L’otage Guy Môquet et les tueurs communistes
6 octobre 1942. Le cœur brisé par une histoire d’amour qui vient de se terminer, une très jeune femme et un homme marchent d’un pas rapide dans une allée de la forêt de Rambouillet à l’ombre des chênes et des pins. Elle s’appelle Mathilde Dardant, elle est communiste, résistante comme celui qui l’accompagne et opère comme agent de liaison de Benoît Frachon, le dirigeant n° 2 du Parti communiste clandestin. Elle se demande pourquoi on l’a convoquée à ce rendez-vous discret et secret et pour quelle raison celui qui la guide vers le lieu de la rencontre est aussi muet et mal à l’aise. Craignant d’être en retard, ils pressent l’allure, leurs souliers faisant craquer le tapis de feuilles d’automne. Quittant l’allée, ils bifurquent dans la forêt et s’enfoncent dans un taillis où les attend Marius Bourbon, chef des « cadres spéciaux » du Parti communiste. De la poche de son manteau il tire un pistolet, l’arme et le braque sur la jeune femme qui lui tourne le dos.
Le lendemain on retrouvera le corps nu de Mathilde Dardant, la jeune résistante communiste assassinée par un autre communiste appartenant, lui, au sinistre "détachement Valmy", la brigade de tueurs du PCF.
Flash-back : environ deux ans plus tôt, le 15 octobre 1940, un autre jeune militant communiste était arrêté par des policiers français à la station de métro gare de l’Est alors qu’il distribuait des tracts contrevenant à la loi Daladier de septembre 1939 qui interdisait toute propagande communiste. Il s’appelait Guy Môquet et il avait 16 ans. Contrairement à la légende courant dans les lycées depuis le 22 octobre 2007, il n’était pas un résistant à l’occupation allemande. Pas du tout. Etait-il même patriote ? Rien n’est moins sûr. C’était un adolescent qui avait embrassé avec ferveur l’idéal de l’internationalisme prolétarien à la suite de son père, lui aussi militant communiste arrêté par la police française un an auparavant.
Au fait, quel était le contenu de ces tracts que distribuait Guy Môquet ? Appelaient-ils à l’insurrection contre l’envahisseur nazi ? Pas du tout. Le pacte germano-soviétique avait toujours cours au moment de son arrestation, et la direction du Parti communiste, bien qu’entré dans une double clandestinité (interdit à la fois et successivement par l’Etat français et l’occupant allemand), ne s’opposait pas au régime hitlérien sur ordre du Kremlin, même si certains de ses membres étaient entrés en dissidence et en résistance à cette époque. Les tracts de Guy Môquet étaient donc "bolcheviquement correct" : ils appelaient à la lutte internationale contre les puissances d’argent capitalistiques et contre la misère sociale dont elles étaient coupables. Extrait significatif du contenu de ces tracts :
"Des magnats d’industrie (Schneider, De Wendel, Michelin, Mercier [...]), tous, qu’ils soient juifs, catholiques, protestants ou francs-maçons, par esprit de lucre, par haine de la classe ouvrière, ont trahi notre pays et l’ont contraint à subir l’occupation étrangère [...] De l’ouvrier de la zone, avenue de Saint-Ouen, à l’employé du quartier de l’Étoile, en passant par le fonctionnaire des Batignolles [...] les jeunes, les vieux, les veuves sont tous d’accord pour lutter contre la misère...".
Ce texte est très clair : la principale cause de l’invasion allemande étant la trahison des exploiteurs capitalistes anti-ouvriers, l’urgence est de combattre la misère dont ils sont les responsables, et non l’occupant. On ne saurait être moins résistant. A cela il faut ajouter que les mêmes tracts demandaient la libération des détenus communistes (dont le propre père de Guy Môquet rappelons-le) incarcérés depuis l’automne 1939.
La suite est connue : passé à tabac, incarcéré dans des geôles françaises, finalement acquité, il est quand même transféré au camp de Châteaubriant, lieu d’incarcération où il rejoindra les 26 autres militants communistes qui seront fusillés le 22 octobre 1941 en réaction à l’exécution, deux jours plus tôt, du commandant des troupes d’occupation de la Loire-Inférieure Karl Hotz par de jeunes résistants communistes.
