jeudi 29 octobre 2015 - par Emile Mourey

Guerre des Gaules, bataille de Lutèce : le texte, l’archéologie, la logique militaire

Cet exposé est la synthèse améliorée de trois articles sur Lutèce que j'ai soumis au débat sur le site du média citoyen Agoravox.

Le sujet est d'actualité. Il est d'importance, non seulement pour comprendre l'origine historique de Paris, mais aussi de la Gaule. Après le scoop médiatique d'une Lutèce gauloise qui serait née sur les hauteurs de Nanterre, après la reprise des fouilles archéologiques dans l'île de la cité, il importe de clarifier le débat en prenant en compte les trois facteurs du raisonnement que j'ai nommés dans mon titre. Et cela, sans céder à la facilité qui consiste à excuser son ignorance en rejetant sur César un soi-disant manque de clarté et d'objectivité.

(Je donne ci-après en caractères simples, la traduction du site de Philippe Remacle ; en caractères gras, italiques et soulignés, celle que je propose ; extraits).

Venant d'Agedincum (Sens), Labiénus se porte avec quatre légions vers Lutèce (1, flèche rouge en bas). Cet oppidum appartient aux Parisii et est situé dans une île de la Seine (2). Au bruit de son arrivée, un grand nombre de troupes ennemies se réunirent des pays voisins. Le commandement en chef fut donné à l'Aulerque Camulogène, vieillard chargé d'années, mais à qui sa profonde expérience dans l'art militaire mérita cet honneur. Ce général ayant remarqué que tout le lieu était entouré d'un marais qui confluait à la Seine, et protégeait merveilleusement le lieu, y répartit ses troupes dans le but de nous disputer le passage. (3)   Labiénus travailla d'abord à dresser des mantelets, à combler le marais de claies et de fascines, et à se frayer un chemin sûr (4). Voyant que les travaux présentaient trop de difficultés, il sortit de son camp (5) en silence à la troisième veille, et arriva à Metlosédum (Melun) par le même chemin qu'il avait pris pour venir (6). C'est un oppidum des Sénons, situé, comme nous l'avons dit de Lutèce, dans une île de la Seine. S'étant emparé (en les détachant) d'environ cinquante bateaux, il y jeta les soldats en vagues d'assaut, et par l'effet de la peur que cette attaque inopinée causa aux habitants, dont une grande partie d'ailleurs avait été appelée sous les drapeaux de Camulogène, il entra dans l’oppidum sans éprouver de résistance. Il rétablit le pont que les ennemis avaient coupé les jours précédents, y fit passer ses troupes, et se dirigea vers Lutèce en suivant le cours du fleuve (7) Les ennemis, ceux qui ont été avertis par les fugitifs de Metlosédum, font incendier Lutèce et couper les ponts de cet oppidum ; quant à ceux dont nous parlons qui s'étaient avancés du côté du marais (3), ils vont s'établir sur les rives de la Seine, près de Lutèce, face aux camps de Labiénus. (8)

… Labiénus, au milieu de si grands changements, sentit qu'il fallait adopter un tout autre système que celui qu'il avait jusque-là suivi ; il ne songea plus à faire des conquêtes ni à harceler l'ennemi, mais à ramener l'armée sans perte à Agedincum. Car d'un côté, il était menacé par les Bellovaques (9), peuple jouissant dans la Gaule d'une haute réputation de valeur ; de l'autre, Camulogène, maître du pays, avait une armée toute formée et en état de combattre ; enfin le grand fleuve (la Seine) éloignait les légions de leurs bagages et de la garnison qui les gardait (10). Il ne voyait contre de si grandes et si subites difficultés d'autre ressource que la valeur militaire et la bravoure.

Réflexion : si Labiénus s'empêtre dans un marais - endroit bien localisé puisqu'il a donné son nom à un quartier de Paris - c'est qu'il arrive par la rive gauche, ce que César n'a pas jugé utile de préciser. Cela prouve, certes, qu'il a sous-estimé l'obstacle mais cela pourrait aussi indiquer qu'il ne voulait pas s'emparer de l'oppidum/île de la cité mais de la montagne Sainte-Genevièvre où les archéologues ont identifié une occupation antique du temps de l'empereur Auguste.

