L’eau est-elle un bien économique comme les autres ?
Le débat n’est pas récent et a déjà fait couler beaucoup…d’encre. La question de la gestion des ressources en eau douce est complexe et concerne acteurs privés et acteurs publiques. Ceux-ci n’ont pas systématiquement les mêmes intérêts. Doit-on les opposer ?
Le coût de l’eau
L’eau a un coût dès lors qu’on doit la rendre potable et la transporter. Evoquer la notion de bien économique pour parler de l’eau est une révolution culturelle née lors de l’affirmation des principes de Dublin (1992). Si l’eau a été très peu onéreuse dans les pays où on la trouvait en abondance des siècles durant, il est nécessaire de la traiter, de la transporter afin de la fournir aux consommateurs dans les meilleures conditions.
Le secteur de l’eau implique des investissements considérables en matière d’infrastructure, ce qui conduit à ce que la plus grande partie du coût de l’eau provienne de l’amortissement et de la maintenance des équipements, auxquels s’ajoutent les charges liées à l’exploitation.
Avant 1998, 90 millions de personnes avaient recours à des eaux produites par de grandes multinationales. Ce chiffre est ensuite passé à plus de 250, et on ne peut que l’extrapoler à la hausse depuis. Le marché n’est pas anodin dans cette situation. Les installations nécessaires à l’exploitation de l’eau sont toujours plus coûteuses, et par conséquent les firmes répercutent ces coûts d’exploitation sur les prix de l’eau.
Aujourd’hui, et malgré les encouragements de la Banque mondiale dans les années 1990, une faible partie du marché de l’eau reste privatisé et la plupart des eaux douces de la planète sont encore gérées par des instances publiques. Ce qui ne manque pas d’aiguiser les volontés des grandes firmes afin de récupérer des parts de marché…
L’eau et la théorie économique du marché
L’argument fréquemment invoqué en faveur de la transformation de l’eau en marchandise est le même que celui qui préside à la commercialisation de l’ensemble des biens que nous utilisons : le marché serait le lieu le plus propice à la distribution optimale des ressources matérielles et naturelles et à la répartition des richesses. La privatisation de l’eau serait le meilleur moyen d’éviter les gaspillages. Le coût de l’eau serait évalué à sa juste valeur, ceci incluant les coûts de transport et de recyclage.
Dans le cas bien particulier de l’eau, offre et demande ne sont pas définis de la même manière que les biens de consommation. « La demande en eau est déterminée par le niveau de développement économique et technologique atteint ou à atteindre dans une société ainsi que par le niveau démographique », tandis que « l’offre de la ressource en eau est un ensemble de potentialités conjuguant quantités (flux, stock) et qualités, de facilités et de difficultés de maîtrise et d’accès […] »[1].
A l’inverse des biens de consommation courante, le prix de l’eau n’est pas fixé selon cette loi de l’offre et de la demande mais en fonction d’autres variables comme la disponibilité, le système de traitement, le mode de financement choisi par les collectivités, le mode de gestion des services d’eau et d’assainissement…
En septembre 2004, lors du quatrième congrès mondial de l’eau à Marrakech, John Briscoe, conseiller de la Banque mondiale, affirmait que l’eau « doit être gérée comme un produit économique [car], tant que cette idée de gestion n’est pas ancrée dans les esprits, la problématique ne sera pas résolue ».
Selon les théories économiques, faire de l’eau un bien économique permettrait d’assurer une gestion équilibrée de l’eau, fonction de l’offre et de la demande. Cependant une telle approche laisse de côté la nature même de l’eau ainsi que les questions sociales et environnementales. Il est en effet impossible de répartir les ressources en eau disponibles en parts de marché. Par exemple, les externalités négatives inhérentes à la production d’un bien économique ne peuvent être compensées dans le cas de l’exploitation de ressources en eau. Dans le cas du dessalement de l’eau par exemple, non seulement ce procédé est extrêmement gourmand en énergie, mais de plus il tend à contrarier le cycle naturel de l’eau en prélevant et en dessalant une eau qui aurait dû s’évaporer et participer au cycle externe.
Réflexions sur le droit international et ses apports : l’eau pour tous ?
D’autres aspects peuvent être mis en avant, par exemple l’accès de l’eau au plus grand nombre. Une gestion de l’eau par des firmes traitant l’eau seulement comme une ressource lucrative, et sans nécessairement favoriser l’accès à cette ressource au plus grand nombre, risquerait de cela remet en cause la distribution publique assurée par les Etats ou les pouvoirs locaux, et risque de priver d’eau les populations qui n’ont pas les moyens de se l’offrir.
Les réflexions sur le « droit à l’eau » visent à prendre en considération les individus. Le droit international de l’eau n’ignore pas la protection des intérêts des individus. Cette protection fait traditionnellement l’objet d’une règlementation qui se limite aux relations interétatiques, mais préfigure l’émergence de véritables droits de l’homme. Ces derniers s’affirment d’une façon grandissante dans le domaine de l’eau. Cette préoccupation croissante est due à une démographie montante à la surface de la planète, et donc à une augmentation des besoins, alors que dans le même temps les ressources se font plus « rares ». Toutefois cette réflexion reste complexe et nécessiterait une coopération à l’échelle internationale des différents acteurs. Les enjeux économiques d’acteurs privés, les enjeux géopolitiques, économiques, sociaux sous-tendant les relations interétatiques dans certaines régions du monde ne facilitent pas cette démarche. Certains organismes, tel que l’UNESCO, mènent toutefois des études de qualité sur le sujet. L’UNESCO par exemple se préoccupe depuis longtemps des questions de l’eau puisqu’il est responsable du programme hydrologique mondial, créé dans la foulée de la conférence de Mar del Plata. L’UNESCO héberge aujourd’hui le « World Water Assessment Program » (WWAP), chargé de coordonner l’ensemble des composantes onusiennes dans le domaine de l’eau.
De nombreux acteurs interviennent dans la gestion des ressources en eau et dans leur traitement. Ceux-ci peuvent avoir des intérêts divergents, et des logiques d’influence peuvent alors se dessiner. Plusieurs articles de notre blog l’illustrent parfaitement.
[1] Jochen Sohnle, le droit international des ressources en eau douce : solidarité contre souveraineté, la documentation française, Paris, 2002, p 26-27.