L’impact social et psychique du Covid-19
La propagation rapide de ce Covid-19 encore assez mystérieux a conduit les autorités sanitaires d’un grand nombre de pays à privilégier des mesures prophylactiques fondées sur un confinement plus ou moins strict selon les situations. Mais si l’on commence à bien connaître les désordres physiologiques causés par ce virus on méconnaît souvent l’impact social et psychique des populations atteintes, car cela est beaucoup moins visible.

Il faut d’abord distinguer la quarantaine qui est la restriction de circulation des personnes susceptibles de recevoir ou de transmettre la maladie, de l’isolation, qui est la séparation du milieu habituel de personnes déjà infectées pour limiter la contagion. Et face aux risques encourus on devrait bien sûr prendre en considération tous ceux qui sont confrontés chaque jour à un danger élevé de contagion surtout quand les moyens de protection sont insuffisants ou inexistants : soignants, pompiers, policiers, militaires, caissières, transporteurs, et tous les producteurs de biens ou de services essentiels à la vie des citoyens.
Les risques encourus sur le plan psychique que différentes études signalent, parfois suite à d’autres épidémies : SRAS, Ébola, H1N1, grippe équine notamment, sont en réalité nombreux et changent pour les populations concernées selon qu’elles sont plus ou moins fragilisées par d’autres facteurs préexistants. Cette liste doit donc être adaptée à la grande variété des situations rencontrées car tout le monde n’est pas impacté de la même manière par les troubles recensés : anxiété, angoisses, isolement, phobies diverses (saleté, étouffement) pouvant entrainer des conduites obsessionnelles, irritabilité, insomnie, manque de concentration, dépression, tendances suicidaires, culpabilité, confusion, ennui, sentiment d’impuissance, colère, frustration, désordres psychosomatiques, vécu de stigmatisation ou de rejet, violences intra familiales, stress post-traumatique…
Mais il ressort clairement de ces travaux que l’isolement, mais aussi la peur et l’ennui, augmentent considérablement la détresse des personnes, surtout pour les populations défavorisées ou très exposées, dont l’inégalité sociale apparaît encore plus flagrante. Et l’on semble curieusement redécouvrir alors que chaque humain est à l’origine un être social fragile incapable de vivre seul en raison d’une néoténie primitive réclamant un lien indéfectible avec autrui. C’est pourtant celle-ci qui rend possible, quand tout va bien, la transformation des angoisses les plus primitives, dont la terreur sans nom de l’abandon ou de la mort, en représentations mentales acceptables c’est à dire « en appareil à penser les pensées » de nature symbolique comme l’a montré Wilfred R. Bion, qui différencie radicalement l’homme de l’animal.
Certes les grandes épidémies de l’humanité dont parle Jean Delumeau, dans son livre intitulé « La peur en Occident » ne sont pas nouvelles : peste, mais aussi suette anglaise, typhus, variole, grippe pulmonaire, dysenterie et choléra, ont répandu dans tout l’occident des images de cauchemar en décimant des populations entières tout en contribuant à instaurer entre voisins, et même à l’intérieur des familles, un profond climat de défiance lié au risque de contagion. Et les populations amérindiennes furent aussi durement touchées. Mais si la « grippe espagnole » a fait plus de victimes que le premier conflit mondial, celles du sida sont encore dans toutes les mémoires. Confronté à ces peurs la raison reste souvent impuissante, a fortiori quand un invisible virus met en péril notre finitude et nos croyances dans la supériorité humaine sur la nature. Pourtant, il se produit avec cette hubris une sorte de renversement hégélien entre le maître et l’esclave qui fait que cette crise peut être l’aube de changements profonds.
Il ne faut pourtant pas se cacher que le chemin est difficile car nous sommes aujourd’hui tous soumis à des injonctions paradoxales qui contribuent à brouiller notre pensée. Car si la première recommandation est de se protéger en s’isolant d’autrui, individuellement ou en famille, la deuxième préconise en contradiction avec la précédente de tout faire pour créer ou maintenir ce lien avec autrui. Certes les moyens technologiques modernes : téléphone, internet et réseaux peuvent pallier en partie les séparations qui se produisent dans la réalité, mais cela ne remplace pas les visites aux anciens dans les EHPAD.