Si l'on se réfère aux rares textes qui en donnent les définitions, oppidum et ville sont deux choses très différentes. Oppidum vient du latin ovidum qui signifie "oeuf". À l'origine, c'est un retranchement en forme d'ovale servant de refuge en cas de danger. Érudit d'Autun au Second empire, l'avocat Garenne en a retrouvé la trace à Alise-Saint-Reine, au mont Beuvray et à Mont-Saint-Vincent. Ensuite, le terme s'est étendu à toute une zône refuge ; c'est le cas de l'ile de la cité.

Labiénus ne dit que ce qu'il voit. Pour lui, le lieu est entouré d'un marais qui l'entoure même si ce n'est pas vraiment le cas à l'ouest et au sud. Si l'armée de Camulogène défend ce lieu, c'est parce que c'est le centre de la cité, autrement dit la ville où habitent les Parisii. Si César ne lui donne pas le nom de "urbs", c'est qu'elle n'était pas entourée d'un rempart de pierre. Si les archéologues ne trouvent pas de traces d'occupation sous la ville dite gallo-romaine qu'ils ont mise au jour, c'est qu'elle était déjà la ville gauloise. Comme le montre le quadrillage des monnaies en or du trésor de Puteaux, elle était déjà cadastrée avant la conquête.

Le latin de César n'est pas comparable à notre français aux termes variés et parfois synonymes. Si, à Melun, César avait voulu dire que les bateaux étaient liés entre eux comme le disent les traductions courantes, il aurait utilisé, dans son vocabulaire spécifique, l'expression navibus vinctis et non navibus conjunctisConjungo exprime plutôt une action d’ensemble. Il faut donc comprendre que Labiénus a lancé contre l’oppidum de Melun dans son île une vague d’embarcations d’assaut - de vétitables chalands à fond plat comme il en existait au Moyen âge - et cela, dans la foulée de son arrivée, rapidement, ce qui est, d'ailleurs, conforme à la logique militaire.

Le mot exercitum en latin et armée en français n'ont pas tout à fait le même sens. En latin, ce sont ceux qui s'exercent au métier des armes. C'est ainsi que les traducteurs se trompent en pensant que Labiénus s'est fait accompagner par toute son armée en se rendant à Melun. La logique militaire veut qu'il y n'y soit allé qu'avec une légion. Cela lui a d'ailleurs suffi pour piller la ville et assurer son ravitaillement (autre aspect de la logique militaire de l'époque). 

Toujours dans la logique militaire, on comprend que les Gaulois aient pratiqué la terre brulée en voyant Labiénus arriver sur la rive droite. Labiénus ne dit que ce qu'il voit, même s'il extrapole. Il est bien évident - logique militaire oblige - que les Gaulois n'ont coupé que le pont nord de l'oppidum et brûlé que les granges des fermes qui se trouvaient sur le passage des Romains, au nord du fleuve. Comment ne pas voir, dans ma correction, la richesse, la précision, la concision du vocabulaire césarien ? Ainsi fontionne le cerveau latin de César, beaucoup plus concis et précis que le cerveau français.

Je continue :

Ayant donc, sur le soir, convoqué un conseil (8), il engagea chacun à exécuter avec promptitude et adresse les ordres qu'il donnerait ; il attribua les bateaux, qu'il avait sortis de Metlosédum, à autant de chevaliers romains, et leur prescrivit de descendre la rivière pendant la première veille (21h30 à 22h ?), de s'avancer en silence jusqu'à quatre mille pas (de sa position : 1500 m x 4 = 6 km) et de l'attendre là (11). Il laissa pour la garde du camp (8) les cinq cohortes qu'il jugeait les moins propres à combattre, et commanda à celles qui restaient de la même légion de remonter le fleuve au milieu de la nuit, avec tous les bagages, en faisant beaucoup de bruit (12). (confirmation qu'en 8, il n'y a qu'une légion, soit dix cohortes que Labienus divise en deux). Il rassembla aussi des nacelles et les envoya dans la même direction à grand bruit de rames. Lui-même, peu de temps après, étant parti en silence, rejoignit avec les trois légions (5) l'endroit où il avait ordonné aux bateaux d'aborder (11 —> 14). (il faut comprendre ici que Labienus a rejoint les trois légions de 5, probablement en bateau, en remontant le fil du courant).

