Faut-il sauver le soldat de la fille de Ryan ?
Qualifié unaniment de "merde" cinématographique par la critique lors de sa sortie en 1970, le très beau film de David Lean, "La fille de Ryan" est ressorti dans les salles de cinéma durant l'été 2013, dans sa version restaurée. La chaîne Arte a eu la bonne idée de le programmer dimanche dernier, 29 septembre, en première partie de soirée. Après sa descente par les gratte-papiers, le réalisateur, écoeuré, a cessé de produire des films durant près de quinze années. Un deuil d'une durée égale à celle du personnage du film - incarné par Robert Mitchum - qui épouse la fille de Ryan...
- (crédit photo ARD/Degeto/Warner, site ARTE)
Pendant la Première Guerre mondiale, à Kirrary, petit village irlandais isolé. Rosy Ryan, la fille du cabaretier, amatrice de littérature à l'eau de rose, tombe amoureuse de l'instituteur Charles Shaughnessy, un veuf d'une quarantaine d'années (ce qui dans l'Irlande de l'époque veut dire vieux, surtout pour un instituteur englué dans sa routine et veuf depuis longtemps).
La jeune fille romantique brûle d'impatience de jeter ses jeunes espérances dans quelque chose qui la sorte de la taverne de son père. A l'instar du don de son ombrelle qu'elle fait à l'océan, sorte de test avant le grand bain de la vie, elle fait don de toute sa personne à sa passion pour l'instituteur du village. Ils se marient mais, déçue par sa terne nuit de noces et par sa vie conjugale monotone, Rosy se précipite bientôt dans une nouvelle passion avec un jeune officier anglais qui, après avoir été grièvement blessé au combat, a pris le commandement de la petite garnison du village.
La distribution des rôles est la suivante : Sarah Miles incarne Rosy Ryan. Elle est la femme du scénariste Robert Bolt qui a écrit le rôle pour elle. Elle n'est pas une inconnue ; elle a déjà joué avec succès le sulfureux rôle de soubrette vicieuse acoquinée avec Dirk Bogarde dansThe Servant, de Joseph Losey. Elle joua ensuite dans Blow Up de Michelangelo Antonioni. Robert Mitchum joue Charles Shaughnessy. Le bel officier anglais est incarné par Randolph Doryan dans son rôle le plus célèbre. Il abandonne peu après sa carrière d'acteur. Enfin Trevor Howard est le père Collins, l'inoubliable inconnu de "Brève rencontre" de David Lean.
A sa sortie, le film subit une critique assassine, en dépit des succès précédents du réalisateur (Le Pont de la rivière Kwaï, Lawrence d'Arabie, Le Docteur Jivago).
Le film commence sur un plan d'une beauté exceptionnelle, excessive même. C'est là peut-être un des malentendus majeurs auprès de la critique de l'époque. Cette dérive esthétisante n'en est pas une : c'est tout simplement une "romantisation" du décor à l'image de l'idée que l'héroïne se fait du monde. Les lys du jardin où elle se réfugie pour guetter l'arrivée de son amant, sont exagérément grands et resplendissants. Le pré de fleurs violettes où les deux tourtereaux se retrouvent est carrément surréaliste. De la même façon, les décors d'océan et des plages sont trop soignés. Et le tournage dura un an, au lieu des 10 semaines prévues, pour bénéficier des plus belles journées ensoleillées. La grande scène de tempête, qui fut commencée en Irlande, est terminée en Afrique du Sud. Tout est ainsi outrancièrement amplifié aux dimensions de la vision idyllique de la jeune fille et, aussi, pour donner à la nature une présence forte. La musique de Maurice Jarre s'efface elle aussi derrière la toute-puissance musicale de la nature.
Une variation de Madame Bovary
Cette histoire est une variation irlandaise de Madame Bovary. C'est voulu . Sauf qu'ici, le mari, prénommé Charles comme le mari d'Emma Bovary, est plus que compréhensif envers son épouse. Il a peu de points communs avec Charles Bovary, lequel est lâche (bien que gentil) et ne se remet pas en question : on se souvient de sa tirade finale "c'est la faute de la fatalité !" et il se laisse mourir de chagrin après le suicide d'Emma. Au contraire, Charles Shaughnessy admet tout haut sa part de responsabilité dans les évènements. Il se montre toujours très protecteur et bienveillant envers sa jeune épouse, volontaire, optimiste.
Faut-il sauver le soldat de la fille de Ryan ?
Le récit s'inscrit dans une période de conflits. Mais ce n'est pas ce genre de conflits qui inspirent le réalisateur.. Ce qu'il préfère nous montrer, ce sont les conflits entre les lois (de Dieu ou de l'homme) et la nature animale. Une jument et un cheval s'appellent dans la nuit, les amants aussi. Ils se ressentent de manière animale, comme l'a compris le mari quand il les constate "si proches". Le langage leur est superflu.
