lundi 3 juin 2019 - par Daniel Salvatore Schiffer

Hommage-entretien avec Michel Serres : une philosophie pour le temps présent et à venir

HOMMAGE-ENTRETIEN AVEC MICHEL SERRES : UNE PHILOSOPHIE POUR LE TEMPS PRESENT ET A VENIR

Michel Serres, l'un des grands philosophes du XXe siècle, membre de l'Académie Française et professeur à Stanford University, vient de mourir, à 88 ans, ce 1er juin 2019. Esprit universel, il fut un ami et un maître. Je lui rends ici hommage en publiant cet entretien que j’ai réalisé avec lui autour de l’un de ses derniers livres « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette »*, une magistrale synthèse, qui apparaît aujourd’hui comme testamentaire, de sa pensée !

Daniel Salvatore Schiffer : L’un de vos derniers livres, « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette », se présente comme une synthèse magistrale, articulée mais accessible, de votre œuvre. Quels en sont le but et le motif ?

Michel Serres : J'ai écrit, jusqu'à ce jour, plus d’une soixantaine de livres, dont certains, les premiers surtout, ne sont pas toujours accessibles, malgré leur effort de pédagogie, au grand public. Ainsi d'un ouvrage tel que « Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques », paru, aux Presses Universitaires de France, en 1968, ou la série « Hermès », composée de cinq essais publiés, aux Éditions de Minuit, entre 1969 et 1980. Mon livre « Les Origines de la géométrie », paru chez Flammarion en 1993, n'était pas simple non plus. Et puis il y a eu, plus récemment, la série, publiée aux Editions du Pommier, dédiée à ce que j'appelle l' « hominescence » : « le grand récit du monde ».

D.S.S. : Cet ouvrage, « Pantopie », qui est un livre d’entretiens, procède de la volonté, de votre part comme de celle de vos deux interlocuteurs, de vulgariser, au sens noble du terme, une pensée qui peut paraître parfois ardue pour le lecteur non averti ?

M.S. : Oui ! Je suis très reconnaissant, à ce propos, à Martin Legros et Sven Ortoli, qui ont réalisé au fil des jours, avec rigueur scientifique, esprit de méthode mais surtout clarté dans l'expression, ces longs entretiens sur des sujets aussi variés et pourtant parfaitement cohérents avec ma démarche intellectuelle. LE GRAND RECIT DU MONDE

D.S.S. : Pouvez-vous préciser cette notion, qui vous est chère, de « Grand Récit » ?

M.S. : Ce « grand récit du monde » est celui où le philosophe que je suis tente d'établir des ponts épistémologiques, des passerelles cognitives, afin de mieux comprendre l'histoire de l'humanité en son ensemble, entre des disciplines aussi diversifiées que la philosophie, les sciences (exactes, appliquées ou humaines), l'anthropologie, l'ethnologie, la géographie, la philologie, la linguistique, l'éthique, etc. Il s'agit là, à cheval entre les XXe et XXIe siècles, d'une sorte d'encyclopédie du savoir, d'une synthèse de nos connaissances actuelles, comme le firent jadis certains grands philosophes, tels Aristote, Descartes, Leibniz, Kant, Hegel ou Husserl. C'est le rêve de tout philosophe soucieux d'un savoir universel, à l'instar des Encyclopédistes du XVIIIe siècle.

D.S.S. : Le philosophe que vous êtes développe donc là une vision du monde (une « Weltanschauung », pour reprendre le terme du philosophe allemand Schelling) basée sur la double connaissance des sciences et des humanités !

M.S. : Exact : c'est du moins mon ambition ! Ce « grand récit du monde » tel que je l'ai écrit, s'articulait, sur le plan conceptuel et au niveau historique, à partir de quatre essais, publiés entre 2001 et 2006, intitulés « Hominescence », « L'Incandescent », « Rameaux » et « Récits d'Humanisme ». C'était déjà là, de la part de l'ancien marin que je suis également, « l'histoire d'un amoureux de la vie » désireux de « faire le tour du monde », comme le spécifie la couverture de mon dernier ouvrage, « Pantopie : de Hermès à Petite Poucette ».

L’IDEAL ENCYCLOPEDIQUE D’UN « HONNÊTE HOMME »

D.S.S. : Vous avez l'habitude de dire, à ce propos, qu'une philosophie correctement conçue se doit d'être entendue comme un véritable voyage !