En abordant l'endroit (14), alors qu'un orage venait d'éclater, on surprit et on supprima les éclaireurs que l'ennemi avait placés sur toute la rive du fleuve (13) ; l'armée et la cavalerie passèrent rapidement de l’autre côté, avec le secours des chevaliers romains chargés de cette opération (les trois légions n'ont pas traversé le fleuve, elles ont contourné l'obstacle : erreur de traduction des précédentes traductions).

À l’approche du jour (sub lucem, mettons 5h30 heures du matin), et presque au même instant, on annonce aux ennemis qu'il règne une agitation extraordinaire dans le camp romain (8), qu'un corps considérable de troupes remonte le fleuve (12), qu'on entend un grand bruit de rames du même côté, et qu'un peu au-dessous des bateaux transportent des soldats (11). À ce récit, persuadés que les légions s'en vont de trois endroits, et que l'effroi causé par la défection des Héduens précipite notre fuite, ils se partagent aussi en trois corps. Ils en laissent un vis-à-vis de notre camp (8) pour la garde du leur ; le second est envoyé vers Metlosédum (Melun), avec ordre de s'avancer aussi loin que les bateaux, et ils marchent contre Labiénus (5 ?) avec le reste de leurs troupes.

Au point du jour (mettons 6h30), toutes nos troupes avaient été transportées (14) et l'on vit celles de l'ennemi rangées en bataille (16). Labiénus exhorte les soldats à se rappeler leur ancienne valeur et tant de combats glorieux, et à se croire en présence de César lui-même, sous la conduite duquel ils ont tant de fois défait leurs ennemis, puis il donne le signal du combat.

Dès le premier choc, la septième légion, placée à l'aile droite (17), repousse les ennemis et les met en fuite ; à l'aile gauche qu'occupait la douzième légion (18), quoique les premiers rangs de l'ennemi fussent tombés percés de nos traits, les autres résistaient vigoureusement, et aucun ne songeait à la fuite. Camulogène, leur général, était lui-même avec eux, et excitait leur courage. Le succès était donc douteux sur ce point, lorsque les tribuns de la septième légion, instruits de ce qui se passait à l'aile gauche, vinrent avec leur légion prendre les ennemis en queue et les chargèrent (20). Même dans cette position, aucun Gaulois ne quitta sa place ; tous furent enveloppés et tués. Camulogène subit le même sort. D'un autre côté, ceux qu'on avait laissés à la garde du camp opposé à celui de Labiénus (8), avertis que l'on se battait, marchèrent au secours des leurs, et prirent position sur une colline (20) ; mais ils ne purent soutenir le choc de nos soldats victorieux. Entraînés dans la déroute des autres Gaulois, tous ceux qui ne purent gagner l'abri des bois ou des hauteurs, furent taillés en pièces par notre cavalerie. Après cette expédition, Labiénus retourne vers Agedincum, où avaient été laissés les bagages de toute l'armée. De là il rejoignit César avec toutes les troupes. 

Réflexion

Avant la conquête romaine, les Gaulois sillonnaient-ils déjà les fleuves avec de grands chalands à fond plat ? La réponse est oui. Les « marmois » que les archéologues ne datent que du Moyen-âge, il faut aussi les imaginer au temps de la Gaule indépendante. Ainsi s’explique l’idée « réalisable » que Labiénus a eu de faire transporter par bateaux trois légions, ainsi que des chevaux. La Gaule indépendante, c’était déjà la Gaule dite faussement gallo-romaine. C’était déjà le Moyen-âge.

Toute la manoeuvre de Labiénus repose sur l’idée qu’il faut faire croire à Camulogène, un, que les Romains vont attaquer en 6, deux, qu’ils s’en vont. Toutes les instructions (secrètes) de Labiénus vont dans ce sens, et cela se passe de nuit. La thèse d'un franchissement du fleuve au nord de Lutèce, même avec diversion, est trop classique pour croire que Camulogène se serait laissé surprendre alors qu’il était sur ses gardes à cet endroit. C’était, à coup sûr, l’écrasement des premiers romains débarqués.

