lundi 2 octobre 2017 - par Bruno Hubacher

Harvard, orwellienne jusqu’au bout

La prestigieuse université de Harvard invite chaque année des « fellow visitors », des personnalités méritantes pouvant faire valoir des connaissances particulières dans leur domaine spécifique. Elles sont invitées à des colloques, des séminaires ou des débats publics qui ont lieu durant toute l’année universitaire. Cette année, la « Harvard Kennedy School of Government » avait invité, entre autre, la lanceuse d’alerte, Chelsea Manning, jusqu’à ce que…

« Rejoignez un vibrant milieu académique qui réunit penseurs et faiseurs du monde entier, engagés pour le bien public ». La « Harvard Kennedy School of Government » annonce la couleur sur son site internet.

Dans cet esprit et « dans le but d’élargir la portée et la profondeur des possibilités, offertes à nos étudiants, nous sommes soucieux d’accueillir un spectre aussi large que possible d’opinions diverses et contradictoires sur des sujets tels que la politique et les médias, indépendamment de toutes races et genres. Ainsi nous avons décidé d’élargir notre liste de « fellow visitors » pour l’année universitaire 2017/18 par à une dizaine de participants supplémentaires. » (Bill Delahunt, directeur).

Sur cette liste figurait, entre autres, l’ancienne analyste militaire de la CIA, Chelsea Manning, condamnée à 35 ans de prison par un tribunal militaire, et graciée « in extremis » par l’ex-président Barack Obama, pour avoir divulgué à l’organisation non gouvernementale « Wikileaks » en 2010 une série de documents classifiés, néanmoins compromettants, de l’armée américaine, On y trouvait, entre autre, une vidéo, montrant un raid aérien de soldats américains, du 12 juillet 2007 à Bagdad, ouvrant le feu à la mitraillette sur un groupe de civils depuis un hélicoptère Apache, tuant 18 personnes, dont deux reporters de l’agence Reuters, ainsi que les « Afghan War Diaries » révélant l’étendue du nombre de civils, tués dans cette guerre d’usure. 

On ne peut pas s’empêcher, à cette occasion, de penser à « My Lai », ce village vietnamien, théâtre d’un massacre, commis par des soldats de l’armée américaine pendant la guerre du Viet Nam, causant la mort de près de 500 civils, ou de « No Gun Ri » en Corée du Sud, où, en début de la guerre de Corée, près de 400 civils furent tués sous le feu nourri de l’armée américaine pendant trois jours. Le premier événement fut rendu public par le journaliste d’investigation Seymour Hersh (Prix Pulitzer) en 1969. Seymour Hersh avait par ailleurs écrit un des premiers articles dans le « New Yorker » sur les atrocités commises dans la prison iraquienne « Abou Ghraib » par des soldats de l’armée américaine. En ce qui concerne l’événement coréen, le Pentagone avait continué à nier son existence jusqu’en 1999. Le « perpetuum mobile » de l’histoire. 

Chelsea Manning figurait donc sur la liste de l’université, « engagée pour le bien public », pour une courte durée du moins, car son doyen, Douglas Elmendorf, a finalement décidé d’annuler l’invitation en s’excusant d’une « erreur ». « Je comprends que le public considère que le titre de « fellow visitor » doit être un honneur particulier. Pour cette raison, nous devrons, à l’avenir, peser son attribution de manière plus scrupuleuse ».

« What happened ? », demanderait Hillary Clinton. Il se trouve que, Michael Pompeo, directeur de l’agence de renseignement, CIA, également annoncé en tant que « guest speaker » a préféré annuler sa venue par « loyauté envers les officiers de la CIA, ne voulant pas assister à un événement qui accorde la parole à une traitresse à la patrie », ainsi que Michael Morel, ancien directeur de l’agence, qui retire même son adhésion en tant que membre de l’institution vénérée en déclarant : « J’ai une obligation envers ma conscience, et, en effet, envers à ma patrie de défier tous efforts qui tentent de justifier le piratage de documents, vitaux à la sécurité nationale. »

On connaît Michael Morel en tant que soutient inconditionnel à la politique « antiterroriste » des administrations Bush et Obama et les programmes de torture de l’agence, déclarés illégaux par la « Cour Européenne des droits de l’homme », des prisons secrets autour du monde, ainsi que le programme de « extraordinary renditon » qui prévoyait le transfert de prisonniers de pays en pays, hors juridictions internationales en matière d’extradition, pour mener des interrogatoires dans des « conditions optimales » (John Kiriakou, lanceur d’alerte, ancien agent de la CIA, condamné à la prison pour avoir divulgué, entre autre, la pratique du « waterboarding » au New York Times)

Dans ce contexte, il est utile de rappeler que le sénat américain vient d’approuver, avec la complicité des députés démocrates, un budget militaire annuel de près 700 mia USD avec 89 votes pour et 8 contre, ce qui représente une augmentation de 80 mia USD par rapport à l’année précédente, 26 mia USD de plus que ce que le président avait demandé, 10 fois le budget militaire russe et le triple de celui de la Chine. 60 Mia USD seront consacrés à la guerre en Afghanistan, l’Iraq et la Syrie. Cette augmentation se compare à la revendication du sénateur Bernie Sanders pour une éducation publique gratuite qui coûterait 47 mia USD.

L’armée américaine lance actuellement une importante campagne de séduction dans les écoles publiques. « Il vaut mieux que ces jeunes entrent chez Uber » ou à l’armée « que de s’adonner au trafic de drogue. » Fin d’une citation bien connue

Il faut se rappeler que la célèbre université « engagée pour le bien public » et, en effet, toutes les autres universités prestigieuses aux Etats-Unis, sont des institutions privées qui profitent néanmoins d’un statut particulier quant à la contribution au « bien public ». Elles ne payent pas d’impôts, ni de TVA, ni d’impôts sur le revenue, ni de taxe à la propriété.

