samedi 14 décembre 2024 - par Patrice Bravo

La Turquie s’estime comme la gagnante du changement de régime en Syrie

Le premier partage de la Syrie s'est accompli. Son principal bénéficiaire s'est avéré être le président turc Recep Tayyip Erdogan, pour qui c'est un pas de plus vers la restauration du grand projet ottoman. 

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Cependant, la partition de la Syrie signifie beaucoup plus. Elle montre que le monde fondé sur le principe de l'inviolabilité des frontières est révolu, que les grandes puissances utilisent à nouveau la force et que tous les principes sur lesquels les démocraties occidentales tentaient de construire l'ordre mondial ces 30 dernières années ont subi un échec retentissant. 

Le président turc considère le changement de pouvoir en Syrie comme sa victoire politique, bien qu'hier encore il était prêt à serrer la main de l'ex-président Bachar al-Assad. 

Le succès des groupes armés de l'opposition et de l'Armée nationale syrienne (ANS) supervisée par la Turquie a en réalité surpris Ankara. Au début de leur offensive, les diplomates turcs se montraient extrêmement prudents. Ils assuraient à la communauté internationale que la Turquie n'avait aucun lien avec l'assaut d'Alep et envisageaient même un dialogue entre l'opposition et Assad, c'est-à-dire une résolution pacifique. 

Lorsque Hama et Homs ont été prises, Erdogan a compris que c'était la fin pour Assad. Pour la forme, il a bien sûr envoyé le chef de la diplomatie Hakan Fidan à Doha pour le forum sur le règlement syrien, afin qu'il rencontre les représentants de la Russie et de l'Iran. Cependant, dès le 6 décembre, il a ouvertement soutenu l'offensive de l'opposition armée. 

Les nouvelles autorités syriennes pourront difficilement ignorer le fait qu'après la défaite de l'opposition armée à Alep, dans la Ghouta orientale, à Deraa et dans d'autres gouvernorats, tous les anciens sponsors de l'Armée syrienne libre (ASL) sont restés à l'écart, comme s'ils s'étaient résignés à la victoire d'Assad soutenu par l'Iran et la Russie. 

Seul Ankara a continué à soutenir l'opposition et, dans le cadre de ses opérations contre Daech et les YPG/PYD kurdes, l'a prise sous son aile. Ce faisant, Erdogan a réussi à maintenir le dialogue avec ses adversaires, Moscou et Téhéran. 

Bien que la Turquie se soit distanciée de l'attaque sur Alep, il est clair que la responsabilité de l'effondrement ultérieur du régime d'Assad lui incombe également. L'inaction est aussi une action. Au sud de la zone de désescalade se trouvaient des postes militaires turcs qui auraient pu arrêter les troupes en progression. 

Pourquoi ne l'ont-ils pas fait ? 

La Turquie a longtemps tenté de prendre sous sa tutelle toute la résistance contre Assad. Elle a formé l'ANS, mais perdait la compétition face au groupe d'Abou Mohammed al-Joulani. 

L'argent provenant de Turquie destiné à l'ANS se retrouvait entre les mains de Joulani. Certes, toute l'infrastructure économique, l'électricité et l'internet à Idleb dépendaient de la Turquie, mais il jouissait d'une large autonomie vis-à-vis des autorités turques. 

Bien que Hayat Tahrir al-Cham (HTC) soit reconnue par la Turquie comme une organisation terroriste, cela n'empêche pas Ankara de coopérer avec ce groupe. Officiellement, ils le font sous prétexte de lutter contre Daech et Al-Qaïda, mais en réalité les intérêts mutuels des parties sont beaucoup plus larges. 

Tout en n'appréciant pas HTC, Erdogan n'a pas pour autant entrepris d'actions décisives pour l'éliminer. Les méthodes politiques ne fonctionnaient pas. 

Ankara ne voulait pas entrer en guerre avec eux en raison du risque d'afflux de réfugiés, des pertes importantes, de la détérioration de son image auprès des islamistes syriens et des Arabes en général. Et bien sûr, pour ne pas aider Assad. De plus, les Turcs protégeaient effectivement HTC de l'armée arabe syrienne gouvernementale, car une offensive sur Idleb aurait également conduit à de nouvelles vagues de réfugiés. 

