vendredi 22 juillet 2016 - par alinea

L’économie de postcroissance

Je suppose que vous ne connaissez pas Niko Paech, c'est pourquoi j'ai envie de vous le présenter, et la meilleure manière de le faire c'est de vous donner cet article à lire ; il se suffit à lui-même, n'a pas besoin de moi. Il y est question d'avenir, un avenir à notre portée, qui dépend de nous et cela donne de l'air dans la situation présente.

J'ai « découvert » Niko Paech sur le blog de Gabriel, (https/ postcroissance.wordpresscom) qui se trouve être le traducteur de son livre à paraître : « se libérer du superflu ».

Bonne lecture

 

L’économie de postcroissance selon Niko Paech

Niko Paech, avec ses petites lunettes rondes et sa verve d’ancien rockeur, est un personnage sympathique. En tant qu’économiste, il fait pourtant figure d’ovni dans son pays, l’Allemagne, et même d’ « antéchrist » chez les Verts allemands, comme il le dit. Depuis plus de dix ans, ce professeur à l’Université d’Oldenburg, membre du conseil scientifique d’ATTAC, prône une réduction massive de la production industrielle et un retour aux 20 heures de travail hebdo. Et comme nos décroissants maison, il vit en conformité avec ses idées. Tout cela, il l’a théorisé sous le nom de Post-Wachstum-Ökonomie : une économie de postcroissance. Un concept qui a donné son nom à ce blog.
J’ai rencontré Niko Paech le 22 septembre 2012, aux rencontres de la Vöö (Vereinigung für ökologische Ökonomie) à Fribourg, un des plus importants laboratoires de recherches sur ces thèmes. Dans cet entretien, il explique pourquoi le « tournant énergétique » entamé par Merkel est une farce, détaille les réformes d’une politique de transition… et assume sa radicalité.

Niko Paech, comment êtes-vous devenu « Wachstums-Kritiker », un objecteur de croissance ?
Cela remonte à la fin des années 70, avant même que je commence mes études. Jeune adulte, j’ai perçu très intensément la dégradation brutale de la situation écologique de la région où j’ai grandi, près de la frontière hollandaise en Basse-Saxe. On y construisait de nouvelles autoroutes, deux centrales nucléaires, et le paysage s’est transformé à un point désespérant. Je me suis demandé : qu’est-ce qui cloche dans notre économie pour en arriver là ? Est-ce que notre bien-être exige une telle défiguration de l’environnement ? Ces questions m’ont amené à lire beaucoup sur ces thèmes. Puis j’ai décidé d’étudier l’économie pour comprendre ce système, en me focalisant sur l’économie de l’environnement et, pour mon doctorat, sur les marchés carbone.

Y a-t-il des auteurs qui ont particulièrement compté ?
J’ai lu très jeune certains classiques de l’écologie comme Small is beautifull de Ernst Friedrich Schumacher, le rapport au Club de Rome Halte à la croissance de 1972 ou encore Ein Planet wird geplündert de Herbert Grühl. Un peu plus tard, dans ma démarche scientifique, c’est l’économiste hollandais Roefie Hueting qui m’a le plus marqué. Son livre New Scarcity and Economic Growth : More Welfare Through Less Production ?, traduit en anglais en 1980, est grandiose. Hueting est un des plus importants critiques de la croissance économique en Europe, aujourd’hui un peu oublié, bien qu’il ait eu une certaine influence politique à la tête du département de statistiques environnementales des Pays-Bas. Je l’ai rencontré l’année dernière, lors d’un congrès d’ATTAC. J’en étais tout tremblant. J’ai dû lui dire : votre livre, il y a trente ans, a changé ma vie !

Connaissez-vous le mouvement français des objecteurs de croissance ?
Mal, car je ne parle pas français. Je ne connais que le livre de Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, que j’ai lu en anglais à sa traduction en 2010 (Farewell to growth).

Qu’en avez-vous pensé ?
Le livre m’a beaucoup plu, car c’est un refus très clair de la croissance économique, de ce point de vue il m’a même impressionné. Mais il y a de fortes différences entre mes vues et celles de Latouche, comme, je pense, celles de beaucoup de « décroissants » français. Je ne suis pas marxiste. J’ai donc une explication différente de la dynamique de croissance que nous vivons. Je travaille avec les concepts de suppressions des limites, de partage industriel du travail et de pillage économique. Et ces phénomènes n’ont pas seulement à voir avec l’idée d’une avidité des détenteurs de capital, mais au moins autant avec notre culture de consommation.