Il se trouve que l’université de Harvard, fondée en 1636, dispose d’une confortable fortune de 37 mia USD, fortune gérée jusqu’à peu par de poussiéreux comptables dans les bureaux du campus. Mais, la modernité à également trouvé son entrée dans le temple du savoir, ou plutôt du pouvoir. Dorénavant ce sont les brillants managers des plus grands « hedge funds » qui mènent le bal.

Selon un article du New York Times en 2015, l’université de Yale a dépensé pas moins que 480 mio USD en frais de gestion en une seule année, chiffre qui se compare aux 270 mio USD dépensés en programmes d’aide aux étudiants. Par ailleurs, 75% de la fortune des universités américaines est détenu par 4% des écoles les plus importantes (Harvard, Princeton, Yale etc.). (Richard Wolff) La concentration du capital ne s’arrête pas devant le système éducatif. Il n’est donc pas étonnant que ces institutions vénérées sont redevables au système.

Une récente étude, « Equality of Opportunity Project », menée par des professeurs des universités de Harvard, Stanford et Brown révèle que les meilleures universités américaines accueillent plus d’élèves appartenant à 1% des classes économiquement les plus favorisées que ceux des 50% les moins favorisées.

Pendant des décennies des gouvernements américains, démocrates ou républicains, avaient favorisé le modèles de l’éducation privée ou des « chartered schools », écoles privés subventionnées, s’appuayant sur de nombreuses études, faisant état de meilleurs résultats du système privé vs l’école publique.

Que ce soit le secrétaire à l’éducation de l’administration Obama, Arve Duncan (« no child left behind « 2009 – 2015), un ardent défenseur des « chartered schools » (Arve a rendu un meilleur service à notre système d’éducation, utilisant parfois la manière forte, que n’importe quel ministre avant lui / Barack Obama, ex-président) ou l’actuelle ministre Betsy Devos, milliardaire, qui a utilisé sa fortune personnelle pendant toute sa vie pour promouvoir le système éducatif privé, en mettant l’accent sur le fondamentalisme chrétien, bannissant l’homosexualité et le rapport sexuel avant le mariage et en faisant l’apologie du créationnisme.

Une récente « contre-étude », si on peut dire, arrive à la conclusion inverse, expliquant du même coup pourquoi toutes ces études, néolibérales, arrivent à la même conclusion. Il se trouve que les données utilisées dans ces études datent d’il y a cinquante ans et que la raison pour laquelle les écoles privées y montrent de meilleurs résultats n’est pas qu’elles soient meilleures, mais parce que leurs étudiants viennent de milieux aisés qui offrent un meilleur soutient éducatif. En outre, toutes les écoles privées se trouvent dans les quartiers prospères loin des quartiers défavorisés.

Cette récente étude est publiée par deux professeurs de « University of Illinois », Christopher et Sarah Lubiensky, sous le titre « The public school advantage », « Why public schools outperform private schools ». Centrée sur les mathématiques, l’étude a analysé 13’000 écoles privées et « charter schools », utilisant des tests standardisés, rédigés par « National Assessment of Educational Progress » NAEP, une institution mandatée par le congrès américain, évaluant des élèves ayant un contexte social comparable.

Comme le titre le suggère, les travaux du couple Lubiensky, démontrent que les résultats du système éducatif public sont supérieurs aux résultats des écoles privées et ils livrent également l’explication.

Les écoles publiques ne se trouvent pas en compétition avec les autres écoles, car les élèves la fréquentent parce qu’ils habitent tout simplement à proximité. Puisque les écoles privées subissent la compétition, elles utilisent l’essentiel de leurs ressources pour attirer de nouveaux élèves, plutôt que de se concentrer sur les derniers développements et connaissances en matière d’éducation. Elles sont focalisées sur le marketing, soucieuses de convaincre les parents, qui, eux ont souvent leurs propres idées du genre d’éducation qu’il faudrait à leur progéniture pour entrer au collège ou pour décrocher un poste bien rémunéré.

Avec une secrétaire à l’éducation comme Betsys Devos, ainsi que ses homologues, idéologues, aux manettes du pouvoir, au Royaume Uni et maintenant également en France, avec un ministre de l’éducation nationale, lui même ancien doyen d’une petite « Harvard Business School » à la française, le système éducatif privé, copieusement subventionnée par les deniers publics, a encore de beaux jours devant lui.

Plutôt que d’inviter des « traitres à la patrie » il peut donc continuer à donner la parole à des gens comme Sean Spicer, sulfureux et éphémère porte parole de l’administration Trump, remercié après 6 mois de fidèles et loyaux services, Robert Mook, directeur de campagne aux services d’Hillary Clinton, qui, en tant que candidate se trouvait face à un adversaire qui était à 37% d’opinions favorables dans les sondages, Corey Lewandowski, directeur de campagne de l’actuel président, connu pour ses interventions musclées contre la presse et des manifestants, remercié par le candidat Trump au mois de juin 2016, Mika Brzezinski et Joe Scarborough, journalistes, animateurs de l’émission matinale d’information de la chaîne MSNBC « Morning Joe », source d’information « mainstream » qui, comme ses concurrents CNN et Fox News, montrait lors de la campagne des primaires sur leurs écrans, pendant trente minutes, un podium vide, attendant le candidat Trump, qui ne s’était finalement jamais montré, pendant qu’à l’autre bout du pays parlait le candidat démocrate Bernie Sanders devant plus de 10'000 spectateurs.

Tout ce beau monde figure donc, à côté de Chelsea Manning, en tant que « guest speakers » de l’année scolaire 2017/18 de « l’université engagée pour le bien public ».



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