« La paix est toujours menacée par un manque de définition ». Entretien avec Jean-Claude Carrière
L’hiver dernier, le scénariste, dramaturge, écrivain Jean-Claude Carrière avait accepté avec une grande bienveillance de dialoguer avec moi au sujet de son livre La Paix paru chez Odile Jacob en octobre 2016.
Cet essai brillant et original, qui couvre cinq mille ans d’histoire, constitue une réflexion essentielle à un moment de notre quête d'humanité où il est difficile de distinguer la paix de la guerre.
L’auteur y traite des diverses formes de paix (sans oublier la paix des étoiles et la paix intérieure, ou encore les dimensions écologique et fiscale de la paix).
En cette période de commémoration, tant du 11 novembre que des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, la publication de cette conversation touchant des thèmes très actuels, dont la résonance sociale et politique est de plus en plus forte, me semble une démarche utile.
Cet entretien paraît ici, bien entendu, avec l’aimable autorisation de Jean-Claude Carrière.
Comment a germé en vous le besoin d’écrire un livre sur la paix ?
Jean-Claude Carrière : Mes deux derniers livres, Croyance (paru en mai 2015) et La Paix sont nés en même temps dans mon esprit il y a cinq ans, à cause de Daesh, parce que c’est la première fois depuis bien longtemps que des hommes tuent d’autres hommes au nom d’une foi. En France, cela remonte à la guerre des Camisards ; en Espagne, Franco avait un peu convoqué la puissance de l’église pour asseoir son régime conservateur et national-catholique mais pas au point de se servir de la religion comme d’un étendard de guerre. N’ayant pas le temps d’écrire les deux livres ensemble, j’ai commencé par Croyance en prenant en parallèle des notes pour La Paix.
La Paix est classé par son éditeur Odile Jacob et par les libraires dans la catégorie Philosophie. Si votre livre soulève de nombreuses questions philosophiques, est-ce pour autant un essai philosophique ?
Jean-Claude Carrière : Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un essai historique. J’ai une formation d’historien sérieuse mais je n’avais jamais pensé écrire un jour un essai historique. En fait, il s’agit d’une réflexion paisible sur une notion dont on ne parle jamais.
Au plan intellectuel, au plan dramaturgique, la guerre est plus attirante que la paix. S’il existe des milliers de livres écrits sur la guerre, sur la paix en revanche on peut citer seulement deux essais écrits par des philosophes, Rousseau et Kant, ainsi que le texte d’Erasme, son Plaidoyer pour la paix (1516). Pour ma part, j’ai fait de mon mieux pour ne pas faire de prosélytisme mais pour exposer divers points de vue qui me paraissent évidents.
En filigrane, votre livre n’est-il pas une réflexion sur la violence innée ou non en l’homme, et en définitive sur le mal ?
Jean-Claude Carrière : Un des grands mystères de la vie c’est la naissance du mal. C’est le problème philosophique numéro Un : existe-t-il en nous quelque chose de fondamentalement mauvais ou pas ? Si oui, depuis quand ?
Une théorie philosophico-historique dit que la guerre serait née avec la sédentarisation et avec la notion de propriété qui engendre une concurrence entre les hommes. Il y a sûrement quelque chose de vrai là-dedans car on n’a pas retrouvé de trace de guerre préhistorique comme le démontre Marylène Patou-Mathis avec laquelle j’ai eu l’occasion de m’entretenir. Son livre Préhistoire de la violence et de la guerre * révèle que la violence n’a pas toujours existé, qu’elle n’est pas inscrite dans les gènes de l’être humain mais qu’elle est le produit de la société dont se dote, à un moment donné, une communauté.
Jean-Jacques Rousseau aussi voyait dans l’instauration de la propriété la cause des crimes et des guerres.
Comment Dieu, immensément bon, a-t-il pu permettre l’existence du mal ? Au plan théologique cette question est vertigineuse. Quelle réponse donner à part l’existence d’un pouvoir presque égal à lui dès l’origine ? C’est le prophète perse Mani qui a été le premier à dire cela, au IIIe siècle (Manichéïsme).