Avec 10% d’énergies renouvelables, une baisse continue des émissions de CO2, votre pays, l’Allemagne, fait souvent figure de modèle en matière d’environnement en Europe…
Je vous arrête tout de suite. Il n’y a pas un seul domaine en Allemagne, pas un seul, où l’on constate une amélioration de la situation écologique. Jamais les Allemands n’ont conduit autant de voitures. Jamais les gros avions de ligne n’ont autant volé. Jamais nous n’avons eu autant de surfaces bétonnées, autant d’emballages non recyclables, autant de déchets électriques. Jamais le paysage n’a jamais été aussi industrialisé. Les performances statistiques en terme d’énergie et de pollution reposent sur une illusion d’optique : nous importons de plus en plus de produits issus de pays à bas salaires, à très faible taux de réglementation sociale et écologique. Même la production « made in Germany » profite de la division internationale du travail : les matériaux de base sont assemblés en Chine ou en Inde, seule la finition est allemande et permet d’apposer le logo. Quelle insolence de la part de l’Allemagne de se poser en modèle !

Angela Merkel a décidé de sortir du nucléaire d’ici 2022, et de soutenir massivement les énergies renouvelables pour qu’elles couvrent 40% de la production d’électricité en 2020. Qu’est-ce qui vous déplaît dans ce projet ?
Je n’ai rien contre les renouvelables, mais je suis pour une utilisation modérée. Nous avons besoin d’une stratégie d’efficacité, qui limite les besoins d’abord et pourvoit ensuite la demande grâce aux énergies renouvelables. Aujourd’hui, nous promettons aux gens qu’ils n’auront rien à changer à leur mode de vie, la politique se chargeant de remplacer le nucléaire et le charbon par les renouvelables. En fait, les énergies renouvelables ne résolvent aucun problème, elles transforment seulement une pollution chimique en une pollution visuelle. Si je construis un parc photovoltaïque, j’ai certes réduit les émissions de gaz carbonique mais j’ai aussi détruit l’environnement. Or, cet effet de déplacement des problèmes n’est jamais pris en compte. Nous sommes partis pour détruire le reste du paysage afin de combler la demande croissante en énergie.

Vous reconnaissez pourtant que les énergies renouvelables sont meilleures que les centrales à charbon ou le nucléaire. Ne devons-nous pas accepter qu’elles occupent de l’espace ?

Non. Pas dans le modèle de post-croissance que je propose.

Décrivez-nous votre solution énergétique.
Deux choses. D’abord, le meilleur kilowatt est celui que nous ne consommons pas : commençons par réduire drastiquement la consommation des ménages. Ensuite, une société de post-croissance prévoit un démantèlement important de l’industrie, ou plutôt je pronostique qu’il aura lieu de toute façon. Que faisons-nous alors des friches industrielles et des parcs automobiles que nous aurons fermés ? C’est là que nous devrons installer les panneaux solaires et des éoliennes. J’ajoute que le seul maintien du statu quo de la circulation automobile et aérienne équivaut à un renoncement complet en termes de politique climatique. Une grande partie des autoroutes et des aéroports du territoire pourrait être mise hors de fonction. Pas tous, puisque nous voulons rester un pays moderne. Je propose de fermer 75% des aéroports et 50% des autoroutes pour les consacrer aux éoliennes. Tout ce qui sort de ce cadre, je l’appelle pillage, et cela n’a rien à voir avec la protection de l’environnement.

J’arrive à me représenter cette industrie réduite, moins énergivore et polluante. Mais comment voyez-vous la transition vers cette nouvelle forme d’économie ?
Vous avez raison, c’est la question-clé. Je vois trois scénarios de transition possibles. Le
premier scénario serait une politique intelligente qui créerait les conditions matérielles et mentales d’une économie de post-croissance. Le deuxième scénario est celui du collapse. Nous pourrions affronter un ensemble de crises se renforçant brutalement les unes les autres : crise financière, crise des ressources, crise écologique et aussi crise psychologique.

