L’illusion anti-capitaliste
Nous vivons une époque intéressante. Les prédictions du Club de Rome sont en train de se réaliser sous nos yeux et tout ce que les forces politiques de changement semblent capable de faire, c’est un concours d’aveuglement. Je ne parle naturellement pas des Verts. Leur fonction principale est de défendre le mode de vie, et la bonne conscience, des classes moyennes supérieures des pays développés. Non, ce dont je parle, c’est des révolutionnaires, de tous ceux qui des franges anarchistes aux très – trop - sages communistes font profession de vouloir changez le monde, la vie et la société. Certains d’entre eux ne semblent même pas au courant de l’existence d’une crise écologique. C’est le cas, par exemple des staliniens du Pôle de Reconstruction Communiste en France ou d’un POI dont on se demande ce qu’il a encore de gauchiste. La plupart se sont finalement rendu compte que la terre n’était pas infinie et qu’on ne pouvait pas déverser des tombereaux de gaz carbonique dans l’atmosphère sans que cela ait des conséquence. Le problème c’est qu’au lieu de les tirer, eux, les conséquences, ils se sont retournés vers leur croquemitaine habituel : le capitalisme.
Il y a bien sûr des nuances. Lutte Ouvrière considère toute remise en cause du productivisme comme une plongée dans l’obscurantisme le plus noir. Le NPA, plus mouvementiste, est aussi plus ouvert. L’idée de base n’en reste pas moins la même : si notre environnement se dégrade, si nos ressources s’épuisent, c’est à cause du capitalisme.
Ce capitalisme n’est d’ailleurs pas toujours très bien défini. Trop souvent il n’est qu’un mot valise, regroupant sous une même appellation tout ce qui va mal sur Terre. Il est vrai que si on ne le définit que comme la propriété privée des moyens de production, on est obligé à se livrer à de singulières contorsions intellectuelles pour nous expliquer qu’une industrie collectivisée consommerait moins de matières premières et rejetterait moins de déchets que sa consœur privée. Dans certains cas, cela confine même à la schizophrénie, comme lorsque le Cercle Léon Trotsky nous explique que si les prix du pétrole ont flambé c’est à cause d’une conspiration des Majors, aidées d’une horde de spéculateurs aux doigts plus ou moins crochus. Ce serait presque convainquant si, sur ce marché le swing producer, celui capable d’augmenter brutalement sa production pour répondre à la demande n’était pas l’ARAMCO, la compagnie publique saoudienne. Le même Cercle Léon Trosky a beau nous expliquer que « les décisions qui seront prises à l’échelle locale, ou régionale, échapperont à l’esprit de clocher, parce qu’elles seront le fait d’êtres humains parfaitement informés, et prises en fonction d’une conscience sociale que les sociétés de classe ne peuvent pas imaginer. » on voit mal pourquoi les vénézueliens accepteraient de brader leur pétrole afin que nous puissions maintenir notre niveau de vie – sauf bien sûr s’ils y sont obligés par un quelconque Soviet Suprême disposant pour ce faire d’arguments frappants, explosifs et contondants.
En parlant de Soviet Suprême, d’ailleurs, on peut faire remarquer que ceux qui ont eu effectivement la charge d’une société n’ont réussi qu’à créer des enfers aussi totalitaires qu’inégalitaires. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’ont pas mieux réussi en matière d’environnement et de gestion des ressources. Il suffit d’aller à Tchernobyl ou sur les rives de la mer d’Aral pour s’en convaincre. Alors certes les anticapitalistes clament que lorsqu’ils seront au pouvoir, tout sera différent. On peut peut, peut-être, leur accorder le bénéfice du doute en matière de droits de l’homme et de démocratie, même si la pratique organisationnelle du POI ou de Lutte Ouvrière ne plaide pas précisément en ce sens. Dans le domaine économique, cependant, leur programme est le même que celui de Lénine... et il aboutira aux mêmes résultats.
Lorsqu’ils reconnaissent de mettre un terme au productivisme, c’est toujours pour ressortir les vieilles lunes de l’économie planifiée. C’est ainsi que la Parti de Gauche nous propose une planification de la décroissance, ce qui revient à dire qu’il fera tout décroitre sauf la bureaucratie, et qu’au contraire il en rajoutera une couche. Il semble y avoir, dans la gauche dure et même chez les décroissants, une incapacité profonde, presque structurelle, à comprendre ce qui est pourtant un principe de base de l’écologie, à savoir que la capacité d’une société à fournir des services collectifs dépend directement de la capacité de cette société à dégager des surplus, ce qui signifie concrètement que si nos ressources diminuent, notre capacité à entretenir des services publics – gérés ou non par la collectivité – fera de même.