Pour Luis Buñuel et moi c’était une question primordiale. A l’occasion du film La Voie lactée, j’ai dressé un catalogue des hérésies de la religion chrétienne au nom desquelles des massacres ont été perpétrés. J’ai même élaboré un système de classification de ces hérésies. Cette recherche a été considérée intéressante au point d’être publiée par la revue Etudes et d’être l’objet d’une conférence que j’ai donnée au Grand Séminaire de Beauvais.
Toutes les religions se sont heurtées à ces questions, par exemple dans l’hindouisme il y a le destructeur, Shiva, et le protecteur, Vishnu, deux forces qui maintiennent l’équilibre de l’univers, mais le christianisme est allé loin en affirmant que nous naissons tous coupables, frappés du péché originel, et que, si nous voulons être sauvés, nous devons être baptisés.
Le déroulement de l’esprit humain se découvre à travers les dogmes, c’est ce qui est passionnant quand on étudie l’histoire des religions.
Vous montrez que nous sommes face à un nouveau type de guerre, mal défini et très anxiogène. Pour quelles raisons et jusqu’à quel point la situation actuelle est-elle sans précédent ?
Jean-Claude Carrière : Jusqu’au XXe siècle, la guerre et la paix étaient perçues comme une alternance naturelle, quasi cosmique. Pourtant, rien n’est simple. En écrivant La Paix, j’ai découvert l’Exposition universelle de 1937 à Paris, qui avait pour but affiché de promouvoir la paix en Europe. Or, deux pavillons s’y faisaient face de manière agressive, ceux de l’Allemagne et de l’URSS. Guernica, le tableau de Picasso, y a été exposé pour la première fois ; et on se battait dans les allées de l’exposition avec des gourdins, il y aurait même eu des morts. L’extrême-droite était très active à cause du Front populaire. L’année suivante, Chamberlain revenant de Munich brandissait à Londres la lettre d’Hitler proclamant « paix en notre ère » !
Chez nous, aujourd’hui, nous vivons en paix et à la fois nous sommes en guerre, mais désarmés et ne pouvant identifier à l’avance nos attaquants. La situation est inédite.
Ce qui est nouveau, c’est le terrorisme suicidaire généralisé, touchant des civils. Cette forme d’attentat existait déjà dans le passé mais sous une forme différente. Savez-vous qui est le premier « kamikaze » dans l’histoire ? C’est Samson, qui s’est tué en ébranlant les colonnes du palais de Gaza, pour tuer le plus de Philistins possible, plusieurs milliers. Et il est considéré comme un grand héros biblique !
Il faut relire aussi Les Démons de Dostoïevski.
Comme le disait Buñuel, l’attentat-suicide c’est le crime et le châtiment réunis dans un même acte. Deux psychologues m’ont expliqué qu’il y a là probablement une question d’orgasme, un désir d’auto-explosion masturbatrice, unique et incomparable. Buñuel était préoccupé par la thématique du terrorisme, également par le fait que des Espagnols se convertissaient à l’islam, alors même que l’Espagne occupée pendant des siècles a beaucoup lutté pour sa Reconquista. Dans plusieurs de ses films on voit des personnages de terroristes, que l’on pense, par exemple, à la jeune terroriste dans Le Charme discret de la bourgeoisie. Dans son dernier film, Cet obscur objet du désir, la dernière image est celle d’une explosion. Le dernier scénario que nous avons écrit, mais qu’il n’a pas tourné car il n’en avait plus la force, se nommait Agon, le combat. Ce scénario a été publié. Il avait pour sujet la vie d’un groupe de terroristes qui amarrait une péniche bourrée d’explosifs sur le quai de Seine, tout près du Louvre, et qui menaçait de tout faire sauter si leur demande n’était pas exaucée dans la demi-heure. Tout cela avait un côté surréaliste, un refus de l’art officiel. Mais quand on se promenait au Quartier Latin pendant les événements de mai 68 et qu’on lisait les slogans peints sur les murs, Buñuel se demandait si cette crise ne provenait pas des textes écrits pour la Révolution surréaliste dans sa jeunesse (1925-1938). Dans le second Manifeste figure une phrase violente souvent citée et reprochée à Breton : « L'acte surréaliste le plus simple consiste, révolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. »
Comment définir la paix ? N’est-elle que l’absence de guerre, une période transitoire de sécurité et de tranquillité même relatives ? Quelles sont les conséquences d’une définition floue de la paix et de la guerre ?
