lundi 13 août 2012 - par Christian Laurut

L’Individu, l’Etat & la Décroissance - Chapitre 8 : De la nuisance

 Un argument couramment utilisé par les partisans du réglementarisme tous azimuts est que, avec la complexité des sociétés modernes et leur technologies galopantes, les possibilités de nuisances à autrui se sont multipliées, d'où la nécessité de multiplier concomitamment les lois afin de préserver la liberté individuelle. Cette affirmation à première vue séduisante et qui semble reprendre judicieusement la source de toute loi indiquée dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 mérite toutefois une analyse en profondeur afin de tenter à de répondre aux trois questions (au minimum) qu’elle soulève :

  1. La notion de nuisance est elle assez clairement définie dans les textes pour pouvoir déterminer si, dans un cas précis, il y a nuisance ou pas et donc autorisation constitutionnelle de légiférer ?
  2. N’y a t’il pas un très grand nombre de lois qui visent un objectif autre que celui de la lutte anti-nuisance, et si oui, sur quel principe constitutionnel se basent elles ?
  3. N’y a t’il pas un autre très grand nombre de lois qui se basent implicitement sur un simple principe majoritaire, c’est à dire qu’il suffit qu’une majorité souhaite quelque chose pour que ce quelque chose devienne force de loi pour la minorité qui ne le souhaite pas ? Et si oui, ce principe majoritaire est il constitutionnel ?

L’article 34 de la constitution liste avec une relative précision les domaines de l’activité humaine que la loi est habilitée à réglementer. Une lecture attentive, élargie et interprétative de ce très intéressant article amène à certaines constatations troublantes. En premier lieu, il apparaît que la quasi totalité des actions du citoyen sont concernées par cette liste, et même celles qui ne semblent pas l’être, peuvent le devenir dès le troisième alinéa avec l’extrapolation de cette formule : …la loi fixe les règles concernant la détermination des crimes et des délits … de la sorte, si la Loi décide quel tel comportement est un délit, il le deviendra. En second lieu, on remarquera avec étonnement qu’aucun principe de justification de la Loi n’est indiqué, ni réitéré en relation avec les textes de références, ce qui revient à penser qu’il faut s’en tenir à celui contenu dans la Déclaration de Droits de l’Homme, à savoir le fameux principe « anti-nuisance » indiqué à l’article 4 : .. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits »… et dans l’article 5 … « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas »…

Enfin, on cherchera en vain une quelconque précision sur le champ d’application possible de la Loi à l’intérieur du domaine privé de l’individu, ou sur d’éventuelles restrictions impératives à s’y exercer. Ce qui amène encore à penser que la Loi peut s’appliquer sans limites dans cet espace, qui n’est d’ailleurs pas reconnu, ni cité, ni évoqué, ni décrit à aucun endroit de la Constitution de 1958, ni de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789, ni du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, ni de la Charte de l'environnement de 2004, tous ces textes constituant les fondements déclarés de notre législation.

Ces constations ne peuvent que plonger le lecteur dans une grande perplexité et ne livrent, en tous cas aucun début de réponse aux questions posées en préambule. Mais il est vrai, d’un autre côté, que ce sujet est très loin de tracasser le citoyen moyen qui a bien d’autres choses à fouetter que de lire la constitution et réfléchir sur les sources de la Loi. Celui-ci interprète d’ailleurs le concept de nuisance sans aucune difficulté puisque, habitué depuis peu à obtenir de l’Etat une prise en charge de l’essentiel de ses besoins, il s’est également habitué à réclamer de ce même Etat, via le processus législatif, une protection contre tout ce qu’il considère comme pouvant constituer une nuisance à son encontre. Dans l’esprit commun, « nuisance » signifie donc « tout ce qui me dérange », sans qu’il semble nécessaire de déterminer un principe clair et objectif qui puisse être décliné dans une multitude de cas spécifiques. Après avoir observé ces différents éléments, nous commençons à mieux comprendre l’interaction entre la question 1 et la question 3 du préambule, dans le sens où, la nuisance étant définie par les usages comme l’expression d’un ressenti particulier, c’est la représentation majoritaire elle-même qui définit la nuisance. Nous pourrions donc répondre à la question 1 de la façon suivante : la nuisance est ce qui est perçu comme tel par une majorité représentative de la population, le critère de représentativité n’étant toutefois pas précisé (vote de députés ? référendum ? pétition ? etc… etc…).

Cette analyse, qui est malheureusement celle qui découle de la constatation lucide de la façon dont se déroulent les choses, se situe naturellement aux antipodes d’une conception rationnelle, objective, et équitable des sources de la Loi. Or la démocratie étant, en principe, le contraire de l’arbitraire, cela revient à considérer que l’axiome de la décision majoritaire, qui a remplacé celui de la lettre de cachet, prévaut équitablement sur toute autre source de Loi. Le problème est que cet axiome n’est écrit nulle part, qu’il s’applique sans aucun référentiel constitutionnel, et que parallèlement, nous vivons dans un système de doit écrit et non pas de tradition orale ou de droit coutumier. Cette situation mérite d’être soulignée et pose la question de la statutarisation de l’usage en question dans un texte officiel et reconnu par tous. Il est certain que le caractère juste ou garant de la liberté de cet usage pourrait être discuté, mais il aurait sans conteste le mérite de la clarté et d’une justification sans équivoque de la Loi.

En l’absence d’une telle requalification, la Loi devrait s’apprécier uniquement à partir du critère de nuisance défini par les textes. Si tel était le cas nous pourrions être amené à considérer trois aspects principaux de la notion de nuisance : la nuisance objective, la nuisance subjective et la nuisance par destination, chaque aspect étant lui même subdivisé en deux sous parties selon que la supposée nuisance s’exerce en direction du secteur public (collectif) ou privé (individuel).