Cet aveuglement condamne l’anticapitalisme à l’impuissance, car au delà des slogans, il semble incapable d’envisager l’avenir de la société autrement que sous la forme d’une alternative entre marchandisation et fiscalisation, c’est à dire, en dernière analyse, entre deux formes de marchandisation. Alors que les populations d’Europe Occidentale jouissent, même au coeur de la crise, d’un niveau de vie qui aurait fait rêver un duc du moyen âge, niveau de vie, est-il besoin de le préciser, totalement insoutenable sur le moyen terme et qu’on ne saurait généraliser à l’ensemble de la planète, ils alternent entre défense vaine d’un mode de vie condamné par la raréfaction de nos ressources et appel incantatoire à un « autre monde », dont personne ne sait vraiment comment il sera financé.
C’est en sens extrêmement commode. La posture du perpétuel opposant est confortable, et attribuer tous nos problèmes à un « capitalisme » aussi mal défini que croquemitainesque permet de ne pas voire notre responsabilité dans une situation tellement dégradée qu’elle ne peut s’achever que par une forme ou une autre d’effondrement. Cela permet surtout de ne pas opérer de changement dans sa propre vie. Après tout, pourquoi faire des efforts pour réduire sa consommation, acheter localement et devenir plus auto-suffisant si tout est de la faute des grands méchants en cravate ? Tous les problèmes se résoudront d’eux-même une fois qu’ils auront été éliminés.
Alors évidemment, les anticapitalistes ont peu de chance d’arriver au pouvoir – les peuples européens ont déjà donné. Leur aveuglement a cependant d’autres effets, plus subtils mais non moins délétère. Pendant que les anticapitalistes rompent des lances contre un ennemi d’opérette et établissent des plans grandioses pour établir un paradis sur terre, il ne font rien concrètement, pour répondre à la crise des ressources et au changement climatique.
Il est particulièrement révélateur, par exemple, que la lutte contre la « marchandisation » se réduise à une lutte pour la fiscalisation, la prise en charge des services collectifs par l’Etat ou tel ou tel organisme parapublic, au prix d’une déresponsabilisation toujours plus grande des populations. Une association de mères gardant mutuellement leurs enfants, un verger ou un potager communautaire ou un réseau d’échange de services, soutenu par un SEL ou une monnaie alternative, font autant, sinon plus, pour contrer l’omniprésence de la marchandise qu’une crèche d’état ou une caisse d’allocation. Suggérer que le meilleur moyen de limiter la pauvreté dans un contexte de ressources rares, c’est de réduire au maximum le domaine de l’économie monétaire au profit de l’économie domestique et de l’auto-production, relève cependant du blasphème, car cela signifie réhabiliter la responsabilité individuelle, la communauté locale et la petite propriété, toutes choses que les ouvriers d’antan, ceux qui n’avaient pas encore été réduits à de simples rouages par le taylorisme, faisaient d’instinct.
Le résultat c’est que les anticapitalistes, si prompts à s’engager dans des batailles sociétales ou humanitaires, ignorent les initiatives de relocalisation qui commencent à prendre forme dans les pays anglo-saxons. Les jardins communautaires, les Transition Initiatives, les monnaies locales et les community solutions, qui, si elles ne sont pas une panacée n’en constituent pas moins une réponse constructive à nos difficultés, sont largement ignorées des anticapitalistes. Il est vrai que ces démarches, du moins au départ, ne visent pas à combattre un ennemi plus ou moins fantasmé, mais à construire quelque chose localement pour faire évoluer les économies locales vers plus d’autonomie, d’égalité et de résilience. Surtout, même si elles ne récusent pas l’action politique traditionnelle, elle cherche à le faire dans un relatif consensus.
Le faire plutôt que le dire, l’évolution plutôt que la révolution, l’adaptation aux réalités plutôt que le fantasme d’une société parfaite : on ne peut imaginer contraste plus saisissant avec la pratique anticapitaliste.