Quel rapport entre Mathilde Dardant et Guy Môquet, si ce n’est qu’ils étaient tous les deux des militants communistes tués dans la fleur de l’âge ? Guy n’était qu’un otage qui avait eu le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment et qui fut fusillé par les Allemands sur ordre d’Hitler, alors que Mathilde une authentique résistante morte sous les balles d’un responsable bien français de son propre parti.
Une seule raison historique peut expliquer l’asymétrie de leurs tragiques destins qui auraient pu être semblables. Entre la mort de Guy Môquet et celle de Mathilde Dardant à un an d’intervalle, Hitler avait décidé de trahir le pacte germano-soviétique et d’envahir l’URSS en juin 1941. Cet événement devait faire basculer le Parti communiste dans la Résistance, sur ordre du Kremlin.
Quel aurait été le destin de Mathilde Dardant si elle avait été en compagnie de Guy Môquet lorsqu’il distribuait des tracts reflétant fidèlement la ligne du Parti communiste alors que le pacte germano-soviétique avait toujours cours ? Elle aurait probablement été elle aussi fusillée comme otage. Quel aurait été le destin de Guy Môquet s’il n’avait pas été arrêté par la police française en 1940 ? Il aurait probablement suivi la ligne du Parti et se serait engagé dans la Résistance. Peut-être même aurait-ce pu être lui qui serait tombé sous les balles du terrible "détachement Valmy", la brigade de tueurs en service commandé du Parti communiste français...
Le "détachement Valmy"
Lorsque l’Allemagne attaque l’Union soviétique en juin 1941, le PCF a déjà une longue expérience de la clandestinité, à la fois sous le régime Dalladier et sous celui, collaborationniste, du Maréchal Pétain. Il a appris à se protéger à la fois de la police française et de la Gestapo allemande, mais aussi à se prémunir contre les traîtres, agents doubles, espions et félons, lesquels, jusqu’en juin 1941, étaient essentiellement ceux qui, au nom du patriotisme et du combat antifasciste, avaient décidé de prendre les armes contre l’envahisseur, puis, après juin 1941, devinrent tous ceux suspectés de collaboration avec l’occupant. Autrement dit, avant juin 1941, étaient considérés comme traîtres et à ce titre exécutés les Résistants communistes qui n’étaient pas dans la ligne de Moscou et, après juin 1941, les mêmes devenaient miraculeusement de "vrais" communistes s’ils avaient survécu à ces purges et ces assasinats dignes du Guépéou.
Quand le Parti communiste bascule dans la Résistance, il dispose ainsi de cadres bien formés, d’une organisation très structurée et d’une puissante logistique qui vont profiter à maints mouvements de Résistance non communistes. Et à l’intérieur de cette organisation figure le "détachement Valmy", relevant de la très secrète Commission des cadres actionnée par Jacques Duclos, agent du NKVD et chargée de la liquidation des “traîtres”, des collabos infiltrés et autres empêcheurs de penser et résister en rond et en rouge.
Comme le notent Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre dans leur récent livre Liquider les traîtres, la face cachée du PCF, 1941-1943, "En dépit de l’abondante littérature qui lui est consacrée, on sait finalement assez peu de chose du Parti communiste français pendant la guerre. Les ouvrages pionniers qui ont traité du sujet datent de plus de vingt-cinq ans et ont été écrits alors que l’accès aux archives était impossible [...] Le Parti communiste des années 1940-1944 est ainsi demeuré pour grande partie doublement clandestin [...] les “cadres spéciaux” du détachement Valmy [...] n’ont, au mieux, suscité que quelques pages, au demeurant mal informées ou fortement influencées par les témoignages et mémoires des acteurs dont l’apport vaut surtout pour l’étude des mythes et légendes"...
"Mythes et légendes" : une formule qui exprime bien l’instrumentalisation affective qu’a décidé de faire Nicolas Sarkozy du martyre de l’otage (et non du Résistant) Guy Môquet...