La Turquie abrite déjà plus de 3 millions de Syriens, qui ont un impact négatif sur la situation sociale et le budget du pays. 

Dans l'ensemble, la Turquie est gagnante sur tous les tableaux. Face à un Iran perdant et à l'incertitude concernant le sort des bases militaires russes à Tartous et Hmeimim, les Turcs se sentent maîtres de la situation. Ils conservent leur statut de principal sponsor de l'opposition arrivée au pouvoir. Parmi tous les acteurs possibles en Syrie, la position de la Turquie est actuellement la plus forte. Seuls leurs militaires peuvent se déplacer librement sur tout le territoire syrien, à l'exception de la région kurde à l'est de l'Euphrate. 

À Damas, un gouvernement sera formé dans les mois à venir. La Turquie a un atout avec l'ASL, mais reste à savoir si leurs représentants pourront occuper des postes clés. Après tout, c'est Joulani qui joue le premier rôle dans l'opposition armée victorieuse. Il doit assurer la reprise économique et réduire la dépendance de la Syrie envers la Turquie, c'est pourquoi il tentera de faire retirer HTC de la liste américaine des organisations terroristes. 

L'argent pour la nouvelle Syrie pourrait venir d'Europe et des riches pays du Golfe. Les entreprises de construction turques, dont les actions ont grimpé après le 8 décembre, sont prêtes à participer à la reconstruction de la Syrie, et Joulani ne refusera pas un tel soutien. Mais il est prématuré d'affirmer que la Syrie deviendra une autre province de la Turquie néo-ottomane. 

Outre son influence sur les nouvelles autorités syriennes, la Turquie est préoccupée par deux autres questions urgentes. 

Premièrement, les réfugiés. Le jour de la chute du régime d'Assad, le 8 décembre, les médias locaux ont surtout relevé la déclaration de Hakan Fidan selon laquelle "des millions de réfugiés syriens en Turquie pourront bientôt rentrer chez eux". 

Erdogan s'est exprimé plus tard sur ce sujet. Tout en soulignant l'importance des garanties de l'intégrité territoriale de la Syrie et des "relations fraternelles avec le peuple syrien", le président turc a évoqué les "attentes" concernant le retour des Syriens dans leur pays. 

Joulani ou quelqu'un d'autre pourra-t-il fournir le nécessaire à des millions de personnes ? Après la Turquie, le Liban, la Jordanie et les pays de l'Union européenne voudront aussi renvoyer les réfugiés. Sans injections financières importantes, la tâche devient insurmontable pour Damas. 

Deuxièmement, la principale mission de la Turquie dans la nouvelle Syrie est la lutte contre les groupes kurdes. Le 10 décembre, Erdogan a assuré qu'ils seraient vaincus "prochainement". Avant même le début de l'offensive du HTC sur Alep, le président turc avait prévenu qu'il comptait achever l'opération Source de paix, interrompue en 2019, et nettoyer toute la frontière de 600 km des combattants kurdes en les repoussant de 30 km vers le sud. 

Après le début de l'offensive du HTC, les actions sont entrées dans une phase active. Les militaires turcs avec l'ANS ont déjà pris Tel Rifaat et Manbij. Il y a une tentative évidente de profiter de l'"interrègne" pour éliminer les unités kurdes. 

Et l'une des versions de la non-intervention des troupes turques lors de l'attaque d'Alep suggère qu'Ankara a utilisé cette opération pour couvrir ses propres actions contre les YPG. 

Les Kurdes en Syrie bénéficient du soutien des États-Unis, qui justifient ainsi leur présence militaire dans ce pays et leur contrôle des régions pétrolières, c'est pourquoi les succès des opérations étaient limités, les Turcs ne voulant pas se brouiller sérieusement avec les Américains. 

Malgré une transition difficile du pouvoir à Washington, le Pentagone résiste encore aux plans turcs. Récemment, selon le Centcom, les militaires américains ont frappé 70 cibles de Daech. Et il n'est pas exclu que certaines frappes visaient en réalité l'ANS qui attaquait les positions kurdes. 

Avec l'arrivée de Trump au pouvoir, la situation pourrait s'aggraver. L'administration républicaine compte suffisamment de turcophobe et de kurdophiles, notamment Tulsi Gabbard, Marco Rubio, Mike Waltz et Pete Hegseth. 