Pourquoi crise psychologique ?
A cause du sentiment croissant d’une perte de contrôle sur l’évolution de la société, et aussi sur les destins individuels. Poussés à la performance, les gens n’ont tout simplement plus le temps de répondre aux sollicitations permanentes de l’univers de la consommation. Et l’incapacité de prendre du recul sur toutes ces options réduit les chances de développement personnel.

Et le troisième scénario de transition ?
Ce seraient des îlots sociaux. Des communautés, des réseaux ou des quartiers, se rassemblent et mettent en pratique ce changement de société, dans le sillage des villes en transition (1). Il est vrai qu’ils ne deviendront pas majoritaires. Mais ils serviront d’exemples en cas de crise. Quand les gens effrayés par l’avenir apercevront ces îlots, ils diront : « il y a déjà des gens, là-bas, des avant-gardistes, qui montrent une voie de sortie. » Et ces îlots deviendront des canots de sauvetage.

Vous ne croyez pas seulement à l’argumentation rationnelle, mais aussi aux effets de modèles, d’exemples ?


Bien sûr. Je tiens cette idée de la théorie de la diffusion sociale, qui commence il y a 60 ans avec les travaux d’Everett Rogers sur la diffusion de l’innovation. Cette théorie diffère totalement de la théorie économique classique et son hypothèse d’individus isolés mus par des anticipations rationnelles. Rogers étudie comment les nouvelles pratiques peuvent se répandre dans un système social. Il constate que leur simple existence fait baisser le seuil de peur qui retient les autres de les adopter. Et plus le nombre de pionniers augmente, plus les autres sont enclins à les suivre. Cette théorie déjà ancienne, très empirique, m’influence beaucoup car elle se vérifie partout.

Revenons-en au premier scénario. A quoi ressemblerait une politique de transition vers la postcroissance ?
Il comporterait au moins cinq volets. Le premier serait un moratoire sur l’utilisation des sols. L’économie, même mondialisée, est tellement avide en surface que le gel des sols freinerait considérablement le développement de la production. Par là nous protégerions aussi les biens naturels en voie de raréfaction. Le second volet est la création d’un compte individuel de CO2 limitée à 2,7 tonnes par personne et par an (2), en lien avec l’obligation pour les entreprises d’établir et d’afficher le bilan carbone de tous les biens et services produits, pour que chacun puisse gérer son bilan comme il l’entend.

Que répondez-vous à ceux qui disent qu’une telle forme de rationnement n’a pas eu lieu en Europe depuis la guerre ?
Rien n’a encore eu lieu de ce que nous devons faire pour sauver la planète. Cela dit, je ne veux pas le présenter comme une mesure autoritaire, un oukase. C’est une orientation à prendre. Seulement, celui qui veut vraiment souhaite lutter contre le changement climatique doit faire face aux implications de cette déclaration d’intention, et accepter d’être évalué en fonction de son propre bilan. Les parents doivent enseigner à leurs enfants en même temps ces deux règles : je ne dois pas dépenser plus d’argent que je n’en possède, je ne dois pas non plus causer plus d’émission de CO2 que ce qui m’est alloué. Adopter le même mode de raisonnement avec le CO2 qu’avec l’argent : voilà le point de départ d’une nouvelle époque.

 

Quelles seraient les autres mesures d’une politique de postcroissance ?
La troisième est de réduire et de partager le temps de travail. Les 40 heures par semaine n’ont pas d’avenir : culturellement, socialement, politiquement. Je propose d’accélérer le passage à une semaine de 20 heures de travail. Une part du temps libéré serait consacrée à l’auto-subsistance en alimentation et à la réparation des objets. Je peux me payer moins d’objets, mais j’ai le temps d’en prendre soin, de les réparer et de les partager. C’est toute la chaîne de création de valeur qui est transformée et diminue à la fois les besoins en capital et en énergie.

Expliquez-nous cela.
Voici une chaîne de création de valeur. A un bout, des ressources sont extraites, à chaque étape, un haut niveau de technologie est injecté, à l’autre bout il y a le marché. Si on utilise plus longtemps chaque produit, si on sait correctement l’utiliser et le réparer, alors il ne sera pas nécessaire de remplacer nos technologies modernes par de plus anciennes. Une tondeuse de bonne qualité partagée entre cinq personnes nécessite cinq fois moins de capital par heure d’utilisation. Ainsi l’ allongement de la durée de vie et le partage des produits font chuter l’intensité en capital de chaque unité.