Jean-Claude Carrière : La paix est toujours menacée par un manque de définition. Je crois que beaucoup de guerres se ressemblent et que toutes les paix sont différentes. Il n’y a pas deux paix qui soient aussi justifiées, aussi assurées, aussi durables l’une que l’autre.
La guerre et la paix sont inséparables, indissociables et parfois très difficiles à démêler. Ainsi, la « paix des Braves » en Algérie était bien une guerre.
De nos jours, quand on est autorisé à agir contre des terroristes, c’est que l’on n’a plus aucun doute sur leurs intentions, c’est qu’ils ont déjà commis l’acte irréparable et qu’ils se sont punis eux-mêmes. Crime et châtiment à la fois, comme je le disais. C’est une situation totalement neuve, tant du point de vue théorique que du point de vue pratique. A quel moment intervenir, sans risquer de devenir soi-même le criminel en agissant le premier ? Dans la lutte contre le terrorisme contemporain, c’est vraiment la grande question, philosophique.
En outre, les terroristes aspirant à une gloire posthume, il faudrait cesser de citer leurs noms dans les médias, les rendre à leur anonymat, éternellement.
Dans le chapitre « Paysages » notamment, vous décrivez la « guerre silencieuse, presque invisible, exterminatrice » que les hommes font à la nature. La paix est liée au respect de tout le vivant et n’est-elle pas désormais subordonnée à l’avènement d’une écologie profonde ?
Jean-Claude Carrière : J’ai été un des tout premiers écologistes en France et l’un des fondateurs de Terre des Hommes. J’ai soutenu Brice Lalonde qui fut le premier candidat écologiste à la présidentielle. Mon livre Le Pari, publié chez Robert Laffont en 1972, décrit la situation actuelle. Je n’avais rien inventé, j’avais lu des livres suédois et américains sur le sujet. Tout a déjà été dit à l’époque donc, mais rien n’a été fait. Le problème fondamental, c’est la surpopulation, inadaptée aux ressources limitées de la Terre. Notre premier prédateur c’est nous-mêmes.
Dans le livre que j’ai écrit avec le Dalaï-lama, il y a une phrase que j’aime beaucoup et qui vient de lui : « la vie est devenue l’ennemi de la vie ». Si on continue dans cette voie d’une démographie galopante, non contrôlée, c’est perdu. Mais comment faire pour enrayer l'accroissement de la population mondiale alors que c’est un sujet politique tabou ? Comment favoriser rapidement une baisse radicale de la population ? En prenant des mesures dictatoriales pour empêcher les couples d’avoir plus de deux enfants ? En s’en prenant aux allocations familiales ?
Certains pays ont pris conscience de la gravité du problème, comme la Chine, son essor économique vient de là, mais ils sont peu nombreux. Le Japon, la Russie, l’Allemagne, sont en régression démographique. A l’opposé, on sait que le Nigéria aura plus de 400 millions d’habitants en 2050. Pourtant, en 1968, Paul et Anne Ehrlich ont publié leur livre « La Bombe P » (The Population Bomb) qui traite de la question de la surpopulation humaine. Dans les années 70, ce livre a rencontré un grand succès, il alertait déjà la population sur la nécessité de limitation de la croissance démographique et sur les questions d’environnement à venir.
Quelle résistance opposer à la destruction de la planète ? Comment instaurer une justice et une paix environnementales ?
Jean-Claude Carrière : Il faut une prise de conscience généralisée. Chacun pense que la Terre est à lui, qu’il peut en faire ce qu’il veut. J’ai tenté, et dans tous les pays du monde, de faire passer des messages.