Le "détachement Valmy", exécuteur des basses œuvres du Parti communiste clandestin devenu résistant, était une organisation nécessaire et même indispensable pour combattre l’alliance redoutable entre la police française et la Gestapo. En temps de guerre, la peine de mort est la norme et, pour les Résistants, il est évident qu’il fallait éliminer les traîtres et agents infiltrés. Comme le soulignent les auteurs de ce livre, "Mais en bonne partie, l’histoire du détachement Valmy, comme celle de la lutte armée, ne saurait s’écrire sans évoquer les services policiers qui les ont combattus depuis la "drôle de guerre" et provoqué des ravages dans les rangs communistes. Les membres du détachement Valmy, comme l’immense majorité des communistes parisiens, eurent affaire aux services spécialisés de la préfecture de police : brigades spéciales et première section des Renseignements généraux, équipes spéciales de la police municipale. Au-delà des péripéties de la lutte menée par la police parisienne contre les "communo-terroristes", ce livre donne à lire ce qui pour l’heure n’avait jamais été décrit par le menu : le fonctionnement quotidien des rouages de la préfecture de police, de ces brigades spéciales de noire réputation, l’origine, le recrutement, la composition, l’apprentissage, les motivations, les méthodes de leur personnel. Tête pensante de la traque anticommuniste, la première section des RG et sa "section information" apparaissent ici également pour la première fois dans leur rôle et toute leur complexité".
Bref, le "détachement Valmy" avait du pain sur la planche, et légitimement. Le problème, c’est que cette section spéciale de tueurs communistes fonctionnait selon les pires méthodes expéditives et paranoïaques de la Gestapo bolchévique, le Guépéou. Un simple soupçon sans une ombre de preuve pouvait valoir condamnation à mort. Je cite à nouveau les auteurs de ce livre : "Deux cas sont particulièrement troublants : celui de Georges Déziré, cadre communiste important accusé à la légère de travailler pour la police, assommé à coups de briques et abattu à coups de revolver, et que Duclos, après guerre, lava de tout soupçon ; et celui de Mathilde Dardant, une jeune femme agent de liaison de Benoît Frachon - numéro deux du parti clandestin -, assassinée sur ordre de la direction, semble-t-il pour raisons ’sentimentales’".
Oui, vous avez bien lu : assassinée par le "détachement Valmy" pour raisons "sentimentales".
Traduction : Mathilde Dardant n’a été assassinée par un tueur du "détachement Valmy" que parce qu’elle a été considérée comme psychologiquement (et idéologiquement ?) fragilisée par une histoire d’amour qui a mal fini, et donc susceptible de trahison... A la limite, si elle avait écrit une lettre avant de mourir, c’est cette lettre, celle d’une authentique résistante, qui aurait dû être lue aux lycéens et collégiens.
Mais revenons à Guy Môquet et imaginons...
Imaginons que Guy Môquet et Mathilde Dardant, tous deux jeunes militants communistes aient été amants (Guy avait une sacrée réputation de séducteur). Imaginons que leur amour ait flamboyé au-delà de juin 1941, lorsque Hitler a rompu le pacte germano-soviétique en lançant ses armées contre l’Union soviétique. Imaginons aussi qu’ils aient rompu le 5 octobre 1942, un jour avant l’assassinat de Mathilde Dardant par un membre du "détachement Valmy". Imaginons encore que Guy Môquet ait été une femme et Mathilde Dardant un homme. Mathilde Dardant l’homme aurait-il-elle été exécuté(e) par un tueur du Parti communiste ?
Imaginons encore que Guy Môquet ait été sélectionné pour faire partie du "détachement Valmy". Aurait-il exécuté Mathilde Dardant après un dernier baiser ?
L’Histoire sarkozyste de France en aurait été toute retournée...
En tout cas, pas une réaction du PCF depuis la sortie de ce livre. Suite à la lecture de la lettre de Guy Môquet dans les lycées et collèges, Marie-George Buffet, dirigeante du Parti communiste français, s’est fendue d’un discours où elle expliquait aux jeunes "pourquoi il faut résister et relever la tête face aux mesures" du gouvernement.
Mais Marie-George, Guy Môquet n’a pas eu le temps de devenir un résistant communiste ni même de chanter L’Affiche rouge, et encore moins de s’associer à la charte du Conseil national de la Résistance. Dont les textes mériteraient, eux, d’être lus à tous les lycéens et collégiens de France, parce qu’ils sont authentiquement résistants et politiques.