Guerre du Haut-Karabakh : un cessez-le-feu douloureux pour l’Arménie et Haut-Karabagh
Après de longues semaines d’un combat inégal – d’un côté l’Arménie et l’Artsakh avec des moyens militaires limités et une population de moins de trois millions d’habitants et de l’autre, la Turquie et l’Azerbaïdjan avec une population de plus de 90 millions d’habitants et des armes dernier cri, grâce aux pétrodollars – l’issue était inévitable. Malgré la bravoure des Arméniens et leur sacrifice, rien ne pouvait arrêter la machine à tuer turco-azéro-djihadiste.
L’accord, sous l’égide de la Russie qui évince de cette manière les Occidentaux totalement du Caucase, fait la part belle à la Turquie également.
On dirait qu’un pacte a été conclu entre la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdogan pour se partager le butin moyen-oriental et levantin.
En Syrien, en Libye et maintenant dans le Caucase. Et chaque fois, la Russie, plus forte dans tous les domaines prend la part du lion, laissant à la Turquie une partie substantielle du butin et, en tout cas, de quoi lui permettre de crier victoire… Cela jusqu’à la prochaine étape qui mettra les deux puissances face à face ?
Pour information, voici les principaux points de la déclaration signée par Aliev, Poutine, et Pachinian.
1. Arrêt des combats le 10/11/2020 à 01h heure locale. Chaque partie reste sur les positions conquises jusqu’à présent.
2. L’Armenie restituera avant la fin de cette année, les districts autour du Haut-Karabagh que ce dernier contrôlait depuis 1992.
3. Des troupes russes surveilleront l’ensemble de la nouvelle ligne de contact et le corridor de Latchine.
4. Les soldats russes se placeront parallèlement au retrait des forces arméniennes.
5. Un corridor de 5 kilomètres de large sera institué entre l’Armenie et l’Artsakh, qui ne touchera pas Chouchi. Par accord des parties, une nouvelle route sera créée dans les trois ans.
6. Les réfugiés retournent au Haut - Karabakh et dans les régions avoisinantes, sous le contrôle du haut-commissaire aux réfugiés de l’ONU.
7. Toutes les restrictions touchant les voies de communications et les échanges économiques sont abolies. L’Arménie assure un lien économique entre l’ouest de l’Azerbaidjan et la région du Nakhitchevan. Ce corridor sera sous surveillance des forces russes. Une route sera construite entre l’ouest de l’Azerbaidjan et la région du Nakhitchevan.
Comme l’estime le journaliste du Monde, Benoit Vitkine[1] : « La défaite est totale : l'Arménie cède les sept districts qui entourent le Haut-Karabakh. C'est plus que tout ce qui avait jamais été évoqué en trente ans de négociations successives. Le Karabakh lui-même est amputé, notamment de la ville de Chouchi, et aucune garantie n'est donnée quant à son futur statut. Aliev peut même se permettre d'exclure une autonomie. »
Il est évident par ailleurs que celui qui apparait comme le vrai gagnant dans cette tragédie est tout d’abord la Russie qui devient du coup l’arbitre dans cette région du Caucase et ensuite la Turquie.
Cette dernière réalise une partie du rêve néo-ottoman de jonction des territoires turcs et azerbaidjanais. Cette jonction passera par un corridor entre le Nakhitchevan et l’ouest de l’Azerbaïdjan (territoire principal) en traversant l’Arménie et pas seulement les territoires anciennement contrôlés par le Haut-Karabagh.
Ce règlement, qui laisse néanmoins de nombreuses questions en suspens, me rappelle la décolonisation : Quand un pays colonial part d’une région colonisée, il laisse derrière lui de nombreux points litigieux en suspens ; de cette manière, l’ancien colonisateur peut continuer à contrôler le territoire quitté, ou, à défaut, laisser des plaies ouvertes, susceptibles de s’ouvrir, auquel cas l’ancien colonisateur est (souvent) appelé à la rescousse. Les exemples sont légion : Les Indes britanniques sont devenus trois États qui ont toujours, plus d’un demi-siècle plus tard, des problèmes territoriaux et autres, Chypre est divisée en deux parties avec les Britanniques qui y sont toujours par l’intermédiaire de deux bases militaires, etc.
Afin de compléter cette présentation, je mets à disposition des extraits de l’analyse d’un spécialiste du Caucase, Laurent Leylekian, qui à chaud et sous le titre : « La défaite du Karabagh est aussi celle des valeurs démocratiques[2] », fait un premier bilan de la guerre et de l’accord : « Evidemment, il est difficile d’analyser à chaud les derniers évènements autour de la guerre du Karabagh, encore plus lorsqu’ils sont encore en cours et que la tragédie qui se développe vous étreint. Disons-le d’abord tout net, c’est une défaite militaire dans les grandes largeurs pour le Karabagh et pour l’Arménie. Ce n’est certes ni la vaillance, ni la détermination qui ont manqué ont Arméniens mais sans doute une incapacité à discerner les évolutions stratégiques lourdes qui les ont privés de tout soutien international, là où l’Azerbaïdjan a pu trouver un appui sans faille en la Turquie et au moins un blanc-seing du côté de Moscou. »
« L’Azerbaïdjan est évidemment le vainqueur à court terme de cette guerre. En récupérant l’ensemble des territoires adjacents à au Karabagh, en conservant les gains territoriaux en Artsakh même y compris la ville de Chouchi, en mettant le reste du territoire karabaghiote sous la protection temporaire de casques bleus russes et en assurant même un droit de transit entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan à travers le territoire arménien – hypothèse hier encore improbable – il renforce son prestige politique et sa glorieuse postérité aux yeux d’une opinion publique azerbaïdjanaise chauffée à blanc par des décennies de nationalisme. Il n'est cependant pas sûr que ce triomphe perdurera quand la société azerbaïdjanaise découvrira l'ampleur des pertes militaires qui lui ont été cachées jusqu'à présent. » (…)
Enfin, je partage le point de vue de Leylekian quant à la responsabilité de l’Europe et les Etats-Unis, qui se sont totalement désintéressés de cette guerre.
Cependant, il s'agit également d'une défaite de la démocratie et des valeurs humaines et humanistes ; d'autant plus dure à supporter que face aux Arméniens il y avait deux dictatures et un groupe de mercenaires djihadistes à la solde d'Ankara.
Ce que l’on appelle communément la « communauté internationale » n’est qu’une coquille vide ; chacun des pays qui la composent veille à ses propres intérêts, et s’il est fort, il impose sa volonté, quitte à inviter sur la photo le vaincu, histoire de l’obliger à sourire devant la caméra, contraint et forcé…