Revenons à notre politique. Moratoire sur les sols, passage aux 20 heures hebdo, compte individuel de CO2… quels en seraient les deux derniers volets ?
D’abord une réforme complète de l’éducation, pour ne plus seulement faire des enfants des consommateurs et des intellectuels, mais des ouvriers capables de manier un outil, bricoler, réparer, d’improviser, d’inventer. Capables de réparer une chaise cassée, un vélo, de cuire un pain ou de faire de deux ordinateurs hors d’état de marche un qui marche. Un pan entier de notre système éducatif, centré sur l’intellect, est à repenser.

Et le cinquième ?
Il concerne les réformes financières et celle de l’entreprise. Sur ce thème, je rejoins le programme d’Attac : créer une taxe mondiale sur les transactions financières, réserver la création monétaire à la banque centrale et redonner aux banques le rôle d’intermédiaires. Si je mets 100 euros à la banque, elle devrait mettre 100 euros à disposition pour un crédit : elle n’a pas d’autre fonction ni d’autre droit. Un chantier parallèle concerne la structure des entreprises. Les coopératives et autres formes d’entreprises alternatives et sociales doivent être promues face aux sociétés par action, de façon à ce que le capital n’ait pas un tel pouvoir de pression sur la vie économique. Dans une coopérative, je suis une part du capital, mon cœur bat avec le projet de l’entreprise. Sur le long terme, on peut penser, même si on ne peut le prouver, qu’une telle relation directe entre les donneurs et utilisateurs de capital atténuerait tendanciellement le taux de rendements des actions externes et celui du profit en interne, en accord avec l’objectif d’une société moins productrice. Mais pour arriver à ce résultat, j’insiste sur le fait que nous ne devons pas attendre la politique. Par exemple, je suis depuis huit ans représentant d’une banque coopérative, et aussi président d’une coopérative énergétique. J’ai cherché les bonnes personnes et ensemble nous avons monté ce projet.

Dans l’économie de postcroissance que vous décrivez, l’idée d’auto-approvisionnement revient souvent, en complément d’une agriculture régionale et écologique. Jardins et jardins partagés devraient nous nourrir. Cela me paraît irréaliste. Que dites-vous à un Parisien comme moi ? Nous avons bien quelques jardins partagés, mais ils peuvent tout au plus réjouir les jardiniers du dimanche…
Il n’a jamais été question que les gens des grandes villes deviennent 100% auto-suffisants ! Nous devons seulement essayer d’augmenter ce niveau. Pensez aussi autres qualités des jardins : ils augmentent la qualité de vie dans les villes, parce qu’ils emmagasinent du carbone et donnent un nouvel espace à la faune et à la flore. Et ils servent ou pourraient servir de plates-formes de rencontres pour les gens avec des idées nouvelles.

L’économie de post-croissance suppose aussi l’existence de cercles d’échanges et de réparation de biens et de services. Comment peuvent-ils se développer ?
Comme je l’ai dit, je crois au pouvoir d’attraction des petits îlots et réseaux qui se rendent visibles. La science n’a pas d’influence sur ce qui se passe dehors. Mais ces changements ne sont pas non plus hors de portée de la politique. Par exemple, au niveau communal, on peut mettre en place des locaux et des dispositifs de soutien mutuel, financier ou matériel. On peut même imaginer des sortes d’animateurs ou de « managers » qui aident à développer les jardins partagés, les réseaux d’échange, des cafés où les gens aux multiples talents se rencontrent pour échanger et réparer leurs affaires – ou même seulement une plateforme internet. La politique peut donc agir, et même avec très peu d’argent. Au lieu de transformer les villes en paradis de la consommation, elle peut faire le choix d’ouvrir de nouvelles possibilités : possibilité de rencontres, possibilité de consommer et de vivre autrement. Parlez-nous de ce projet que vous avez monté à Oldenburg en 2002…
J’ai fait partie des fondateurs d’un Verschenkmarkt, une grande halle aux dons, dans un ancien magasin de meuble. Tout le monde peut venir y déposer ou emporter ce qu’il veut. Cela réduit les déchets, toutes les ressources de la production, et… les besoins financiers ! Je suis musicien, et c’est là que j’ai trouvé ma flûte traversière. Le Verschenkmarkt d’Oldenburg est très visité, il montre que le système de l’occasion marche.

