mardi 18 septembre 2018 - par Serge ULESKI

Il était une fois un Prisonnier : Patrick Mc Goohan

          

 

          « Un agent secret britannique démissionne et s’apprête à quitter la Grande Bretagne ; gazé, il est ensuite enlevé. Quand il reprend conscience, cet agent ne tarde pas à comprendre qu’il est prisonnier dans un lieu inconnu, un village - le Village ! - d'où il semble impossible de s'échapper. Dépossédé de son identité, "Le Prisonnier" n'aura alors avec pour seul nom un numéro : le 6. Très vite, il tentera tout pour quitter le Village bien que constamment épié, interrogé sur les motifs de sa démission, harcelé et traqué. »

      Qu’est-ce que cache la démission du numéro 6 ? A-t-elle pour but de vendre à prix d’or des informations au camp d’en face ? 

De le découvrir, telle est la tâche de tous les « numéro 2 » (N2) qui gèrent le Village et qui se succéderont car, à chaque échec de ces N2 qui obéissent aux ordres d’un unique Numéro 1 (N1) (dont on nous privera de son visage et de sa voix), ils seront remplacés.

 

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       "Le prisonnier" (1967-1968), c'est le Grand-œuvre de l’acteur, auteur, metteur en scène qu’est Patrick McGoohan (décédé en 2009), entouré du producteur David Tomblin, du scénariste en chef George Markstein et de Lew Grade maître d'ouvrage de la série, fondateur de la chaîne ITC ainsi que des auteurs et réalisateurs (une vingtaine au total) qui se sont succédé durant la durée de la série et qui ont su assurer au fil des épisodes une cohérence et une continuité convaincantes et toujours novatrices ; car McGoohan est bien à l’origine de cette série mythique qui met en scène un agent des services secrets britanniques qui n’a eu qu’un seul tort : vouloir démissionner et passer à autre chose. 

       Epopée épique…. surréaliste dans la forme, réaliste dans le fond, chef d’œuvre télévisuel inégalé, série au temps suspendu car au fil des épisodes, il est décidément impossible de déterminer combien de temps s’est écoulé depuis le premier jour de captivité du Prisonnier : un an, six mois, cinq ans ? 17 épisodes plus tard, on n’en saura toujours rien...

Ambitieux et exigeant, dialogues ciselés d’un niveau bien supérieur à tout ce que l’on pouvait attendre des séries de la même période… c’est bien d’une liberté de création télévisuelle sans précédent dont l’acteur a pu jouir comme peu de réalisateurs-télé avant lui et après lui car nombreux sont ceux qui font le constat que rien depuis n’a été fait comme cette série ; d’où son caractère précieux qui, génération après génération, n’a de cesse de susciter nombre de commentaires et d’analyses car tous y sont venus, y viennent et y viendront à cet OVNI télévisuel qu’est « Le Prisonnier » car tous reconnaîtront qu’en 1967 on savait déjà regarder loin, loin devant et voir juste, qui plus est.

Patrick Mc Goohan

 

        Allégorie anxiogène au possible et visionnaire donc, avec « Le Prisonnier » ne nous y trompons pas : c’est toute la société occidentale (et la société plus anglaise que britannique en particulier, avec ses rituels figés et l’arrogance des classes dirigeantes) qui, en pleine guerre froide, est mise en accusation : pseudo démocratie, pseudo liberté de penser, pseudo indépendance d’esprit, propagande à tous les étages, et ce 20 ans avant Noam Chomsky et Edward Herman et leur étude sur « la fabrication du consentement dans les sociétés modernes ».

Forme cyclique, suite récurrente, dans un éternel retour que Nietzsche n’aurait pas désavoué - retour au Village et à une détention psychiquement préjudiciable -, puisque le N6 n’a de cesse d’échouer dans toutes ses tentatives d'évasion… avec la série "Le Prisonnier" on retrouve le mythe de Sisyphe.

Variations sur un thème unique - l’impossibilité d’une évasion pérenne et réellement libératrice, une libération non instrumentalisée –, avec « Le Prisonnier » c’est tout le concept de la liberté qui s’en trouve malmené.