M.S. : C'est vrai ! Un philosophe digne de ce nom doit avoir le souci de trois voyages, au moins : un voyage spatial, à travers cette magnifique planète qu'est notre Terre, comme Jules Verne, sur lequel j'ai écrit aussi (voir mon essai « Jouvences, sur Jules Verne », publié en 1974), l'a imaginé dans son roman « Le Tour du monde en 80 jours » ; un voyage intellectuel, à travers les différents savoirs, les diverses sciences, matières et disciplines ; un voyage humain, à travers les multiples cultures et civilisations de notre monde. C'est là, la réunion de ces trois types de voyages, ce que je nomme « l'idéal encyclopédique » !

D.S.S. : C'est aussi là le sens premier et originel, essentiel tant sur le plan philosophique que scientifique, de votre concept de « pantopie », pour paraphraser le titre de votre ouvrage !

M.S. : Absolument ! Ce mot, « pantopie », est un néologisme français dérivant de la contraction sémiologique des termes grecs « pan », signifiant « tous », et « topos », signifiant « lieu ». Cette « pantopie » renvoie donc également à un nouveau mode de pensée : une pensée embrassant la totalité du monde et, donc, d'un savoir universel. C'est, en quelque sorte, l'utopie de demain, laquelle consiste non plus à imaginer d'autres lieux, mais à penser, virtuellement, tous les mondes possibles, pour reprendre le langage leibnizien. Cette « pantopie », telle que je la conçois, ne s'éloigne d'ailleurs guère, métaphoriquement, de ce que Leibniz, philosophe, mathématicien et savant à la fois, entendait par le concept de « monadologie », titre de son livre le plus célèbre : une fenêtre ouverte sur le monde, mais aussi sur tous les mondes possibles, y compris les mondes technologiques et virtuels ! Car le virtuel, c'est, par définition, le possible ! C'est aussi là, plus profondément encore, une façon de penser le général, le pluriel, « la pensée synthétique » comme dirait Kant, à travers le particulier, le singulier, « la pensée analytique » comme le dirait encore ce même Kant.

D.S.S. : Ce récent pan de votre pensée s'avère cohérent, telle sa conséquence logique, avec la première partie de votre œuvre, la plus ancienne, consacrée à la thématique, justement, de la communication, ainsi que l'indique votre série Hermès (publiée donc aux Editions de Minuit), dont le premier volume s'intitulait « La Communication », tandis que les deuxième, troisième, quatrième et cinquième tomes avaient pour titre, respectivement, « L'Interférence », « La Traduction », « La Distribution » et « Le Passage du Nord-Ouest » !

M.S. : Oui ! Je faisais à l'époque, il y a près d'un demi-siècle déjà, un pari sur la communication : pari qui s'est révélé par la suite fondé, ainsi que l'a prouvé l'ère d'internet et des réseaux sociaux, de la globalisation et de la mondialisation. Les faits, a posteriori, m'ont donné raison ! Mais, comme le réputait cet esprit lucide qu'était Aristote, penser n'est-ce pas anticiper ? J'entends, avant tout, anticiper le réel !

LA REVOLUTION NUMERIQUE ET LE SOUCI DE L’ECOLOGIE : UNE BASCULE DE CIVILISATION

D.S.S. : En ce sens-là, vous avez vu venir, bien avant bon nombre de philosophes contemporains, les grandes révolutions de notre temps : le basculement dans l'ère de la communication et la révolution numérique, certes, mais aussi la crise de l'écologie ainsi que l'intérêt pour l'environnement (voir vos essais « Le Contrat naturel », paru en 1990, et « Le Mal propre - Polluer pour s'approprier », publié en 2008) et même l'avènement d'un nouveau corps (voir votre livre « Variations sur le corps, paru en 1999 aux Éditions du Pommier) !

M.S. : Nous vivons aujourd'hui une révolution majeure, dont le philosophe que je suis est le témoin : c'est la révolution du numérique, qui engendre, dans notre monde, des transformations considérables, à tous points de vue : au sein des populations, de la culture, des relations humaines, des professions et donc, par voie de conséquence, dans notre vision du monde moderne. Je suis le contemporain de cette révolution. Qu'est-ce d'autre qu'un philosophe, du reste, sinon un témoin de son temps ? Nous sommes dans une bascule de civilisation. La révolution numérique s'apparente à une espèce d'utopie démocratique !