Je vois un autre problème, lié au progrès technique. Peu importe la taille de l’industrie, la croissance est souvent présentée comme une condition au plein emploi car la productivité augmente : on crée le même produit en moins de temps. La productivité doit-elle être sciemment freinée ?
Oui. Dans une économie de postcroissance, une industrie à haute valeur ajoutée technologique, ouverte sur le monde, mais de taille réduite, continuera d’exister. A côté, l’économie « moyenne », occupant une place intermédiaire entre l’industrie globalisée et l’auto-suffisance inventive, devra se développer. C’est là qu’on peut freiner la productivité et faire baisser le chômage. Il s’agit d’une économie locale, où l’argent et la créativité des entrepreneurs jouent un rôle. On y produit beaucoup de services, mais également des produits dont l’intensité en travail est plus grande : je veux parler de ces « technologies moyennes », au sens de Fritz Schumacher (Small is Beautiful). Un vélo, un bateau à voile, une cisaille sont des technologies moyennes. Une éolienne est aussi une technologie moyenne, si elle est faite pour pouvoir être réparée. Baissons volontairement le seuil de la spécialisation, sans la faire disparaître : cela signifie moins de capital, moins d’automatisation, moins de numérisation. La technologie doit renforcer la force de travail, mais sans la remplacer.

Je vois un autre problème, lié au progrès technique. Peu importe la taille de l’industrie, la croissance est souvent présentée comme une condition au plein emploi car la productivité augmente : on crée le même produit en moins de temps. La productivité doit-elle être sciemment freinée ?
Oui. Dans une économie de postcroissance, une industrie à haute valeur ajoutée technologique, ouverte sur le monde, mais de taille réduite, continuera d’exister. A côté, l’économie « moyenne », occupant une place intermédiaire entre l’industrie globalisée et l’auto-suffisance inventive, devra se développer. C’est là qu’on peut freiner la productivité et faire baisser le chômage. Il s’agit d’une économie locale, où l’argent et la créativité des entrepreneurs jouent un rôle. On y produit beaucoup de services, mais également des produits dont l’intensité en travail est plus grande : je veux parler de ces « technologies moyennes », au sens de Fritz Schumacher (Small is Beautiful). Un vélo, un bateau à voile, une cisaille sont des technologies moyennes. Une éolienne est aussi une technologie moyenne, si elle est faite pour pouvoir être réparée. Baissons volontairement le seuil de la spécialisation, sans la faire disparaître : cela signifie moins de capital, moins d’automatisation, moins de numérisation. La technologie doit renforcer la force de travail, mais sans la remplacer.

Comment peut-on imposer la fin de l’obsolescence programmée ?
C’est très difficile. Même si on fait une loi, comment prouver l’obsolescence ? On peut prouver qu’un objet marche ou ne marche pas, mais difficilement qu’il a été programmé pour ne pas marcher. « On a fait de notre mieux », pourra toujours répondre l’entreprise. Et les phénomènes de mode la pousse dans cette voie de l’éphémère. J’en reviens donc à mes dadas : l’éducation, mais aussi des réseaux de consommateurs. Sur ifixit.com par exemple, les jeunes gens se montrent à l’aide de vidéo comment réparer toute sorte d’objets. En Allemagne, il y a http://www.murks-nein-danke.de/blog/ contre l’obsolescence programmée. Ces initiatives ont quelque chose de subversif, car elles dissuadent aussi d’acheter des produits dont la durée de vie est limitée.

A propos des techniques : Internet n’est-il pas un moyen formidable de diffuser des idées peu représentées dans les grands médias ?
Internet est négatif par la consommation d’énergie, et dans le besoin de nouveaux appareils qu’il engendre. Mais j’ai chez moi un vieil ordinateur qui marche très bien. Je l’ai réparé moi-même il y a un an, et je viens d’y installer la carte graphique d’un ami. Internet n’est pas à rejeter, mais c’est un jouet, pas un outil sérieux de communication. Je dois d’abord avoir une idée de ce que je veux y trouver, et me méfier, car l’information est si peu triée.