        Acteur aux critères moraux très exigeants… ( McGoohan refusera le rôle de James Bond jugé trop manichéen pour son goût), les deux derniers épisodes écrits et réalisés par l’acteur, confirmeront le caractère allégorique de la série ainsi que le courage et le talent d’auteur de Mc Goohan.

Un physique exceptionnel, une manière d’être à l’écran à la fois détachée, sereine et inquiétante, c’est l’intelligence de Mc Goohan qui place cet acteur-auteur-réalisateur au-dessus de ces contemporains ; le sommet est atteint lors du dénouement (épisodes 16 et 17), dans le face à face, le huit clos à la scénographie très contemporaine, de Becket et Ionesco à Pinter, entre le N6 et le N2, petit homme barbu, monomaniaque, l’acteur australien époustouflant Léo McKern,Le prisonnier il était une fois Patrick Mc Goohangesticulateur vindicatif ; sans doute le N2 le plus extravagant, le plus tonitruant que la série nous proposera.

L’intelligence de McGoohan c’est aussi d’avoir compris qu’il importait peu, finalement, de connaître l’identité du N1 car l’enjeu est ailleurs ; McGoohan s’orientera alors, au grand désespoir des groupies de la série qui attendaient tout du dévoilement de cette identité, vers un choix jugé énigmatique et elliptique dans le contexte d’un projet destiné à une audience télévisuelle : celui de la figure de « l’ennemi de l’intérieur » ; concept complexe, aussi évasif qu’évanescent car il s’agirait de surcroît d’un ennemi logé en chacun de nous.

Cet thèse de l’ennemi de l’intérieur, l’acteur nous le confirmera comme suit : « Le N 1 pourrait tout aussi bien être l’alter égo du N6 » - et ce, bien que leur projet respectif diffère ; en d’autres termes, il y aurait du N1 chez le N6 et vice-versa.

Le Prisonnier serait donc comme « en prison avec lui-même » : il serait alors à la fois geôlier, détenu et gardien de son propre emprisonnement.

Dépersonnalisation achevée, le Village, son mode de fonctionnement ont bel et bien triomphé.

« Ennemi de l’intérieur », « en prison avec lui-même », soit ! Et si tel est le cas, que la nuance suivante soit apportée à cette interprétation de Mc Goohan dont l’analyse (ou le diagnostic) omet de préciser que ce « lui-même", celui du Prisonnier ( ou/et ce "nous-mêmes" étendus au public de la série), ne lui appartenait plus depuis longtemps déjà ; en effet, cet ennemi, c’est aussi et surtout un « ennemi extérieur » qui a vampirisé et qui peu à peu, dévore l'humanité du N6 et par ricochet, notre humanité à tous. Le « Je » est bel et bien définitivement un autre... à notre insu ou bien en toute conscience.

Dans le cas contraire ("Nous sommes notre propre et seul ennemi"), cela reviendra à faire porter l’unique responsabilité d’un régime totalitaire sur les victimes et sur elles seules ; responsabilité bien trop lourde, bien trop abstraite pour expliquer la nature et les conditions de maintien dans le temps d’un tel régime (n’en déplaise à Soljenitsyne qui était d’avis que si l’on doit juger le régime soviétique un jour, c’est 250 millions de Russes qu’il faudra faire tenir dans le banc des accusés).

      Le N6 triomphera (ou du moins croira avoir triomphé) une fois pour toutes du N2, le dernier, qu’il épuisera jusqu’à sa mort sur la question du « pourquoi » de sa démission puisque cette question n’obtiendra aucune réponse.

Le N6 triomphant, reconnu comme tel, demandera à rencontrer le N1. Son vœu sera exaucé au-delà de ses attentes. En effet, il se verra proposer d’assumer le leadership du Village car il est maintenant un exemple, une exception qui enfreint la règle : il n’a pas cédé ; il est resté un « individu » capable de jugement autonome et d’une résistance à toute épreuve. Néanmoins, il refusera ce leadership, préférant la liberté : son départ du Village ; d’autant plus que pour McGoohan créateur de la série, l’enjeu est finalement ailleurs : ni dans la découverte de l'identité du N1 ni dans la fin de la captivité du N6 ; il est dans le potentiel inépuisable de l’allégorie que cette série décline épisode après épisode.

