Hommage du 2 novembre à Samuel Paty : l’Éducation nationale propose du Jean Jaurès… expurgé !
Il est assez difficile de se procurer – dans son intégralité – la fameuse « Lettre aux instituteurs » de Jean Jaurès, à moins de posséder les œuvres complètes du grand homme (j’ignore s’il en existe une édition) ou encore un exemplaire de La Dépêche du 15 janvier 1888. Sinon, il reste le site internet, numériquement honnête, de ce très vieux journal.
Le site Eduscol, entre diverses platitudes consensuelles, ne propose en téléchargement qu’une version pdf expurgée.
https://cache.media.eduscol.education.fr/file/021120/70/4/Lettre_Jean-Jaures_1344704.pdf
Cette version arrange tout le monde car elle contient seulement les passages idéalistes et romantiques qui présentent l’instituteur comme une sorte de pasteur des esprits. L’instituteur serait ainsi le nouveau prêtre d’une religion de l’intelligence et du progrès, vent debout contre tous les obscurantismes. Que c’est beau !
En réalité, si l’on consulte le site La Dépêche.fr, où l’on trouve même une copie scannée de l’original papier, on s’aperçoit que le texte est beaucoup plus polémique et virulent que ne le laissent entendre les douces sirènes lyriques de l’Éducation nationale. En clair : Jean Jaurès dresse un constat impitoyable du mauvais enseignement dispensé aux enfants à cette époque. Nous ne sommes qu’en 1888, aux débuts de la IIIe République, et, déjà, les enfants (bourgeois ou paysans) ne savent plus lire !
Il est intéressant de recopier ici les passages caviardés par les ciseaux acérés de l’Éducation nationale. Cela dit, ils ont eu l’honnêteté de les signaler par des points de suspension entre crochets.
I ° Un premier passage caviardé…
Dans la version écrite expurgée, on passe directement de « grand courage » à « Sachant bien lire », ce qui supprime trois gros paragraphes, dans lesquels se déchaîne la verve polémique de Jean Jaurès. Les voici donc, copiés-collés par votre serviteur, depuis le site de La Dépêche.fr (j’ai mis en gras le plus croustillant) :
« J’entends dire, il est vrai : À quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte ne comprendra point de lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? Je le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment et une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à des cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité. »
« Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Il faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie et que, dans n’importe quel livre, leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout. Est-ce savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme les érudits déchiffrent un grimoire ? J’ai vu, l’autre jour, un directeur très intelligent d’une école de Belleville, qui me disait : « Ce n’est pas seulement à la campagne qu’on ne sait lire qu’à peu près, c’est-à-dire point du tout ; à Paris même, j’en ai qui quittent l’école sans que je puisse affirmer qu’ils savent lire. » Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine. Qu’importent vraiment à côté de cela quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins, ou quelques erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel. »
« J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître. »
II° … et un second passage tout aussi caviardé !
On passe, vers la fin du texte expurgé et à télécharger, directement de « pensée humaine » à « Je dis donc aux maîtres ». La réalité est tout autre. Voici donc les deux paragraphes qui manquent (là encore, je mets en gras le croustillant) :
« Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il vous est malaisé de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous. Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser. »
« Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes, des commencements d’idées. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre : il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur. »
Il me reste à conclure cet article. Jaurès avait déjà perçu la médiocrité des enseignants et du système éducatif de son époque, même si ce système, comparé au nôtre, était probablement de très loin supérieur. Aujourd’hui, comme la plupart des collègues sont des bien-pensants à genoux devant les dogmes du multiculturalisme et de l’immigrationnisme les plus débridés, je vous laisse deviner ce qu’ils feront de la lecture, expurgée, de Jaurès. Ils se feront passer, à bon compte, pour des héros dressés face à l’obscurantisme, et cela sans rien changer à l’obscurantisme de leur bien-pensance. Et je vous laisse présager de la manière dont ils enseigneront cette fameuse « liberté d’expression », qui a été totalement supprimée en France depuis la loi Pleven, une loi qu’ils ne connaissent pas, ou bien qu’ils approuvent, lorsque, par miracle, ils la connaissent. Quant aux professeurs dissidents de ce système néo-soviétique, s’ils expriment vraiment ce qu’ils pensent de tout ce foutoir, ils auront le choix entre amendes, révocations, voire incarcérations (par la terreur d’État) ou peut-être aussi égorgements, décapitations (par le terrorisme tout court)…
À moins de faire grève le lundi 2 novembre…