Beaucoup de gens ne seraient pas là aujourd’hui sans Internet.
Nous aurions envoyé des lettres.

A moi, vous n’auriez jamais rien envoyé !


Bon, d’accord, je ne veux pas abolir Internet.

Dans votre dernier livre (3), vous dénoncer la multiplication des « esclaves énergétiques ». Un concept de vous ?
Oh non ! En Allemagne, il a été surtout développé par le physicien Hans-Peter Dürr, ancien chef du Max-Planck Institut. Dürr a écrit de nombreux livres sur la question du développement durable et a co-fondé notre institut, le Vöö, en 1995. L’idée est simplement que le travail humain est remplacé par des machines, au nom du confort et de la liberté. Par là, notre mode de vie est toujours plus vorace en énergie.

Autrefois, on sollicitait davantage l’énergie humaine… Voulez-vous retourner au travail réel de 15 heures par jour ?
Je dois me répéter, non ! Le monde de post-croissance n’est pas un retour à ces conditions. Dans un sens, c’est un retour, mais un retour mesuré, dans un monde moderne, confortable et relié. Un compromis.

N’y a-t-il aucun parti en Allemagne qui soit pour une réduction de l’industrie ?
Il n’y en a qu’un seul : le parti écologique démocratique (Ökologisch Demokratische Partei), représenté dans certains parlements communaux où il atteint 2% des voix. Son président, Sebastian Frankenberger, est partisan d’une économie de post-croissance. Mais il ne peut pas convaincre tout son parti. Ils m’ont invité lors de leur congrès et j’ai pu constater que le concept est débattu au sein du parti. Chez les conservateurs (la CDU d’Angela Merkel), on peut citer Meinhard Miegel qui a écrit un livre sur une économie sans croissance. C’est un

Wachstum-Kritiker à prendre au sérieux, mais il est très critiqué par la gauche qui lui reproche d’utiliser la fin de la croissance pour démanteler l’état social. On trouve chez les principaux partis de gouvernements, à l’exception du FDP libéral et de die Linke (la gauche), quelques personnalités critiques, mais cela ne veut rien dire car ils n’ont guère d’influence sur leur parti.

Et chez les Verts alors ?
Je ne vois que Rheinhart Loske, député du Bundestag jusqu’en 2006. En général, il y a bien quelques courants critique de la croissance à la base du parti, mais pas dans les instances décidantes. Certains participants de ce colloque ont déclaré être membres des Verts. Ils se disent désespérés par le conformisme de leur parti. Ils ne partagent plus l’idée d’une croissance verte et se demandent s’ils doivent rendre leur carte. Si les Verts m’invitent, j’irai volontiers faire une conférence. Mais je suis l’antéchrist là-bas.

Les Allemands éliront un nouveau parlement fédéral en septembre prochain. Une coalition rouge-verte, entre le Parti social-démocrate (SPD) et les Verts en 2013, cela vous plairait ?
Cela ne changerait rien. Cette coalition sous Gerhard Schröder [entre 1998 et 2005] n’a pas beaucoup apporté, et elle même fait beaucoup de bêtises : baisser l’impôt pour les plus riches, libéraliser les marchés financiers et permis la crise de 2008. Elle avait bien un projet sur les emballages non recyclables, mais il n’a pas marché. Voilà pourquoi je ne crois pas que leur arrivée au pouvoir changerait quoique ce soit. Quant à la sortie du nucléaire, c’est de toute façon au programme.

Grâce à Merkel ?

Tous les régimes auraient réagi de la même façon en Allemagne, dans le contexte du mouvement anti-nucléaire.

Une interview de vous dans la Süddeutsche Zeitung vous présentait en disant : Niko Paech n’a pas de voiture, n’a pas de téléphone portable, et ne prend pas l’avion. La journaliste vous taquine ensuite parce que vous avez deux VTT, au lieu d’un. Cela vous énerve ?
J’ai donné récemment une interview à la Zeit, où mon mode de vie était décrit. Mais c’était le principe de la rubrique. Depuis, tous les journalistes se servent de ces éléments en présentation. Et en un sens, oui, ça m’énerve, puisque je veux être médiatisé pour mes idées. Je préfère qu’ils me posent directement la question. Mais en même temps, j’accepte ce petit jeu car il est impossible de proposer une économie de post-croissance sans vivre en accord avec ce qu’on propose. Ce serait cultiver une schizophrénie qui rendrait tout discours impossible.