Mais l’important n’est pas seulment là. Il est dans la précision du récit qui serait autre dans cette hypothèse. Dans mon explication, toutes les phases de l’engagement sont indiquées, point par point, et cela correspond à une logique militaire.

Il n’y a pas de doute à avoir. Le juge de paix, en définitive, est dans le choix des mots latins. Le mot important est transmittitur. Dans ses Commentaires, pour indiquer le franchissement d’un fleuve, César utilise toujours le mot traducere, dans l’expression exercitum traducit. C’est d’ailleurs l’expression qu’il utilise à Melun quand Labiénus fait franchir la Seine à sa légion. Dans le cerveau latin rigoureux de César, le langage fleuri et varié du français n’a pas sa place. S’il utilise le mot transmittitur, c’est pour dire autre chose que traverser le fleuve. Son fil de pensée est le suivant : légions ---> obstacle/marais ---> on franchit l’obstacle, transmittitur, littéralement : Labiénus envoie ses troupes de l’autre côté (de l'obstacle)... en le contournant par le fleuve.

En proposant la traduction traverser le fleuve le Gaffiot se trompe et a trompé tous les traducteurs.

En ne voulant pas comprendre qu'un an plus tôt, César n'a pas convoqué le conseil des Gaules dans une clairière mais sur les gradins d'un théâtre, on a fourvoyé l'archéologie française. Espérons que l'INRAP réparera cette grave erreur.

E. Mourey, 28 octore 2015

L'auteur du croquis d'origine représentant Lutèce est Jean-Claude Golvin.

 



4 réactions


  • Clark Kent M de Sourcessure 29 octobre 2015 15:16

    Bonjour m. Mourey


    Vous écrivez :

    « Les « marmois » que les archéologues ne datent que du Moyen-âge, il faut aussi les imaginer au temps de la Gaule indépendante. »

    Ne pensez-vous pas que la société médiévale sur notre territoire dans ses croyances, ses mythes et sa vie quotidienne, était plus proche de la vie des Gaulois que de celle des Romains d’Italie de l’antiquité ?

    • Emile Mourey Emile Mourey 29 octobre 2015 15:56

      @M de Sourcessure


      Affirmatif. Les pierres dressées, c’est en Gaule et non en Italie. Les associations dont parle César dès son arrivée, du type compagnonnage, c’est en Gaule. Le cochon dans chaque ferme, c’était déjà la Gaule.


  • Antenor Antenor 1er novembre 2015 20:15

    @ Emile

    Si votre thèse est juste, pourquoi César n’est-il pas plus précis quant aux troupes emmenées par Labiénus à Melun ? Essayait-il de couvrir l’action de son subordonné qui aurait pu être jugé un peu « dingue » à Rome.


    • Emile Mourey Emile Mourey 2 novembre 2015 00:30

      @Antenor


      Oui, c’est étonnant. Ce qui est certain, c’est qu’en 8, il n’y avait qu’une légion qu’il a partagée en deux, soit 5 cohortes pour garder le camp et 5 cohortes qui ont remonté la Seine, ce qui fait bien 10 = une légion. Cette légion est celle qui est descendue à Melun pour ensuite remonter en 8, il n’y a pas de doute.

      Vous avez raison. César nous habitue à plus de précisions. Je ne vois l’explication que dans l’expression « exercitum traducit » qui est une formule bateau pour dire en quelque sorte « le fleuve est franchi » (tout fleuve franchi étant considéré à cette époque comme une action de guerre glorieuse). César n’a pas manqué de la signaler par l’expression adéquate.

      Ensuite, il y a la logique logistique dont César ne parle qu’assez peu mais qui existe : un minimum de train des équipages, les malades, les blessés, les marchands qui suivaient les armées. Démonter le camp aurait été une opération longue ; déplacer quatre légions pour une prise de Melun dégarni de défenseurs absurde.

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