Guerre en Ukraine : pour une véritable politique étrangère
Entre les invectives qui volent en tous sens et le long blocage des négociations, on se trouve aujourd’hui au degré zéro de la diplomatie. Les médias officiels présentent la guerre entre la Russie et l’Ukraine comme une guerre entre le Bien et le Mal, et le soutien à l’Ukraine comme une croisade pour la démocratie. Dans certains milieux politiques, il en est qui pensent au contraire (mais d’une façon tout aussi grossièrement schématique) que la cause russe serait bonne, et intégralement bonne, parce qu’elle serait celle d’un Etat fort et nationaliste, qui s’opposerait au cosmopolitisme représenté par l’OTAN.
Comme l’a dit Eric Zemmour, si la Russie est coupable, les Etats-Unis sont responsables. En effet, leur politique dans la région a été constamment manipulatrice, et ce n’est sans doute pas à cause de la seule Russie que la guerre sévit depuis près de huit ans dans le Donbass. Quant aux crimes de guerre, ils sont probablement perpétrés par les deux camps et non par la seule armée russe même si, manifestement, la balance penche plus lourdement du côté de la Russie, de même que celle-ci est, en dernière analyse, bel et bien l’agresseur. Savoir qui a raison, qui a tort et qui a commis des crimes de guerre est important. Mais la question qui devrait tout emporter, et que l'on passe systématiquement sous silence, est celle de l'équilibre européen. Or, que peut-on distinguer à cet égard ? Trois situations internationales possibles pour l’Ukraine :
- l'Ukraine fait partie de l'OTAN. Ce pays hétérogène mal fixé sur sa vocation (fait-elle ou non partie du monde russe ?), bordé par la Transnistrie occupée par l’armée russe, instable, en proie à une corruption gigantesque, est en lui-même une poudrière. L'Ukraine dans l'OTAN serait une menace permanente pour la paix du monde. En affaiblissant trop la Russie, elle amoindrirait le rôle positif que celle-ci sera toujours susceptible de jouer, le cas échéant, face à la Turquie ou à l’islamisme. Ce scénario est désormais loin de nous. Cela étant, ce n'est même pas un mérite (son unique mérite !) qu'on pourrait attribuer à l'agression russe, puisque la France et l'Allemagne ont signifié en 2008-2009, lors de la crise géorgienne, qu'elles ne voulaient ni de la Géorgie, ni de l'Ukraine dans l'OTAN ;
- l'Ukraine est vassalisée, voire annexée par la Russie. Il s'agirait alors d'une restauration de l'empire russe, dont la dislocation a été un acquis majeur de notre victoire lors de la guerre froide. Voir un bloc de 200 millions d'habitants, solidement implanté en Europe, obéir au doigt et à l'œil aux ordres de Moscou n’apparaît pas comme une perspective réjouissante ; tel est le risque majeur aujourd'hui, et c’est bien ce fait qui nécessite ici et maintenant (mais pas forcément hier, ni demain) de contrecarrer la Russie ;
- l'Ukraine est neutre mais non démilitarisée comme l’a parfois exigé Moscou (ce qui nous ramènerait de fait au scénario précédent), donc avec une armée lui permettant de faire respecter sa neutralité. Dans un tel scénario de paix, on pourrait envisager que la Russie conserve au minimum la Crimée (qui est une terre profondément russe, et absolument nécessaire à la Russie d’un point de vue stratégique) et éventuellement tout ou partie du Donbass, en conséquence d’un ou plusieurs référendums intervenant après le retour de tous les réfugiés, pour que les habitants pro-russes ne soient pas les seuls votants ; quels qu’en soient les résultats, les minorités devraient bénéficier d’un statut protecteur. La Russie resterait bien dans ce cas la principale puissance de la région, sans toutefois redevenir l’empire qu’elle fut jadis.