D.S.S. Qu'entendez-vous par là, plus exactement ?

M.S. : Le développement de l'humanité, à défaut de réel progrès toujours, est scandé, historiquement, par trois moments fondamentaux : l'invention de l'écriture, c'est à-dire le passage de l'oral à l'écrit ; l'invention de l'imprimerie, c'est-à-dire le passage de l'écrit à l'imprimé, et donc au livre ; l'invention du numérique, c'est-à-dire le passage du livre à l'écran, et donc à l'image. Les deux premières révolutions ont engendré le monde que nous connaissons et dans lequel nous vivons. Mais la récente invention du numérique implique une révolution, dans notre vision du monde aussi bien que dans notre mode de pensée, sinon dans notre manière d'appréhender notre propre existence, comparable à celle de l'imprimerie. C'est là, par rapport au passé, un changement très profond, tant sur le plan technologique que cognitif, dont on ne mesure pas encore très bien les conséquences. Cette métamorphose, par les crises qu'elle provoque fatalement, peut paraître certes inquiétante parfois, mais elle est surtout passionnante. Cette révolution numérique, dont le monde contemporain est s'avère à la fois la cause et l'effet, l'agent et le vecteur, induit un tel changement, au sein des mentalités, que les jeunes d'aujourd'hui, qui sont experts en matière de manipulation d'internet, d'ordinateurs portables, téléphones mobiles, smartphones et autres tablettes, doivent tout réinventer : la manière d'être et de connaître, le vivre ensemble, les institutions, la démocratie même, le traitement de l'information. Ce sont là, par leur ampleur, d'extraordinaires mutations politiques, sociales et cognitives !

D.S.S. : C'est là précisément la thèse centrale de l'un de vos autres et derniers livres, « Petite Poucette », qui se présente comme un manifeste à l'usage des jeunes générations !

M.S. : Exactement. De cet essor des nouvelles technologies, un nouvel humain est né, que je nomme, métaphoriquement, Petite Poucette en raison de la maestria avec laquelle les messages – nous retournons là à mon idée première de « communication » telle que la développait ma série des « Hermès », le dieu des messages précisément - fusent de ses pouces lorsqu'elle tape sur ses smartphones. Petite Poucette vit, avec cet appareil miniaturisé, à l'ère du « maintenant », au sens littéral de « main-tenant » : elle vit en tenant en main, par un simple clic sur son clavier, tout le savoir du monde, qui est condensé sur un écran minuscule, matériellement, et pourtant gigantesque, presque infini, au niveau de ses potentialités cognitives.

UN NOUVEL HUMANISME

D.S.S. : Morale de l'Histoire ?

M.S. : C'est là, cette stupéfiante invention technologique, une incroyable révolution intellectuelle, porteuse, à cette impérieuse condition que l'homme en fasse bon usage, d'un nouveau type d'humanité : c'est le monde du futur et donc, si l'homme ne se dénature pas, l'humanisme à venir. Le défi est immense, mais je parie, si on parvient à écarter les dangers forcément inhérents à ce type de société, sur sa réussite démocratique. Du moins, c'est à espérer, si on ne veut pas désespérer, au contraire, de l'homme !

*Publié aux Éditions Le Pommier (Paris).

                                                              DANIEL SALVATORE SCHIFFER**

**Philosophe, auteur, notamment, de « Umberto Eco – Le labyrinthe du monde » (Editions Ramsay), « La Philosophie d’Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, éthique » (Presses Universitaires de France), « Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur), « Lord Byron » (Gallimard – Folio Biographies), « Traité de la mort sublime – L’art de mourir de Socrate à David Bowie (Alma Editeur), « Divin Vinci – Léonard de Vinci, l’Ange incarné (Editions Erick Bonnier).



5 réactions


  • popov 3 juin 2019 15:36

    Michel Serres...qui a déclaré qu’Astérix et Obélix étaient des nazis

    « En mettant ces albums entre toutes les mains, vous ferez des adeptes de la force pure, de la drogue et des ennemis de la culture. C’est l’éloge du fascisme et du nazisme ».

    Force pure (contre l’envahisseur), drogue (la potion magique), ennemis de la culture (ils bâillonnent le barde).