Avec des amis, il y a déjà 20 ou 30 ans, nous avions des tas de projets, par exemple celui de créer une mer en Afrique. Le lac Tchad est desséché. Il est menacé de disparition à court terme. On n’a pas idée de la misère qui règne en Afrique centrale tant qu’on n’y est pas allé. Reconstituer une mer très agrandie, avec une part du Niger, de l’Algérie, du Tchad, créer un fleuve qui traverserait l’Afrique, pour agir sur le cycle de l’eau, transformer toute la production d’électricité africaine grâce à l’énergie solaire, transformer l’eau salée en eau douce... tout cela est techniquement possible. Mais en parler à qui ? J’ai eu l’occasion d’en toucher un mot à François Hollande mais les hommes politiques ont des préoccupations de court terme. Il manque un organisme mondial au-dessus des partis politiques. La COP 21 ou 22 ne suffit pas.
Je le répète, tant que l’on ne résoudra pas le problème démographique, rien d’autre ne sera vraiment utile. Une crise énorme guette l’humanité dans 20 à 30 ans au plus. Il est dit qu’elle provoquera de 3 à 4 milliards de morts à cause de la sécheresse, de la famine, etc.
Je me suis beaucoup battu jusqu’à mes 75 ans avec des groupes d’amis convaincus. Mais nous nous sommes heurtés à des forces humaines contraires. Si on veut déposer un projet écologique et obtenir des partenariats, il faut qu’il rapporte de l’argent. C’est toujours l’intérêt qui prime.
Dans ce domaine, on manque de grandes voix. Il faudrait un Gandhi ou un Mandela écologiste. On parlerait davantage et mieux des grandes causes environnementales.
Dans le chapitre « D’un paradis l’autre » vous soulignez le fait que la lutte contre la fraude fiscale est un combat pour la fraternité et pour l’écologie. Je vous cite : Je suis persuadé qu’il existe une « paix fiscale », celle du contribuable en règle, une paix qui n’a pas de prix. En revanche, la « guerre fiscale » dans laquelle se lancent tant de riches personnes, outre qu’elle est moralement inqualifiable, ne conduit qu’à des guet-apens de toutes sortes, à du brigandage, une tension incessante, et surtout à une profonde honte de soi. Dans les trois mots de la trinité républicaine qui nous gouverne c’est l’égalité qui est la plus dure à atteindre. Nous ne pouvons prétendre qu’à l’égalité des droits et à l’égalité des chances. Or, pour que cette égalité des chances soit une réalité, même limitée, même temporaire, nous devons faire intervenir le troisième terme de notre trilogie fondatrice, la fraternité./…/.
Jean-Claude Carrière : Fraudes fiscales et pesticides vont de pair. Il s’agit du même combat. Un écologiste véritable n’ouvrira jamais un compte clandestin aux Iles Vierges.
La paix dans le monde peut-elle exister sans la paix intérieure ?
Jean-Claude Carrière : Si l’on n’est pas en paix avec soi-même, si l’on garde en soi quelques conflits, inutile de prétendre participer à instaurer une paix extérieure.
Dans la tradition bouddhiste, la paix intérieure est celle sans laquelle rien ne peut se faire.
Quand on regarde les images d’Hitler prononçant un discours dans les années 30, il prétend toujours oeuvrer pour la paix, mais il est tellement hystérique que l’on voit qu’il n’est pas en paix avec lui-même. C’est un signe clair. Un homme qui hurle pour la paix n’aspire qu’à la guerre.
Par ailleurs, c’est la diversité des peuples qui fait la solidité d’une paix commune, même si cela semble un paradoxe.
C’est ce que j’explique dans le chapitre « Pax romana » : les religions diverses vivent en paix quand elle sont tolérées, reconnues, protégées par la loi. La religion unique, quand elle est imposée, détruit les liens qui semblaient les plus forts.
Théodose Ier, en imposant le christianisme comme religion unique en 380, a provoqué la dislocation de l’empire byzantin en moins d’un siècle. Voilà une très grande leçon de l’Histoire.
Y aura-t-il un prolongement à ce livre sur la paix ?
Jean-Claude Carrière : Pas pour l’instant car je travaille actuellement sur trois films. Un livre ça vient spontanément, je n’ai pas de plan dans ce domaine.
Propos recueillis par Pascale Mottura, le 7 décembre 2016.
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* Préhistoire de la violence et de la guerre, Editions Odile Jacob, octobre 2013, par Marylène Patou-Mathis, Préhistorienne, directrice de recherche au CNRS
- Crédit photo : Pascale Mottura