L’amour du pouvoir ou le pouvoir de l’amour ?
« Il faut fortifier le faible et amener le fort à la raison »
Zoughbi Zoughbi
L’amour du pouvoir aveugle et perd… Mais… le pouvoir de l’amour ? Serait-il possible de susciter une meilleure dynamique de changement social dans un monde meurtri voire de changer l’histoire humaine avec rien moins qu’une… puissance d’amour et de pouvoir se fécondant mutuellement ?
Et si le pouvoir de l’amour était le levier pour soulever le monde ? Pour créer de nouvelles réalités sociales et donner forme à un avenir commun désirable, autant travailler ensemble, en assurant sa prise sur la réalité - plutôt que les uns contre les autres en une chimérique « compétition »... « Ensemble on va plus loin » dit un proverbe africain.
Au cours de sa pratique d’acteur de l’intelligence collective, Adam M. Kahane, directeur de Reos Partners, a appris à jouer des deux moteurs fondamentaux du changement : d’abord, il importe de « s’ouvrir et se connecter à soi-même, se relier aux autres et à l’écosystème afin de percevoir ce qu’il exige de nous ». Ensuite, il nous faut croître : « nous devons à la fois exercer l’amour (le moteur de l’unité) et le pouvoir (le moteur de la réalisation de soi). »
Les deux faces du pouvoir
Selon le théologien et philosophe Paul Tillich, « l’amour est la force qui relie et rend complet ce qui était devenu ou apparaissait fragmenté », il est « le moteur vers l’unité de tout ce qui est séparé » - et ce qui rend le pouvoir « génératif » c’est-à-dire porteur de vie (donc non dégénératif). Ainsi, « le pouvoir sans amour est inconscient et abusif, et l’amour sans pouvoir est affectif et anémique »…
Le pouvoir a deux faces : la face générative (le pouvoir-de) comme moteur d’accomplissement et une face dégénérative (le pouvoir-sur), consistant à anéantir l’accomplissement de l’autre. Tout observateur de bonne foi pourrait mesurer les conséquences d’un pouvoir-sur déconnecté de la « vraie vie des vrais gens » et dégénératif, qui considère l’humain comme une ressource jetable : « Le pouvoir sans amour entretient une guerre planétaire latente susceptible de se déclarer à tout moment et lorsque cela arrive, elle détruit ce qui nous est cher. L’amour sans pouvoir produit une paix inerte qui paralyse l’action. »
Martin Luther King (1929-1968) disait : « La collision d’un pouvoir immoral et d’une moralité sans pouvoir constitue la crise majeure de notre temps ». Aujourd’hui, des hommes d’affaires semblent mettre en œuvre les travaux de Paul Tillich sur le pouvoir génératif, comme a pu l’observer Adam M. Kahane au cours de sa pratique à Shell (il a co-dirigé le département Scénarios de la firme à Londres) qu’au service de la transition démocratique dans l’Afrique du Sud post-apartheid : « Notre pouvoir est génératif quand nous nous réalisons nous-mêmes en aimant les autres et en nous unifiant avec eux. Il est dégénératif et limitant, imprudent et abusif, voire pire, quand nous négligeons, renions ou amputons notre amour et notre sens de l’unité »…
La preuve lors d’une mission au Guatemala en 1998, accomplie selon cette force motrice (« une force d’amour qui tend vers l’unité de ce qui a été séparé ») entre participants de bonne foi s’immergeant ensemble dans la complexité d’une réalité commune : « L’expérience d’amour vécue par les membres a augmenté leur intelligence et leur capacité à contribuer à la guérison et à la croissance de leur pays. »
Le physicien quantique David Bohm disait : « La plus importante des avancées humaines est de casser les frontières entre les personnes afin de commencer à opérer comme une intelligence unique. L’état naturel de l’humanité, c’est la séparation sans la division. »
Si l’amour « crée de l’ouverture, du potentiel et des opportunités », le pouvoir est nécessaire pour les mettre en œuvre – en prenant soin de distinguer le pouvoir-de (qui détruit les institutions oppressives) et le pouvoir-sur (qui détruit les personnes). L’aspect tragique de l’amour ? Sa dépendance vis-à-vis du pouvoir : « Créer de nouvelles réalités sociales implique à la fois une puissance d’amour unifiante et une puissance de pouvoir génératrice d’unité. Exercer le pouvoir avec amour nous oblige à effectuer des transformations systémiques sans détruire ce que nous essayons de nourrir. »
Il n’y a à proprement parler de dilemme entre deux forces que d’aucuns vivraient comme opposées, mais une pratique conjointe assurant un équilibre dynamique comme pour la marche, en avançant sur une jambe après l’autre de façon rythmée et harmonieuse – c’est ainsi que les acteurs de l’intelligence connective reconnectent la force d’accomplissement des individus à celle de la nation : « Nous mettons le pouvoir et l’amour en jeu simultanément, chacun équilibrant l’autre, chacun valorisant et construisant l’autre (…) Passer du pouvoir à l’amour nous permet de voir plus clairement comment nous faisons partie du problème et donc, comment nous pouvons faire partie de la solution. »
Compte tenu de l’extrême complexité d’écosystèmes devenus aussi instables qu’insoutenables, des scénarios adaptés s’imposent pour négocier les bons tournants dans la géographie d’un monde de moins en moins compréhensible, entre positions à préserver, confrontations à éviter, ajustements à de nouvelles réalités multipolaires et partitions à jouer dans de nouveaux essors sans dommages pour la planète. La conscience d’un destin commun en partage peut-elle réécrire l’ordre vacillant des choses pour faire advenir de nouveaux possibles ? Si, dans la vie réelle comme dans le concert des nations, les miracles sont rares, l’accomplissement d’un seul permettrait-il de retrouver un centre de gravité voire de remettre un monde refaçonné sur ses pieds ? Pourquoi persister dans ce qui a échoué avec les génies mauvais qui ont créé nos problèmes et ne pas jouer de nouvelles musiques du hasard pour faire advenir enfin le génie des bonnes coïncidences ?
Adam M. Kahane, Pouvoir et amour, éditions Yves Michel, collection Colligence, 200 p., 19 €
Scénarios pour la transformation sociétale, éditions Yves Michel, collection Colligence, 160 p., 17 €