La nuisance objective définit un dégât clairement constatable se concrétisant par une diminution d’un patrimoine physique ou matériel, pouvant être évalué ou chiffré. Ainsi une nuisance objective envers un individu se traduit par une réduction de son intégrité physique (blessure, amputation, mort,…) ou de ses biens (vol, spoliation, vandalisme, …), alors qu’une nuisance objective envers la collectivité ne se traduit que par une atteinte aux biens publics. Cette vision de la nuisance ne peut guère être contestée et les lois qui en découlent paraissent compatibles avec une société de justice et de liberté individuelle.

La nuisance subjective définit le ressenti négatif d’une entité donnée soumise à tel ou tel stimulus extérieur. Ainsi une nuisance subjective envers un individu se traduit par une perception de désagrément plus ou moins aiguë de ce même individu face au comportement d’un autre individu, ou groupe d’individus, sans que ceux-ci aient nécessairement l’intention de provoquer cette perception chez le « nuisé » (odeur, gestuelle, propos,..), alors qu’une nuisance subjective envers la collectivité concerne le non respect de valeurs globales plus ou moins explicitement édictées dans les textes fondateurs du système (incivisme, complotage, ….). Cette vision de la nuisance ouvre la porte à la dictature de la majorité dont parlait PJ. Proudhon, puisque tout comportement de tel ou tel individu peut être déclaré illégal à partir du moment où une majorité d’électeurs (ou de représentants d’électeurs) le ressent comme nuisible, et sans qu’il soit besoin de justifier cette qualification de nuisible par le non respect d’un principe constitutionnel. Cette conception est naturellement incompatible avec une société de justice et de liberté individuelle.

La nuisance par destination définit tout comportement pouvant générer indirectement une nuisance objective ou subjective, cette occurrence étant déterminée par des données statistiques plus ou moins aléatoires, des études peu ou prou scientifiques, ou, plus généralement, par une opinion générale véhiculée par l’idéologie dominante. Ainsi une nuisance par destination envers un individu concernera par exemple le fait d’absorber de l’alcool au volant (risque d’accidenter autrui) et celle envers la collectivité le fait de nier l’existence des chambres à gaz pendant la deuxième guerre mondiale (risque de favoriser le racisme). Cette notion de nuisance par destination est la base de toutes les lois basées sur le critère dit de prévention et sous tend les politiques visant à éradiquer certains comportement jugés néfastes à la société et aux individus en rendant plus difficile leur manifestation. Cette vision de la nuisance part naturellement d’un bon sentiment en s’appuyant sur le principe peu contestable qu’il vaut mieux prévenir que guérir, mais elle présuppose une vertu irréprochable de la part de l’instance désignée pour sa mise en œuvre, à savoir l’Etat, ce qui malheureusement n’est pas le cas, ne l’a jamais été et ne le sera probablement jamais. Et même dans l’hypothèse d’une situation politique relativement sereine, la validation de la nuisance par destination comme source approuvée de la Loi rend possible toutes les dérives vers le totalitarisme en cas de chamboulement socio-économique tel que celui que la prochaine décroissance subie va provoquer à l’intérieur de nos sociétés.

Une société décroissante anti-autoritaire en charge de s’adapter à ce bouleversement et soucieuse de miser sur la plus grande liberté de l’individu agissant afin de stimuler au mieux sa réactivité face à une situation inconnue, ne devrait donc retenir que la notion de nuisance objective comme source de Loi. Ceci dans l’hypothèse où, conformément à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme … « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société »…, et en considérant que le terme de société ainsi libellé recouvre la notion d’espace public plus l’espace privé. Il conviendrait toutefois de ne pas rejeter à priori l’hypothèse où la Loi ne tirerait pas sa source uniquement de la lutte anti-nuisance, mais également d’autres principes…. Il conviendrait alors d’en déterminer l’efficacité pour l’adaptation à la décroissance et la conformité pour respect de la liberté individuelle, puis, dans le cas où certains principes seraient jugés valides comme source de la Loi, les inscrire clairement dans la constitution, ce qui n’est pas le cas de la société croissante capitaliste étatique actuelle qui fabrique des lois à la chaîne sans principe directeur clair et objectif.



2 réactions


  • Plum’ 13 août 2012 20:41

    En début de dernier paragraphe, le mot anti-autoritaire m’apparait inadapté. Toute société qui fait respecter des lois ne peut etre qu’autoritaire, ce qui est une qualité quand c’est pratiqué avac justice comme vous le préconisez.

    Maintenant, j’aimerais appliquer concrètement vos principes. Conduire une automobile à grande vitesse est une nuisance pour la société, si bien que la Loi serait amenée à l’interdire. Mais plutot que de pratiquer des amendes pour des dépassements de limites autorisées, l’interdiction porterait sur la vente de voitures pouvant dépasser ces limites. Est-ce cela ?


    • Christian Laurut Christian Laurut 14 août 2012 06:47

      Il ne faut pas prendre le mot anti-autoritaire au pied de la lettre, il est utilisé pour la symbolique de l’association des deux termes « anti » et « autoritaire », et pour signifier que nous nous opposons à une société « basée » sur l’autorité. Dans notre vision, les lois minimales sont inscrites dans la constitution, et l’Etat, dépossédé de pouvoir législatif, n’est mandaté que pour sévir en cas de non respect, les actions de prévention n’étant pas même pas reconnues licites.

      Pour ce qui concerne l’automobile, vous avez tout à fait raison. Voyez le « Programme pour une décroissance anti-autoritaire » page 23


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