    Ce n’est pas un peu simpliste comme définition du fascisme et du nazisme ?


    • Clocel Clocel 3 juin 2019 20:04

      @popov

      Surtout lorsque l’on sait que le scénariste D’Astérix était René Goscinny...

      Encore une preuve que la connerie ne tue pas et qu’elle prospère volontiers dans les « hautes strates » sensées nous éclairer...

      M’enfin...


  • mmbbb 4 juin 2019 10:03

    « petite poucette » c ’est déjà hier . Nous entrons dans l ere des objets connectes et de l IA . La science est toujours duale , elle nous libere et nous asservit a la fois .

    l A permet a la fois de diagnostiquer un cancer et permet au gouvernement Chinois d assoir son pouvoir. 

    Le projet de Google est le transhumanisme ,Une tentation totalitaire qualifiée par certains chercheurs et analystes .

    Il y a toujours eu des ruptures technologiques notamment celle de l imprimerie .

    Cela a permis la diffusion des savoirs, des idees en particulier celle de l humanisme , philosophie qui a baignée l europe . Mais a t on ete epargne par les guerres ; non 

    Quant à « Poucette », je ne trouve pas forcément un changement dans les rapports humains . Il suffit de reprendre un livre d algebre editee dans les années 50 , afin de se rendre compte que nous aieux n etait pas plus cons .

    j ai revu un episode sur la constriuction de la cathédrale de Starsbourg un plan sur parchemin conserve , dont le dessin à plat representait les principaux traits de la construction architecturale de la fleche permit neanmoins cette construction . Les batisseurs avaient la 3 D dans le cerveau , ils n etait pas plus cons que nous

     Certes la 4 G permet d acceder a un savoir , une bibliothèque virtuelle d Alexandrie des temps modernes uniquement en tapotant sur le clavier . mais cela n augure en rien la maitrise de ces savoirs .

    la maitrise de ses savoirs a un nouveau objetcif pour les etats , assoir sa prééminence economique . Cela a toujours ete ainsi .

    La science, le principal moteur est l armement , Serres a enseigné a Stanford aux USA , Ce pays consacre un budget annuel de pres de 550 milliards de dollars .

    Un chercheur Rodolpho Dirzo de cette même univesrite de renom, suit l evolution des populations aniamles et vegetales , Il predit un effondrement de celels ci si reine n est fait. 

    Si 2 % du montant total des budgets militaires de tous les etats , etaient consacres a l environnement , se serait deja une belle avancee . 

    Il est vrai que demain Poucette pourra acceder a un monde reconstutue en 3 D 

    j ai trouve M SERRES un peu naif , il ne met pas assez sa démonstration en perspective. Il ne fait pas assez de lien historique .


  • Taverne Taverne 4 juin 2019 11:20

    Cette analyse fondée sur les stades d’évolution de la civilisation au travers de ses grandes inventions et découvertes, comme l’écriture, a ses limites. Il faut aussi, il me semble, avoir une perspective fondée sur l’homme et son reflet dans le monde. Je propose ma propre classification qui n’est pas liée directement à l’évolution technique :

    Il y eut une époque extrêmement longue où l’homme cherchait son reflet dans le ciel et l’univers,

    une époque très longue où il se cherchait en Dieu,

    une époque romantique courte et violente où il trouva son reflet dans les idées révolutionnaires (Lumières puis Révolution),

    une seconde époque romantique où il se refléta dans la Nature (les romantiques contemplaient leur âme dans les lacs, les étangs la mer, les forêts profondes, la lune, etc.) 

    une époque où l’homme chercha son reflet dans le Progrès technique,

    une époque de reflet dans sa propre image (l’individualisme et l’égotisme du XXème siècle)

    Aujourd’hui, nous sommes dans l’époque où l’individu est obsédé par son reflet dans les réseaux sociaux, l’époque de l’avatar et du buzz.

    Vous noterez que les temps se raccourcissent : d’abord des ères puis des époques...La course éperdue de l’homme vers son reflet le conduira peut-être demain à se refléter dans les robots, les clones et la réalité virtuelle.


    • Taverne Taverne 4 juin 2019 11:25

      Pardon, dans la liste romantique, ajouter le reflet dans la Mort. Cela va de soi mais j’avais oublié de la mentionner, cette chose-là (la trouille peut-être...). 


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