Dans l’interview, vous dénoncer les gens qui boivent une limonade bio, ont une « Passiv-Haus » [une maison à très basse consommation d’énergie] et se présentent comme des sauveurs. J’observe cette tendance à clouer au pilori les « faux écolos » aussi chez les décroissants français, et je me pose des questions. N’y a-t-il pas un risque de passer pour sectaire, de décourager les gens qui tendent à un meilleur comportement ?
Il y a peut-être un risque, mais je l’accepte volontiers. Je ne dis pas que la Bionade ou les maisons passives sont mauvaises en soi, ce qui m’énerve, c’est lorsque ce comportement affiché sert de compensation morale pour ce qu’on fait le reste du temps. Si le fait de boire une Bionade ou de faire ses courses dans un magasin bio, me range parmi les bons, les amis de la planète, alors que par ailleurs je prends la voiture tous les jours et l’avion quand ça me chante – alors la multiplication de ces symboles peut rendre la consommation écolo contre-productive. Autre exemple de cet effet-rebond psychologique : celui du pot catalytique. J’en connais beaucoup qui avaient autrefois du mal à assumer leur bilan, et se disaient prêts à vivre sans voiture. L’arrivée du catalyseur a sauvé leur mode de vie. Après cela, il ne faut pas s’étonner que les électeurs verts soient parmi les groupes sociaux plus émetteurs de carbone (4). Le vote vert joue d’ailleurs ce rôle de compensation morale, comme l’autocollant Greenpeace sur les vitres de la voiture. On n’attire plus l’attention sur la voiture mais sur l’engagement chez Greenpeace.

Dans la Süddeutsche, vous étiez présenté comme un pessimiste, mais vos réponses laissent une incertitude sur ce point. Etes-vous vraiment pessimiste ?
Je le suis. Un jeune d’aujourd’hui, à 20 ans, a souvent dégagé autant de CO2 que mon grand-père durant toute sa vie.

Et tous ces gens réunis aujourd’hui ?
Ils sont généreux, ce sont des pionniers. Mais on avait plus de pionniers dans le passé. Au fond, je suis persuadé que seules les crises auront des effets. Car je n’observe actuellement ni transformation, ni choc culturel. Voyez même mes étudiants : ils sont enthousiastes, mais inconscients. Voilà un type qui travaille à Londres, veut me voir et me dit : pas de problème, je viens en avion. Ils prennent l’avion pour un entretien ! Ne peut-on pas s’arranger par skype ? La politique ne change rien, il faut d’abord changer les gens qui votent. Or la plupart des gens en Europe profitent de ce système : parce qu’ils ont l’argent des banques, parce qu’ils roulent et volent à l’envi. Et la simple idée de travailler moins, de réparer ces produits leur fait peur.

  1. Le réseau des villes en Transition, né en 2006 en Angleterre, s’étend sur 20 pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Il prépare le passage « de la dépendance au pétrole à la résilience locale ». www.transitionnetwork.org/
    (2) Le taux moyen pour limiter le réchauffement à 2°C d’ici la fin du siècle, selon le conseil scientifique du parlement allemand (750 mds de tonnes entre 2010 et 2050, pour 6,9 milliards d’habitants). Les calculs du cabinet PriceWaterhouseCoopers en 2009 tenant compte de la croissance démographique, sont encore plus « sévères » : cf. cet article dans La Croix.
    (3) Befreiung vom Überfluss : Auf dem Weg in die Postwachstumsökonomie, Oekom, 2012. (Se libérer du superflu. Sur le chemin de la postcroissance). En anglais : Liberation from excess : The road to a post-growth economy, Oekom.
    (4) Une étude de 2010 du ministère de l’environnement allemand montrait que les électeurs des Grünen faisaient partie des groupes sociaux les plus émetteurs de carbone. Cf die Welt (en allemand).

 

Je vous joins une autre interview de lui, en vidéo :

 




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