L’annonce claire, nette et répétée de son soutien à François Hollande à la prochaine élection présidentielle de 2012 faite par Jacques Chirac n’est évidemment pas passée inaperçue à Droite. Au cours d’une visite de son musée de Sarran, le 11 juin 2011, en sa compagnie, l’ancien président s’est ouvertement déclaré en faveur du président socialiste du Conseil général de la Corrèze, sous réserve que ne se présente pas son féal, Alain Juppé, à qui il doit bien ça pour avoir porté la responsabilité « des abus de confiance, recel d’abus de biens sociaux, et prise illégale d’intérêt » commis au temps de ses mandats de maire de Paris, et en avoir payé le prix modique judiciaire qui lui a été accordé avec ristourne par la cour d’appel de Paris le 1er décembre 2004.
Du coup, J. Chirac a dû rassurer son camp, le lendemain, 12 juin, sur Europe n°1 : ses propos ont été mal interprétés, a-t-il déploré ; il aurait fait, à l’en croire, de « l'humour corrézien entre républicains qui se connaissent de longue date ». Et pour qu’on n’en doute pas, il a assuré qu’ « (il ne prendrait) pas part au débat politique, et en particulier à celui de la campagne présidentielle (…).C'est un choix et un principe auxquels (il s’est tenu) depuis la fin de (son) mandat. » Abracadabrantesque !
Cette explication de texte n’a, en effet, rien de rassurant pour ses amis de Droite. On y voit deux raisons.
1- Un contexte dépourvu du moindre indice d’humour
La première est que le contexte de sa déclaration ne recèle aucun indice d’humour, ni dans le premier cercle ni dans le second.
- Le premier cercle du contexte de la déclaration
Le premier cercle de ce contexte est sans ambiguïté possible. Il suffit de réentendre l’échange à bâtons rompus au cours duquel il affirme vouloir voter pour François Hollande et le répète pour qu’on le comprenne bien : « Moi j’ai beaucoup d’estime pour François Hollande, explique-t-il avec le plus grand sérieux. Maintenant, je peux en parler. Le passé c’est le passé, mais lui c’est l’avenir, lui c’est l’avenir. Lui c’est l’avenir, martèle-t-il trois fois, parce qu’il va être candidat (…) Je voterai pour lui. Certainement, sauf si Juppé est là ! Parce que j’aime bien Juppé. (…) Mais comme il n’ira pas, par conséquent je voterai pour (lui). » Et à François Hollande montrant la caméra qui risque de l’entendre, il réplique du ton le plus ferme qui soit, en agitant une main : « Je peux dire que je voterai Hollande ! »
On ne trouve donc nul indice d’humour qui conduirait à entendre que Jacques Chirac a parlé légèrement d’une affaire sérieuse et qu’il ne fallait pas prendre au sérieux sa déclaration.
Quant à son intention de ne pas participer au débat de la campagne présidentielle, on n’est en pleine prétérition, ce procédé qui consiste à annoncer qu’on ne va pas dire ou faire ce que précisément on est en train de dire ou faire. La prise de parti de J. Chirac contre le président Sarkozy a déjà été rendue publique.
- Le second cercle du contexte de la déclaration
Le second cercle de ce contexte est, en effet, celui de la parution, ce mois-ci, du second tome des mémoires de J. Chirac, intitulé « Le temps présidentiel ». L’ancien président y règle ses comptes avec son successeur et dit en des termes définitifs l’exécration qu’il lui inspire. Il le décrit avec acidité comme « nerveux, impétueux, ne doutant de rien et surtout pas de lui-même », le soupçonne, sans avoir jamais eu de preuve, d’avoir été à l’origine des rumeurs malveillantes lancées contre les propriétés de sa belle-famille, et souligne l’abîme qui existe entre eux : « Il subsiste, écrit-il, trop de zones d’ombre et de malentendus entre Nicolas Sarkozy et moi ». Il dit avoir été « touché » au fond de lui par sa première déclaration comme président de la République, le 6 mai 2007, qui ne mentionne même pas son nom. Enfin il résume leur profond désaccord : « Il est atlantiste et je ne le suis pas. Il est beaucoup plus libéral que moi sur le plan économique. Il est pour les discriminations positives et j'y suis radicalement opposé. Ça ne (pouvait) donc pas fonctionner. » L’opposition n’est-elle pas irréductible ?
