L’Hydre et le néant
Il est couramment accepté que le Progrès se caractérise par un haut degré de division de travail et une forte organisation permettant des échanges aisés. Dans ce cadre un collectivisme ou un autre est incontournable et on le pare de diverses têtes pour faire croire à une nouveauté. On s'emploie à les couper mais elles repoussent sous une autre forme. Les "gens bien", les artisans, les artistes, les poètes, les scientifiques... font de leur mieux pour ne pas tomber dans un monde purement mécanique, leur talent est leur seule arme.
Les chefs de tribus, les Pharaons, les Rois, les Empereurs, les tsars, les Présidents... ont tous offert une version quelque peu différente d'un même collectivisme plus ou moins bien accepté car censément indispensable. En se débarrassant millénaires après millénaires de tous les forces de l'esprit, vint le collectivisme ultime, le collectivisme marchand. Une doctrine unificatrice gagna l'ensemble du globe en laissant de côté les ethnies, les Etats, les croyances, les us et coutumes et tout ce qui n'était pas quantifiable. L'adoration du veau d'or remplaça toutes les divinité se voulant protectrices mais presque toujours impuissantes, "on" voulait du concret. Le Nouveau Sacré n'avait nul besoin d'être enseigné ou prêché, il n'était pas confiné dans des temples, il était partout à la fois. Il s'imprégnait des instincts, des humeurs, des envies, des jalousies. Il permettait l'établissement d'une élite facile à définir, la hiérarchie ne dépendait plus du savoir, difficile à acquérir, impossible à mesurer, mais de la fortune personnelle. "Rien se perd, rien ne se créé tout s'achète" selon l'esprit marchand. L'esprit marchand par son universalité facilite les échanges. La production de masse ainsi permise abaisse les coûts, la division du travail s’accroît en même temps que la mécanisation permettant des prix de revient hors de portée des artisans. Ce même esprit marchand apaise également les esprits car aucune passion n'anime plus les protagonistes, ils se contentent de compter. Le mercantilisme, est un moyen historiquement avéré de collectiviser les masses en instituant tout en préservant ou engendrant des inégalités. L'esprit marchand n'a besoin d'aucun dogme, le pragmatisme lui suffit. Mais comme les autres idéologies, il tend à former des êtres non plus uniques mais semblables ou identiques, sans autre substance que celle imposée par le qu'en-dira-t-on. Le sens du Beau disparaît, les probabilités prennent la place des valeurs. Il manquait l'arme ultime pour insuffler l'âme marchande jusqu'aux derniers recoins, le numérique y pourvoira.
Peut-on échapper à ce sort ? Probablement pas ! Mais on peut faire autre chose, tout bonnement rester un tant soit peu libre, ne pas laisser la mécanique envahir le tout. " Savoir, tuer, créer. Les autres hommes faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions".
On peut voir une oeuvre comme un investissement, avec son poids, ses mensurations, les frais nécessaires au gardiennage... elle n'a alors rien de plus qu'une chose. On se regarde soi-même en l'admirant mais on ne sait rien de qu'elle a de précieux car on ne sait pas la faire soi-même.. On se doit de quitter un monde où tout se pèse et se soupèse pour un autre impalpable seulement merveilleux d’exister. Plus encore, cet émerveillement se partage à l'infini, il ne peut pas être accaparé, il ne peut pas servir à dominer quiconque : les gens sont égaux car ils sont tous différents. Les puissants ne peuvent pas agripper mieux que les autres la grandeur d'un coucher de soleil, la splendeur d'un pépiement d'oiseau, la plénitude créée par quelques notes de musique, la magnificence d'une molécule nouvellement synthétisée, d'une équation qui transforme le chaos en évidence...
Plutôt que d'être en quête d'un être (ou d’une machine) suprême qui dicte la vérité, il est possible de se rendre compte que la diversité, les différences rendent tout possible. C'est l'harmonie des contraires qui permettent le merveilleux.
« Faut vous dire, Monsieur Que chez ces gens-là On ne cause pas, Monsieur On ne cause pas, on compte. »
Les ceux-qu'ont-tout créeront quelquefois une bibliothèque ou un musée pour se travestir en bienfaiteurs aux yeux de ceux qui ont besoin de voir pour vivre. Sans vouloir côtoyer l'Art ou le Beau à tout moment de la journée, chacun dans sa vie peut rencontrer des gens bien, qui n'ont pas besoin de règlements, de normes, de contrôles tatillons, de menaces, pour se comporter avec élégance. La définition précise de ces gens bien est impossible mais on sait qu'ils existent ou du moins on veut croire que non seulement ils existent mais qu'ils sont nombreux, quoique invisibles de toutes les espèces de médias, toutes les instances de pouvoirs. On est donc très seul dans cette quête de l'Homme ordinaire qui ne prétend qu'être lui-même et qui n'accepte pas la tutelle de gens qui se veulent plus grands que lui.
Tous les vocables en -isme (communisme, capitalisme, féminisme, virilisme, despotisme, libertarianisme, anarchisme, productivisme, écologisme...) sont d'ores et déjà obsolètes enterrés par les prouesses d'une submersion numérique qui permet aux dominants de connaître chaque individu par ses coordonnées, ses idées, ses choix, ses achats, ses voyages, ses loisirs, son mode de locomotion, le nombre de ses voyages aériens, ses connaissances, ses amis.... Emplit de l'esprit des plus nombreux, vous oublierez même votre matricule pourtant obligatoire, vous tomberez amoureux d'une créature belle à couper le souffle, pleine d'admiration pour vous, elle vous accompagnera visiter les sites les plus grandioses, vous connaîtrez les extases les plus intenses... tout en restant enkysté dans votre loge truffée d'électrodes et d'écrans.
Vous ne mourrez pas car vous n'aurez jamais été vivant.