L’avenir des Gilets jaunes
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée… cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes »… y compris les gilets jaunes.
De doctes personnes, qui connaissent tous Descartes, donnent des leçons pour convaincre les gens du commun que leurs propositions sont au service du bien commun mais que les gilets jaunes ne le comprennent pas. Comment d’ailleurs des illettrés, des gens qui ne sont rien pourraient avoir un esprit formé aux méandres de l’économie, de la politique, de la sociologie. Pourtant, même sans avoir recours aux livres sacrés ou profanes, l’injustice, la spoliation se ressentent facilement puisqu’on la vit à chaque instant. Les problèmes écologiques justifient probablement une certaine disette, ils ne justifient pas le mépris, l’arrogance, les privilèges des uns, les efforts des autres.
L’humanité devra se passer des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) à relativement brève échéance. La transition sera difficile car toute l’organisation de la société sera remise en cause. Elle pourrait être rendue un peu plus paisible si l’utilisation massive de l’énergie nucléaire dans les pays du Nord et des énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque) dans ceux du Sud était mise en place. Il n’en reste pas moins que les changements nécessaires ressemblent à des défis. Pour s’en convaincre, il est utile de se focaliser sur la notion d’énergie suivant en cela l’approche de M. Jancovici ; l’énergie intervient dans toute transformation physique et on sait la mesurer et la quantifier dans l’absolu. Les problèmes de coûts, qui apparaissent pourtant constamment dans le débat public, sont inutiles pour la compréhension des problèmes et leur solutionnement. L’unité d’énergie arbitrairement retenue est le kWh mais toute autre conviendrait également.
Un être humain (au repos) absorbe environ de 2,5 kWh d’énergie par jour en ingérant divers aliments et nutriments. Le rendement de transformation de cette énergie alimentaire en énergie mécanique utilisable est faible, de l’ordre de 1%. Un être humain peut ainsi produire 100 kWh/an lui permettant, par exemple, de cueillir et de chasser. Un moteur à explosion a un rendement bien meilleur, compris entre 20 et 40%, lorsqu’on l’alimente en pétrole : 1 litre d’essence équivaut au mieux à 4 kWh d’énergie mécanique.
Un Français consomme environ 30 000 kWh d’énergie finale par an toutes énergies et tous usages confondus (hors importations). Il est possible de traduire les consommations d’énergie fossile en équivalents « esclaves » correspondant à la même énergie. Il est alors trouvé que chaque Français bénéficie de l’aide de 400 à 500 esclaves disponibles jour et nuit : 23 pour l’agriculture, 237 pour le résidentiel et le tertiaire, 145 pour l’industrie, 22 pour les transports. Grâce aux énergies fossiles tous les Français, et pas seulement les nantis, sont esclavagistes. En leur retirant gaz, pétrole, charbon vous anéantissez ce merveilleux privilège très bien réparti dans toutes les classes sociales. La conclusion est difficile à admettre : la quasi-totalité des biens actuellement à disposition des Français, des Européens, des Occidentaux va diminuer considérablement, le pouvoir d’achat de tous, du moins ceux qui n’échapperont pas au lot commun, va drastiquement s’amenuiser dans les décennies qui viennent. La consommation de tous ou de presque tous va s’affaisser, le seul choix qui subsiste c’est de faire en sorte que l’esclavagisme lié aux machines ne redevienne pas l’esclavagisme des temps anciens où l’on malmenait des êtres faits de chair et de sang. Les propositions qui peuvent être faites pour tenir compte de la raréfaction énergétique dépendent de la prise en compte de cette nuance : tous ou presque tous !
L’énergie nucléaire peut accompagner une transition énergétique et la rendre moins périlleuse mais elle ne pourra pas fournir à toutes les populations l’abondance énergétique actuelle des pays dits développés. L'électricité représente en France 25 % de la consommation finale d'énergie, il faudrait donc multiplier par environ 4 la production nucléaire d’énergie pour maintenir la consommation actuelle si l’on se passait totalement des énergies fossiles. Le passage au numérique ne permettra pas non plus de passer à une société économe en énergie. Par exemple, en France, la consommation des data centers correspond à la consommation électrique de la ville de Lyon. Le secteur du numérique engloutissait déjà près de 10% de la production électrique mondiale en 2015.
Quel que soit le cas de figure, les Français devront affronter des privations que l’on peut nommer passage à la sobriété selon son état d’esprit. Indépendamment des postures, promettre un avenir fait de plus d’abondance, pour les gilets jaunes comme pour les autres, n’est guère raisonnable. Mais il est possible d’obtenir bien plus pour eux : la dignité, l’égalité, le respect, la justice dans un cadre de vie n’ayant plus grand-chose à voir avec celui dans lequel ils vivent.
Pour qu’une société moins vorace en énergie puisse vivre paisiblement, il est nécessaire que les citoyens mettent l’accent sur le savoir-faire plutôt que sur le faire-faire aux autres. La quasi-gratuité énergétique a conduit à une division extrême du travail et à une tertiarisation des sociétés productrices de normes et de règlements plutôt que de biens de consommation. La relocalisation des activités et la ré-autonomisation des individus sont inévitables si l’on veut promouvoir les circuits courts de distribution et les productions locales.
Une surface de 300 m² de potager peut nourrir une famille de quatre personnes toute l’année. La superficie nécessaire pour subvenir à l’ensemble des besoins, dont certains inutiles, est évidemment bien plus importante. Il est relativement aisé d’accéder à une suffisance alimentaire pour une famille si elle s’initie aux travaux agricoles sans l’aide de matériels, mais atteindre par ce biais les niveaux globaux actuels de consommation est hors de portée. Un choix de société se dessine : tous s’orientent vers une sobriété qui peut être heureuse ou quelques uns domestiquent les autres en supprimant année après année les protections sociales qui les préservaient d’une cupidité sans frein. La planète ne peut plus offrir que la sagesse pour notre bonheur.
On a célébré la noblesse du travail cérébral, presque sur le même plan que le pouvoir financier. Le travail manuel, quant à lui, fut laissé à des sortes d’intouchables dont il suffisait de savoir tirer les fruits. Et pourtant, il est abondamment prouvé que le travail manuel est souvent l’âme des plus extraordinaires découvertes. Une grande partie des efforts de Marie Curie consista à charrier des tonnes de pechblende à l’aide d’une brouette pour finalement isoler 1 gramme de radium. Et ce n’est qu’un exemple…
Comment imaginer que dans la société qui s‘annonce qu’on aura encore besoin de connaître les plus infimes variations du taux actuariel brut, de s’approprier toutes les subtilités de la téléosémantique, d’admirer les excréments d’artistes signés Manzoni, de déchiffrer les programmes électoraux d’énarques en mal de reconnaissance… Il faudra par contre savoir faire la différence entre le blé et l’épeautre, savoir réparer son vélo, construire des électromètres pour détecter des radiations ionisantes, écrire des algorithmes pour se passer de ceux qui existent… Le temps sera venu où il ne sera plus nécessaire d’apprendre une immensité de savoirs inutiles mais nécessaires pour intégrer la caste des brahmanes : le paraître des mots va devoir laisser la place à l’être des réalisations. Les tâches abrutissantes sont maintenant plus intellectuelles que manuelles : pianoter sans but sur un ordinateur, écrire des mails qui ne servent à rien d’autre que montrer que l’on existe, remplir des dossiers en faisant semblant de remplir sa vie… L’immense absurdité de cette approche devient chaque jour plus évident.
Et les gilets jaunes dans cette nouvelle société qu’il faut impérativement construire ont toute leur place.