La Joconde : faut-il vraiment la restituer à l’Italie ?
Elle trône au Louvre, icône intouchable derrière sa vitre blindée, attirant des millions de regards émerveillés. Mais la Joconde, chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, suscite une question lancinante : appartient-elle vraiment à la France ? L’Italie, berceau de son créateur, réclame parfois son retour, ravivant un débat historique et passionnel.
Une œuvre née sous le soleil de Toscane
Dans l’atelier florentin de Léonard de Vinci, au début du XVIe siècle, une toile de peuplier prend vie. Entre 1503 et 1506, selon les estimations les plus courantes, le maître de la Renaissance donne forme à une femme au sourire énigmatique : Lisa Gherardini, épouse du marchand Francesco del Giocondo. Ce portrait, commandé pour célébrer une naissance ou un nouveau foyer, n’est pas une œuvre banale. Léonard y déploie son génie : le sfumato, cette technique subtile qui fond les contours dans une atmosphère vaporeuse, et une perspective atmosphérique qui enlace la figure dans un paysage onirique. Pourtant, Francesco ne posera jamais les yeux sur le tableau achevé. Léonard, perfectionniste insatiable, le garde auprès de lui, le retouche, le peaufine, comme un secret qu’il refuse de livrer.
L’Italie de cette époque est une mosaïque de cités-États, Florence en tête, vibrant d’art et de rivalités. Léonard, né à Vinci en 1452, y a grandi, façonné par les collines toscanes qui se devinent dans le fond de la Joconde. Mais sa carrière est itinérante : Milan, Venise, Rome… À 63 ans, en 1516, las des intrigues et privé de mécènes après la mort de Julien de Médicis, il accepte l’invitation de François Ier. Le roi de France, jeune et ambitieux, voit en lui un trophée vivant. Léonard traverse les Alpes, une mule pour monture, ses carnets sous le bras et, dans ses bagages, quelques toiles précieuses. Parmi elles, la Joconde. L’œuvre n’a jamais quitté l’Italie par un vol ou une conquête : elle suit son créateur, librement, dans un exil choisi.
Ce départ marque un tournant. À Amboise, au Clos Lucé, Léonard vit ses dernières années, protégé et pensionné par François Ier. À sa mort, en 1519, ses possessions passent sous le contrôle du roi. Mais comment la Joconde intègre-t-elle les collections royales ? Les archives restent floues. Une hypothèse, relayée par la juriste Catharine Titi, évoque le droit d’aubaine : un étranger mourant sans héritiers français voyait ses biens saisis par la Couronne. Une autre piste, plus crédible, suggère une transaction. En 1518, Salaï, disciple, amant et héritier de Léonard, aurait vendu le tableau au roi pour 4 000 écus d’or, une somme colossale. Ainsi, la Joconde devient française, mais son ADN reste italien, ancré dans la terre qui l’a vue naître.
De la cour de France au Louvre : une adoption contestée
Sous les ors de Fontainebleau, puis dans les galeries de Versailles, la Joconde trouve sa place parmi les trésors royaux. François Ier, fasciné par la Renaissance italienne, en fait un symbole de son règne éclairé. Mais c’est à la Révolution française, en 1793, que son destin bascule : nationalisée, elle entre au Louvre en 1797, musée naissant d’une République fière de son patrimoine. Désormais, elle n’est plus seulement une peinture : elle incarne une nation. Pourtant, son italianité ne s’efface pas. Les visiteurs du XIXe siècle, romantiques en tête, y voient l’âme de Léonard, ce Toscan génial exilé loin de ses racines.
En 1911, un événement rocambolesque ravive la querelle. Vincenzo Peruggia, vitrier italien employé au Louvre, vole la toile. Caché dans un placard, il décroche le tableau, le glisse sous son manteau et s’enfuit. Pendant deux ans, la Joconde disparaît, provoquant un scandale mondial. Retrouvée à Florence en 1913, elle est arrêtée alors que Peruggia tente de la vendre à un antiquaire. Son mobile ? Un acte patriotique. Il croit, à tort, que Napoléon l’a pillée – une légende tenace, bien que l’Empereur n’ait jamais mis la main dessus. Condamné à 18 mois de prison, Peruggia devient un héros en Italie, où journaux et foules saluent son geste. La toile revient au Louvre en 1914, mais l’épisode laisse une trace : pour beaucoup, elle appartient à l’Italie, spoliée par l’Histoire.
Ce sentiment perdure. En 2019, à l’occasion des 500 ans de la mort de Léonard, des tensions diplomatiques éclatent. L’Italie, alors sous un gouvernement populiste, hésite à prêter des œuvres au Louvre pour une exposition. Lucia Borgonzoni, sous-secrétaire à la Culture, souffle sur les braises : pourquoi la France garde-t-elle ce trésor italien ? La polémique s’éteint vite, mais elle révèle une frustration latente. La Joconde, exposée dans la salle des États, attire 80 % des 10 millions de visiteurs annuels du Louvre. Elle est devenue un pilier économique et culturel, un argument difficile à contrer pour ceux qui rêvent de la voir revenir à Florence.