Dans un billet récent intitulé « Quitte ou double » Régis Debray constate la curieuse organisation de cette « drôle de guerre, celle où le commandant en chef a pour mot d’ordre « planquez-vous » ; où une mobilisation générale met à l’arrêt ; où on appelle à ne plus faire société pour faire nation (…) ». Ajoutons que la confiance démocratique en berne n‘est pas un atout majeur dans cette lutte. De plus si cet ennemi est partout, personne ne le voit, un peu comme dans le Désert des Tartares de Dino Buzzati ou dans La Peste de Camus. Et le comble est que cet adversaire peut être quelqu’un de très proche, a priori insoupçonnable. Il est clair alors que si « l’enfer c’est les autres », comme dans le Huis Clos de Sartre, notre relation à l’autre se retrouve toute chamboulée. On peut toujours clamer : « Je est un autre », oui, mais lequel ?
Et dans « L’avenir d’une illusion » Freud observe après Kant qu’« Il est curieux que les êtres humains, bien qu’ils ne puissent guère subsister dans la solitude, ressentent néanmoins comme très oppressants les sacrifices que la culture leur impose pour rendre la vie commune possible ». Il reprend ce thème dans « Malaise dans la civilisation » pour montrer combien le développement de celle-ci entraîne des restrictions de la liberté individuelle, notamment à cause de nécessaires renoncements pulsionnels. Mais tel un Janus, Thanatos menace alors la civilisation d’être le revers d’Éros. Car dans une société ainsi cloisonnée par le confinement surgissent non seulement la menace des troubles psychiques évoqués plus haut, mais aussi celle de « la guerre de tous contre tous » dont Hobbes reprendra le postulat selon lequel « l’homme est un loup pour l’homme », pour écrire le « Léviathan » qui représente un État fort assurant la sécurité des citoyens, mais au détriment de leur liberté.
Aujourd’hui que les recluses, anachorètes, ermites, et autres cénobites ne sont plus trop à la mode chacun est en droit de réclamer des mesures de prophylaxie à l’échelle sociétale autorisant non seulement la meilleure survie possible des citoyens face au péril viral, mais aussi la prise en compte des désordres psychiques et sociaux que cette crise sanitaire économique et existentielle entraine inévitablement. Or chacun voit déjà midi à sa porte : on a enfin trouvé le moyen (involontaire) de « sauver la planète » et d’abattre le capitalisme. Mais on peut aussi être plus modeste et revenir aux fondamentaux pour réaliser qu’en dépit des discours technoscientifiques ou politiques lénifiants notre humanité et notre civilisation sont bien fragiles. Il suffit parfois de minuscules virus, ou d’un tout petit moustique, comme celui qui entra dans le nez de Nemrod, pour déstabiliser celui qui prétendait élever la tour de Babel jusqu’au ciel. Et c’est ce qui détruisit le langage adamique qui permettait aux ouvriers de tous se comprendre. Celui-ci fut alors remplacé par un jargon hermétique à chacun, ce qui mit fin aux travaux entrepris en commun.
La solidarité d’une langue un peu plus commune est à présent la seule parade actuelle au Covid-19 pour éviter un burn-out collectif entrainant dans la foulée un stress post traumatique sociétal durable de grande ampleur. On peut donc souhaiter à présent que chacun respecte les consignes de sécurité et reste en lien grâce aux moyens modernes avec toutes ses relations habituelles : famille, amis et collègues de travail, pour rendre service si cela est possible, et rassurer si nécessaire. Le personnel soignant et les personnes qui œuvrent pour autrui ont aussi besoin d’être chaleureusement encouragées et remerciées pour leur travail difficile. Et toute initiative facilitant la créativité individuelle ou collective sera bienvenue.
Pour les familles avec enfants une organisation de la journée, même assez ritualisée, si elle est accompagnée d’un dialogue adapté à l’âge pour évoquer les risques actuels et préciser que ce n’est pas une période de vacances, est bien préférable au laisser faire seul ou devant les écrans. Et le travail scolaire nécessite évidemment un accompagnement régulier et souple par les personnes disponibles. Mais, parallèlement, d’autres découvertes source de résilience sont possibles comme la lecture, la musique, le dessin, l’entretien physique par des exercices appropriés, les pliages, les jeux de société, les contes partagés, les histoires jouées et/ou inventées sur place, le soin des plantes et des animaux, les déguisements, les jeux de mots et les blagues pour rire, ou le partage des tâches ménagères et la confection des repas ensemble.
Parallèlement à ces mesures familiales incluant l’attention porté aux plus anciens, il faut aussi donner de toute urgence les moyens matériels nécessaires à ceux, nombreux, qui les attendent toujours. Et quand la crise aura passé viendra alors le moment de l’indispensable réorganisation plus démocratique de la structure politique économique et sociale du pays et de l’Europe, avec un encouragement pour la relocalisations d’entreprises et la féminisation de leurs dirigeants. Mais chacun voudra peut-être alors savoir ce que sont devenus les cahiers de doléance…
C.C. 21 mars 2020