Ce fameux N1 sans visage (sinon celui que le N6 hilare derrière le masque d’un chimpanzé nous proposera), et sans voix audible par le spectateur, cet ennemi à l’intérieur plutôt que cet « ennemi de l’intérieur », n'est-ce pas finalement ce qu’on nomme aujourd’hui le « Système » ? Une énergie, une force, une contrainte plutôt qu'une présence, qui ne connaît aucun repos, aucune baisse de régime ; le Système et ceux qui le servent ; ses « victimes » aussi ; victimes consentantes débarrassées de la « tentation victimaire » et de la nécessité de la révolte : victimes comblées, qui en redemandent ? 

       Mc Goohan dévoile son jeu et joue carte sur table ; il nous fait remarquer le fait suivant dans la dernière scène du dernier épisode : recouvrant sa liberté, de retour chez lui, à Londres, accompagné du majordome qui n'a pas cessé de servir tous les N2 qui se sont succédé, Le prisonnier il était une fois Patrick Mc Goohanet alors que ce dernier se dirige vers l'entrée de l’appartement de son nouveau « maître », appartement situé au rez-de-chaussée, la porte s’ouvrira sans son intervention tout comme lorsque le N6 entrait et sortait de son logement-prison situé dans le Village.

A ce sujet, là encore, McGoohan est sans ambiguïté ; inutile de se bercer d’illusions : le Prisonnier restera prisonnier ; et tout recommencera, au Village ou ailleurs car sa nouvelle liberté est déjà sous surveillance et sous réserve ; le « Système » a déjà commencé à la "traiter".

La liberté est un leurre pour chacun d’entre nous, conclut Mc Goohan. Il n’y aura pas d’exception.

 

 

***

 Le prisonnier il était une fois Patrick Mc Goohan

Le trio final ( N1, N2 et le majordome)

 

        Kafka, Edward Bernays, Huxley, H.G Wells, Orwell... tels sont les auteurs « fantômes » derrière cette série qui ne vieillit pas ; série hors du temps, intemporel, novateur ; sa critique d’un progrès technique au service d’une technologie intrusive et intolérante - progrès que, soit dit en passant, l’on confond souvent avec l’innovation (car dans les faits, le progrès c’est tout ce qui nous rapproche de la justice… justice des conditions de vie et dans le fait d’être au monde avec les autres), demeure valide ; ce progrès-là fera de nous, a déjà fait de nous tous, des instruments au service d’une finalité d’une force contre laquelle il est à la fois difficile de lutter et de résister : celle du tout marchand ( McGoohan dénonçait dans une interview à la télé canadienne en 1977, tout en la plaçant au centre de nos préoccupations présentes et à avenir, cette société du tout marchand - "C’est le Pentagone, Hollywood et Wall-street qui commandent et qui font de nous des esclaves ...") aux effets dévastateurs sur un plan psychique (individuel) et sociétal (collectif) et le verrouillage de sa remise en cause.

Aujourd’hui, nous ne sommes qu’au début de ce destin qui sera celui de l’humanité : de moins en moins d’humains, de plus en plus de pions sur un échiquier à couches multiples, dont le sens reste caché aux yeux du plus grand nombre, comme autant de strates impénétrables pour une réalité intimidante qui force la résignation.

        Habitants captifs, nous sommes tous dans ce Village tel qu’il nous a été donné de l’observer dans son mode de fonctionnement au cours de cette série saisissante qu’est « Le Prisonnier ».

Saisissante ? Voyez : il est encore question de captation ! On en n'aura donc jamais fini avec l'enfermement et l'anéantissement ?

 

      Pour prolonger, cliquez : Le Prisonnier - analyse complète en 4 parties.