International Restitution : une croisade controversée
Le 25 avril 2024, une association méconnue, International Restitution, dépose une requête audacieuse devant le Conseil d’État français. Basée à Pollestre, dans les Pyrénées-Orientales, elle réclame que la Joconde soit rendue à l’Italie, au nom des "descendants des héritiers" de Léonard. Le tableau, argue-t-elle, doit être radié de l’inventaire du Louvre, la décision de François Ier étant "inexistante" ou "illégitime". Le 14 mai, la juridiction rejette la demande, la jugeant irrecevable : seuls les propriétaires légitimes pourraient la revendiquer, pas une association aux contours flous. Condamnée à 3 000 euros d’amende pour "demande abusive", International Restitution n’abandonne pas. Son président, Robert Casanovas, se dit satisfait, voyant dans ce refus une première étape.
Mais qui est derrière cette offensive ? International Restitution reste une énigme. Pas de site web, pas de présence publique, juste un siège discret et des revendications ambitieuses. Depuis 2022, elle multiplie les requêtes : objets du Palais d’Été de Pékin, fouilles de l’Armée d’Orient… Aucune n’a abouti. Les experts, comme Catharine Titi, doutent de sa légitimité. Léonard n’a pas eu d’enfants ; ses héritiers directs, comme Salaï, sont morts sans descendance claire. Les Gherardini, famille de Lisa, pourraient-ils prétendre à quelque chose ? Rien ne le prouve. La démarche semble plus symbolique que juridique, un cri pour rouvrir un débat vieux de plusieurs siècles.
Ce n’est pas la première fois que l’Italie rêve de récupérer son joyau. En 1914, l’écrivain Gabriele d’Annunzio, proche des fascistes, revendique le vol de Peruggia comme un acte de "défense de la patrie". Sous Mussolini, Léonard devient l’emblème du génie italien, et la Joconde, un trésor à reprendre. Aujourd’hui, le ton est moins belliqueux, mais la question persiste. Les Italiens, fiers de leur héritage, voient dans ce tableau une part d’eux-mêmes, exposée à 1 500 kilomètres de Florence. Pourtant, aucun gouvernement n’a officiellement réclamé sa restitution. La bataille reste symbolique, portée par des voix isolées.
Culture, économie et identité
Restituer la Joconde, c’est toucher à bien plus qu’une toile. Pour la France, elle est un pilier du Louvre, générant des millions d’euros via le tourisme et les produits dérivés. En 2018, un prêt au Louvre-Lens est estimé à 35 millions d’euros, vite abandonné pour son coût et ses risques. Fragile, protégée par une vitre pare-balle, elle a voyagé deux fois seulement : en 1963 aux États-Unis et en 1974 au Japon. La déplacer aujourd’hui serait une folie logistique. Perdre ce symbole, c’est aussi affaiblir l’image d’une France gardienne des arts, un rôle hérité de la Révolution et cultivé depuis.
Pour l’Italie, la récupérer serait un triomphe culturel. Florence, où Lisa a vécu, pourrait l’accueillir aux Offices, renforçant son statut de capitale de la Renaissance. Mais les bénéfices économiques seraient incertains : le Louvre draine un tourisme mondial que l’Italie peine à égaler. Surtout, la légalité pose problème. Si François Ier l’a achetée ou héritée légalement, la France a un titre de propriété solide. Les conventions internationales, comme celle de l’UNESCO de 1970, ne s’appliquent pas rétroactivement à des transferts antérieurs au XXe siècle. Juridiquement, l’Italie n’a pas de recours, sauf à prouver un vol. Ce qui n’est pas le cas.
L’enjeu dépasse les frontières : il interroge la notion de patrimoine. À qui appartient une œuvre ? À son créateur ? À son pays d’origine ? À celui qui l’a acquise ? La Joconde incarne un universalisme artistique, mais aussi des rivalités nationales. En France, elle est française par adoption ; en Italie, italienne par essence. Ce tiraillement reflète nos identités modernes, partagées entre héritage local et globalisation. La question n’est pas seulement juridique ou économique : elle est humaine, émotionnelle, presque philosophique.
Et si elle rentrait à Florence ?
Imaginons un instant : la Joconde franchit les Alpes en sens inverse. À Florence, les cloches sonnent, les foules affluent, l’Italie célèbre le retour de son enfant prodigue. Les Offices, déjà riches en chefs-d’œuvre, deviennent une Mecque artistique inégalée. Les historiens locaux, comme Carla Glori, qui voit dans le paysage du tableau des références toscanes, jubilent. Mais la logistique effraye : le tableau, sur bois fragile, risque de ne pas supporter le voyage. Et quid des visiteurs ? Les 20 000 admirateurs quotidiens du Louvre ne suivront pas tous. L’Italie gagnerait un symbole, mais perdrait peut-être en affluence.
À Paris, le choc serait rude. Le Louvre, amputé de son icône, verrait sa fréquentation chuter. La salle des États, vidée de son aimant, perdrait son aura. La France y verrait une humiliation, un aveu de faiblesse face à des revendications historiques. Les emplois liés au tourisme, les recettes des boutiques, tout s’effriterait. Pourtant, certains y verraient une chance : libérer d’autres œuvres de l’ombre de Mona Lisa, rééquilibrer un musée écrasé par une seule star. Les Noces de Cana de Véronèse, face à elle, respireraient enfin.
Sur la scène mondiale, ce retour créerait un précédent. Les demandes de restitution, du Parthénon grec au Bénin, s’intensifieraient. Les musées universels, comme le Louvre ou le British Museum, vacilleraient, forcés de repenser leur rôle. Mais la Joconde n’est pas un butin colonial : son transfert fut un choix d’artiste, puis une acquisition. Sa restitution ouvrirait une boîte de Pandore, où chaque nation revendiquerait son passé. L’art, censé unir, deviendrait un véritable champ de bataille.