questions, souvent par des consommateurs puristes, et émettent, après réflexions et controverses, des fatwa (avis religieux) circonstanciées qui, en général, proposent des solutions adaptées.

Un autre marché actuellement en effervescence est celui de la finance islamique dont on entend parler de façon feutrée. Celle-ci a pour vocation de mettre à la disposition des particuliers, des entreprises, voire des états et de leurs institutions, des formules de financement conformes à la sharia (loi islamique) qui interdit l’intérêt, riba (un stéréotype à nuancer car la question a fait et fait l’objet de controverse en islam même). Les banques et les institutions financières qui les proposeront devront recourir à un sharia board, un comité « qualifié » qui garantira la conformité à la loi islamique des produits financiers proposés aux clients. Une des questions qui se posent dans ce cadre est la formation, et accessoirement l’indépendance, des membres des sharia board. Ceux-ci devront être compétents en théologie et exégèse islamiques, ainsi que maîtriser le fiqh[3], et ce dans la diversité des composantes de l’islam, dont les écoles juridiques du sunnisme, sans parler des autres obédiences. Ce genre de spécialistes n’existant pas encore, des universités, écoles et autres instituts ont senti là une opportunité à saisir et se sont donc lancés dans une offre de formation dans ce domaine. Vu les compétences requises, on peut se demander dans quelle mesure lesdites formations seront pertinentes.

Le sujet est vaste et touche des domaines variés car le halal ne se limite pas à la sphère alimentaire ou à la finance. Il touche les pratiques, les lieux, les jeux, les vêtements, etc. À titre d’exemples on peut évoquer la publicité télévisuelle, strictement encadrée dans certains pays et, par extension, la production audio-visuelle dont le contenu et la portée, même symboliques, peuvent faire l’objet de censure ; la mode vestimentaire, essentiellement pour les femmes qui se conforment au port du voile ; les jouets, avec par exemple la création de la poupée Razanne, substitut islamique plus pudique que la Barbie américaine ; les jeux : Pokémon avait fait l’objet d’une fatwa négative aux Émirats Arabes Unis et interdit en Arabie Saoudite en 2001 ; la logistique et le transport des aliments afin de préserver l’état halal ; l’assurance, takafful, où la règle est la mutualisation des risques et l’évitement des profits indus.

Les enjeux financiers sont considérables : d’après http://www.meattradenewsdaily.co.uk[4], le marché mondial de l'alimentation halal est estimé à 635 milliards de dollars par an[5], soit environ 16 % de l'industrie agroalimentaire mondiale. Plus globalement, et selon le Time[6], tout ce qui touche à l'économie halal représente plus de 1.000 milliards de dollars.

Mentionnons au passage que l’on constate par ailleurs une augmentation de la pratique religieuse en entreprise avec des demandes plus nombreuses de salariés musulmans pour des horaires aménagés durant le mois de Ramadan, des absences pour fêtes religieuses, de la nourriture halal dans les restaurants et cantines d’entreprise, ainsi que des temps d’arrêt pour les prières quotidiennes.

Une problématique sociétale : face au défi de l’évolution et de la complexité des comportements dictés aujourd’hui par les prescriptions religieuses, réalité qu’on ne peut dénier, les entreprises se trouvent confrontées à un enjeu de connaissance. Elles peuvent décider de recourir à des acteurs compétents pour les accompagner. Mais jusqu’où aller et comment éviter les effets pervers d’une démarche marketing objective (le « marketing ethnique ») sur un possible renforcement du communautarisme tant décrié dans notre pays ? Voilà me semble-t-il une question qui entre en plein dans le cadre de la réflexion sur la responsabilité sociétale de toutes les parties prenantes, en général, et des entreprises en particulier. De la réponse à cette question sortira peut-être celle à la question posée en titre de ce papier.

 

[2] Article UAE : GSO failing to standardise halal meat productionwww.halafocus.net, 11 septembre 2010.

[3] Science de l’extrapolation des lois et règles juridiques à partir des sources religieuses, qui couvre les différentes branches et disciplines du droit musulman, et qui produit la jurisprudence à laquelle on l’assimile habituellement.

[4] Site dédié à la filière de la viande.

[5] Article United Arab Emirates - Halal meat integrity, 07 février 2010.

[6] Article Halal : Buying Muslim, Carla Power, 25 mai 2009.



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