14 réactions


  • gaijin gaijin 18 septembre 2018 16:51
    " Habitants captifs, nous sommes tous dans ce Village tel qu’il nous a été donné de l’observer dans son mode de fonctionnement au cours de cette série saisissante qu’est « Le Prisonnier ».
    tout a fait ...il faudrait a la liste des inspirateurs citer aussi platon et sa caverne .....
    bienvenus dans le village global !
    un village où il n’y à pas de numéro un mais dans lequel même les soit disant opposants font partit du jeu ..........
    pas de liberté possible , nulle part où aller .....
    la solution est ici

    « il est resté un « individu » capable de jugement autonome et d’une résistance à toute épreuve. »

    bonjour chez vous smiley

  • hunter hunter 18 septembre 2018 17:23
    Très bon papier, bonne analyse d’une série exceptionnelle, à côté de laquelle les productions au kilomètres de notre époque, font très très pâle figure !

    Le village truffé de caméras, de micros, c’est la réalité des villes de maintenant !

    Mais qui s’en soucie... ? bientôt les « points de civilité », comme en Chine, et les algorithmes détectant d’éventuelles mauvaises humeurs sur les visages, signe de vite entamer un processus de « rééducation » ????

    Le pire est devant nous.....car le nez rivé dans l’écran du smartphone, tout le monde s’en fout !

    Be seeing you !

    H/

    • Xenozoid 18 septembre 2018 17:32
      @hunter

      Mais qui s’en soucie... ?

      mais c’est pas toi qui en faisait parti, de cette machine,laquelle tu a gagné ta vie avec,ils étaient où tes points de morale ?,le pire est lá,tu l’a fabriqué,et maintenant c’est la faute des autres...qui sans soucis,tu es réeduqué ?.......

      roger later

    • damocles damocles 19 septembre 2018 10:43

      @hunter

      C’est exactement ça ! triste evolution dans nos villes !

      Au debut les gens protestaient contre l’installation de cameras ,aujourd’hui on entend le plus souvent :« pourquoi ils n’ont pas mis de cameras ? » !

      Nos campagnes sont ,en majorité ,encore épargnées pour l’instant ,mais pour combien de temps ? ...sauf pour les radars ...

      L’immense majorité de la population est d’accord avec cette politique, comme celle qui vise à la suppression de l’argent liquide (deja beaucoup de restrictions en vigueur ) ben oui c’est contre la fraude ,on lit vos emails c’est pour la lutte contre le terrorisme ,bientôt on ouvrira votre courrier ...comme m’a répondu un internaute sur un autre forum : « je m’ en fiche ,puisque je n’ai rien à me reprocher » !!!

      ....et le pire dans tout ça ,c’ est qu’on ne voit pas de solution , cela semble INNELUCTABLE .....

  • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 18 septembre 2018 18:30

    Chef d’ oeuvre. A voir et à revoir.


  • gardiole 18 septembre 2018 18:56

    Acheté en DVD. Une fois à la retraite, je stocke pizzas et bière, et je regarde tous les épisodes d’une traite !


  • MKT 19 septembre 2018 11:47
    Très bon article.
    Je vous rejoins sur de nombreux points.
    La série est vraiment exceptionnelle.
    Chose curieuse, la version française, notamment le voix du N°6 me semble plus convaincante que la VO.

    Bonjour chez vous.

    • Serge ULESKI Serge ULESKI 19 septembre 2018 17:34

      @MKT
      très juste .... le « je ne suis pas un numéro, je suis... » sonne mieux en français : voix plus profonde qui porte davantage...


  • Legestr glaz Ar zen 19 septembre 2018 12:23

    L’épisode façon « western » est, malgré tout, tout à fait loufoque et raté, selon mes critères.

    Pour le reste, effectivement, une mise en scène anxiogène bien réussie. 

    Merci pour l’article.

    • Serge ULESKI Serge ULESKI 19 septembre 2018 17:38

      @Ar zen

      Certes, ce n’est pas le plus percutant... mais cet épisode déroute et permet d’introduire un rare moment... disons « romantique »... ou bien « compassionnel » quand on tient compte du fait que la relation homme-femme dans le cadre d’un rapport « amoureux » est pratiquement inexistant dans toute la série...


  • zzz999 19 septembre 2018 13:39

    Une véritable prophétie de ce qu’est devenue la société du politiquement correct actuel


  • Coeur de la Beauce France Républicaine et Souverainiste 19 septembre 2018 14:34

    A l’époque certains y ont vu une parabole sur la RDA...


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