Un contexte historique aussi dépourvu du moindre indice d’humour
Cette intention de tirer contre son camp de Droite, annoncé par Jacques Chirac, s’inscrit, en outre, dans une tradition qui lui est propre. C’est la seconde raison qui peut inquiéter la Droite.
- Première trahison envers J. Chaban-Delmas en 1974
Il s’est, en effet, déjà singularisé lors de la campagne présidentielle qui a suivi la mort prématurée du président Pompidou en 1974. Il ruine les chances de Jacques Chaban-Delmas, candidat UDR gaulliste, de devenir le futur président, en réunissant autour de lui 43 parlementaires qui se déclarent en faveur de Valéry Giscard d’Estaing, candidat des Républicains indépendants.
En échange, il obtient du nouveau président le poste de Premier Ministre. Mais l’entente circonstancielle destinée à écarter J. Chaban-Delmas ne résiste pas à l’épreuve du pouvoir entre les deux têtes de l’exécutif. J. Chirac finit par démissionner deux ans plus tard, en prétendant n’avoir pas les moyens de gouverner.
- Deuxième trahison envers V. Giscard d’Estaing en 1981
L’élection présidentielle de 1981 est ensuite l’occasion pour Jacques Chirac de solder les comptes avec le président sortant qui brigue un second mandat. Il se présente contre lui mais n’arrive qu’en troisième position au premier tour derrière lui et François Mitterrand. Contrairement à la logique qui aurait voulu qu’un candidat de droite battu soutînt l’allié de Droite qui est en position de gagner, J. Chirac ne donnera aucune consigne de vote, et se contentera d’annoncer son vote personnel en faveur du président sortant.
En fait, il a choisi de soutenir tactiquement le candidat socialiste qui, pense-t-il, ne restera pas longtemps président s'il est élu et qu'il compte bien remplacer aussitôt. Quel flair ! Mitterrand a fait deux mandats de sept ans ! V. Giscard d’Estaing raconte dans le tome III de ses Mémoires « Le Pouvoir et la Vie, Choisir » l’anecdote suivante. À la veille du second tour, il veut savoir quelle consigne de vote donne le parti de J. Chirac : « Je compose le numéro, écrit-il. Une voix féminine me répond : « Permanence de Jacques Chirac. À qui voulez-vous parler ? » Je déploie mon mouchoir sur l'appareil, dans l'illusion de rendre ma voix moins facilement reconnaissable. [...] Un déclic, puis une voix masculine, peu aimable. « Je voudrais savoir comment voter dimanche ? » À peine un temps mort. Il me répond tout de suite : « Il ne faut pas voter Giscard. On a dû vous le dire ! » « Oui, oui, [...] mais [...] est-ce qu'il faut m'abstenir, ou mettre un bulletin blanc ? » « Il faut voter Mitterrand ! » » (1).
C’est donc en la replaçant dans les deux contextes, l’un proche et l’autre historique, qu’il convient de comprendre la déclaration faite à Sarran par Jacques Chirac pour annoncer son vote en faveur de François Hollande. Il n’y a rien d’étonnant à l’entendre choisir l’adversaire de son camp. Il l’a fait déjà par deux fois. En somme, l’humour chiraquien, baptisé corrézien, consiste à affirmer franchement ses convictions tout en faisant croire que ce ne sont que des plaisanteries. S’il avait encore quelque doute, le président Sarkozy sait maintenant à quoi s’en tenir. Paul Villach
(1) Gauthier Nicole, , « Giscard : en mai 1981, Chirac m'a tuer. Dans ses mémoires, l'ex-président raconte comment l'actuel a appelé à voter Mitterrand. » Libération, 29.09.2006