Le mariage, la religion, rien n'empêche la pulsion animale de l'emporter. Le mari trompé trouve refuge dans la nature pour penser à son sort. Même le prêtre surveille les nuages et croit y voir l'annonce de l'arrivée de Jésus Christ. La nature commande.
L'amour tient de la pulsion animale et fait corps avec la nature : les amants ne se parlent pas et son unis même à distance par l'émotion, ce qui reconnaît le mari en déclarant "vous êtes très proches". La légèreté de la jeune fille dans une bourgade très catholique va susciter la violence de la population. Un rôle à part est joué par Michaël, un idiot muet et boîteux qui se livre à de folles facéties qui effrayent la jeune fille. Le père Hugh, qui règne sur la petite communauté, joue un prêtre très irlandais et très ouvert d'esprit. Comme pour Le pont de la rivière Kwaï, le film trouve son accomplissement dans une scène explosive.
Faut-il sauver le soldat de la fille Ryan ? Inutile, son sort est scellé. Alors, les personnages, simples éléments emportés par la vie et les tourments, se contentent de "sauver les apparences". Le prêtre explique au soldat l'importance pour un homme de retrouver son pantalon. Pour la dignité, les apparences du moins. Les apparences sauvent les conventions. Elles peuvent aussi être trompeuses : sous l'animalité de l'idiot fou vient percer une âme sensible. Encore le jeu des éléments : c'est le vent qui enlève le chapeau de la jeune femme et révèle à Mickaël sa chevelure massacrée. Les pleurs du monstre vaudront enfin à ce dernier le baiser de la belle. C'est l'espoir qui luit dans la nuit...
"Breaking the wave" et "La leçon de Piano" s'inspireront de ce film. Mais Lars von Trier fera montre d'un pathos très fort. Ce qui n'est pas le cas de David Lean. Pour ce qui est des troubles politiques en Irlande dans ces années-là, Ken Loach montrera fort bien la guerre fratricide irlandaise dans "Le vent se lève" en 2005. Mais déjà dans La fille de Ryan, David Lean montre la folie des hommes (les nationalistes irlandais alliés aux Allemands par haine des Anglais) et la colère des éléments qui s'entêtent à déjouer leurs plans. L'extraordinaire séquence de la tempête constitue le point d’orgue du film. Elle met aussi un point final à l'amour impossible entre les deux êtres déchirés.
Les jeux d'apparences
L'arrivée de l'officier anglais nous donne la vision de deux hommes qui boîtent : le fou qui l'observe et l'officier, tout près de vaciller aussi dans la folie (il vacille pour de bon après la tempête quand il essaie de tirer sur un nationaliste). L'idiot qui voit débarquer cet officier, voit surtout un boîteux comme lui. L'officier anglais, revenu en héros, se donne une contenance dans un uniforme et des bottes impeccables, un silence et une attitude raide ainsi que par l'habitude un peu ridicule de tapoter sa cigarette sur son porte-cigarette, objet qu'il léguera à l'idiot avant d'en finir avec la vie. Normal, les apparences ne comptent plus dans ces moments-là.
La jeune femme est prise d'un rire nerveux quand, après la survenue du drame (elle est tondue et déshabillée par les villageois), son mari parle de "sauver les apparences". Ces apparences ont une grande importance pour beaucoup de personnages du film : le prêtre tient à apporter ses vêtements à l'époux qui a quitté le domicile en pleine nuit en chemise de nuit. Il n'hésite pas, pour cela, à escalader les rochers et apporte une fiole de whisky à l'homme malheureux pour lui permettre de reprendre courage et une certaine dignité. C'est encore par le whisky que le couple se réconforte devant la cheminée (sans se toucher). Dans cette Irlande virile, plutôt que de toucher, on tend une bouteille ou un verre d'alcool. On ne dit pas non plus : ainsi le père de la jeune fille, à la fin du film, reconnaît en son gendre un homme de grande valeur mais charge sa fille de faire passer le message à sa place car "il y a des choses qu'un homme ne peut dire à un autre homme". Il se contentera de serrer la main du mari chassé et de lui souhaiter bonne chance, avant de se réfugier dans son bar sous le regard hostile des villageois qui observent de loin.
Deux scènes d'amour très opposées
- la nuit de noces horriblement bruyante où tout le village se veut témoin des ébats du couple de mariés. C'est une grande frustration pour la jeune épouse : son mari s'endort et son regard se fixe sur une tâche du papier peint.
- la scène d'amour entre les deux amants dans la nature où tout concourt à la sensualité., à la communion physique. Le sous-bois foisonne d'herbe agités par le vent, de campanules fleuries. Aucune parole n'est échangée. Seuls les sons se répondent : bruissement du vent dans les arbres, chant des oiseaux ou du ruisseau qui coule doucement au loin. L'union est symbolisée par l'allégorie du pollen des pissenlits qui s'envole...