Poutine semble avoir balancé entre le deuxième et le troisième de ces scénarios, et désormais s’orienter vers une annexion de tout le sud de l’Ukraine, inadmissible par la communauté internationale, fût-ce à très long terme, en ce qu’elle irait bien au-delà des régions litigieuses du Donbass. De telles hésitations nous renseignent sur ce que semble être devenue la politique étrangère russe, à l’image de sa stratégie militaire en Ukraine : un bateau ivre. En apprenant l’agression russe contre l’Ukraine, au matin du 24 février 2022, ma première réflexion fut : « Le joueur d’échecs a renversé l’échiquier. » Ceci alors que la reconnaissance, peu auparavant, des deux républiques du Donbass par la Russie, semblait annoncer une initiative plus limitée de la part de celle-ci : en se contentant de renforcer nettement son aide en hommes et en matériels aux deux républiques indépendantistes, elle aurait suscité de nouvelles indignations et quelques sanctions supplémentaires, mais sans doute rien qui eût été de nature à modifier radicalement sa situation diplomatique et économique à l’égard du reste du monde, non plus qu’à bouleverser l’équilibre européen. Et il y a gros à parier qu’une telle réaction aurait largement suffi à refroidir les ardeurs de ceux qui visaient à intégrer l’Ukraine dans l’OTAN.
Que déduire de ces graves divagations du gouvernement russe ?
Que l'aide à l'Ukraine est nécessaire car, à travers son existence en tant qu’Etat, c’est l’équilibre européen qui est menacé. Certes, cette aide ne doit pas nous priver de matériels essentiels tels que... les munitions, puisqu'il s’est dit que le délabrement de nos forces armées serait tel qu’il ne nous en resterait que pour trois jours ! L’aide ne doit pas non plus être inconditionnelle et peut aussi, le moment venu, servir de moyen de pression sur l'Ukraine pour que celle-ci se décide à négocier, dans l’éventualité où la Russie serait prête à accepter un compromis qui préserverait la souveraineté et l’essentiel de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, et donc un pan entier de l’équilibre européen – ce qui, répétons-le, doit nous importer avant toute chose.
Une telle aide doit aller de pair avec une attitude ferme, sur le fond, face à la Russie – ferme mais sans provocations, et l’on ne peut qu’être extrêmement inquiet, entre autres choses, de l’embargo décidé par la Lituanie sur les transports entre la Russie et l’enclave de Kaliningrad, qui met en cause la continuité territoriale de la Russie. Mais arrêtons-nous un instant sur la forme, c’est-à-dire sur le langage. Loin de n’être que vaines fioritures, il est essentiel dans la diplomatie : les mots pèsent leur poids de terre et de sang. Plus que les livraisons d'armes (qui ont eu lieu dans tous les conflits, dont la guerre du Vietnam et la guerre russo-finlandaise de 1939-1940, durant laquelle le Royaume-Uni, la France et... l'Italie, malgré le pacte germano-soviétique, livrèrent des armes à la Finlande, sans que tout ceci n'entraîne de guerre entre ces différents Etats et l’URSS), il faut craindre les débordements verbaux, qui empêchent toute désescalade lors d’un conflit. En cela, l’attitude jusqu’au-boutiste des gouvernements américain et britannique semble viser à la poursuite indéfinie de la guerre jusqu’à une hypothétique défaite russe, ou jusqu’à la mort de Vladimir Poutine ! La Russie vient d’y répondre, ce 28 juin, par la folle exigence d’une capitulation ukrainienne comme préalable à la paix. On voit les avantages politiques (séparation définitive entre l’Europe et la Russie) et économiques (ventes de pétrole et de gaz) que peuvent tirer les Etats-Unis de cette situation. Cela étant, une telle politique est en réalité fort dangereuse pour eux aussi, car elle risque d’aboutir à une défaite totale de l’Ukraine, et elle pousse de plus en plus la Russie dans les bras de la Chine. Quelque aversion que l’on ait pour Emmanuel Macron, il faut lui reconnaître au moins le mérite d’essayer de maintenir avec la Russie un dialogue fait d'autre chose que d'invectives.
La diplomatie gagne à être réaliste plutôt qu’idéologique. A travers les brouillards fumeux d’une douteuse croisade pour la démocratie, mais aussi des délires pro-poutiniens de certains, la question des objectifs que l’on veut atteindre est absolument fondamentale. Si on ne la pose pas, il est vain de prétendre avoir une politique étrangère – et une politique étrangère qui ne soit pas celle des Etats-Unis, non plus que celle de la Russie ni de l’Allemagne, mais celle de la France, en faveur du maintien de l’équilibre européen.