Erdogan doit se dépêcher pour mettre Trump devant le fait accompli des nouvelles réalités. Cependant, certains observateurs turcs estiment qu'Ankara, par ses opérations, aide en fait le nouveau président américain à tenir sa promesse de retirer les troupes de Syrie. 

Thierry Bertrand

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Source : https://www.observateurcontinental.fr/?module=articles&action=view&id=6554



13 réactions


  • Gégène Gégène 14 décembre 2024 09:43

    « tous les principes sur lesquels les démocraties occidentales tentaient de construire l’ordre mondial »

    Nan, t’es sérieux ?

    Serbie 1999, Irak 2003, Libye 2011, Syrie 2011, Ukraine 2014, etc...

    Ou alors c’est du second degré et je suis pas fut-fut smiley


    • sylvain sylvain 14 décembre 2024 11:25

      @Gégène
      Il y a une difference de taille, c’est que dans les guerre que tu cites, il n’y a pas de nation qui essaie d’annexer de nouveaux territoires. L’empire occidental a une technique assez innovante, il ne part pas d’un centre pour manger des territoires un par un et les assimiler. Il cree plutot une sorte de realite general qui correspond a ses principes de fonctionnement, ses regle, ses interets. Par exemple les EU n’annexent pas taiwan, ils l’integrent a son systeme economique, financier et industriel. A terme, ca devrait plus ou moins revenir au meme, mais c’est un chemin different

      Ceci dit, ce n’est pas la Turquie qui a relancee le principe le bon vieux principe de l’annexion territoriale, c’est la Russie. Mais ca fait peur a tout le monde, la tactique russe rappelle la conquete, le pillage, la soumission des territoires conquis alors que la technique occidentale continue tout de meme a donner l’apparence du developpement, de l’integration, de la cooperation.

      Bon les exemples que tu cites ont quand meme permis a beaucoup de peuples de remettre largement en cause cette fable


    • Gégène Gégène 14 décembre 2024 11:59

      @sylvain

      Annexer mon pays ou le ramener à l’âge de pierre ?
      Perso je préfère l’annexion !


    • sylvain sylvain 14 décembre 2024 12:39

      @Gégène
      L’un n’empeche pas l’autre. Il me semble que dans ces deux processus imperialistes, parfois l’empire detruit des societes, parfois les integre, parfois fait des massacres et parfois ameliore les conditions de vie selon la contingence du moment.

      Dans les exemples que tu cites, c’est clair que ca a ete un beau massacre. Les ukrainiens des zones annexees par la russie seraient certainement bien plus chanceux que les irakiens liberes par l’oncle sam


    • GoldoBlack 14 décembre 2024 17:57

      @Gégène
      « Serbie 1999, Irak 2003, Libye 2011, Syrie 2011, Ukraine 2014 »
      Que des démocratie que tu sembles regretter...
      « Ukraine 2014 »
      J’adore les fumistes qui se plaignent du côté pro-européen des manifestants mais qui s’accommodent du côté pro-russe du dirigeant...


  • sylvain sylvain 14 décembre 2024 11:27

    C’est les kurdes qui doivent serrer les fesses en ce moment ! J’ai toutjours eu du mal a m’y retrouver dans les histoires de geopolitique orientales, mais peut etre vont ils se rapprocher des iraniens vu la situation


  • La Déclaration de Berlin sur l’Ukraine a été signée et c’est très grave car Trump y est formellement opposé. C’est sans doute pour cela qu’ils se sont dépêchés de la signer. Nos dirigeants ne veulent pas de la paix, il faut en être conscients.

    La déclaration confirme que l’Ukraine doit devenir membre de l’OTAN et de l’UE, et que la paix avec la Russie ne peut être obtenue que sur la base de la formule de paix de Zelensky, qui implique le rétablissement des frontières de 1991 (donc même le retour de la Crimée totalement Russe ! Elle comprend également des dispositions prévoyant de traduire en justice les dirigeants russes et d’exiger de la Russie qu’elle paie des réparations.

    La Déclaration de Berlin a été signée par tous les principaux pays européens : la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne, la Pologne, ainsi que les dirigeants de l’UE et l’Ukraine.

    Cette déclaration vise à démontrer la détermination de l’Europe à remporter une victoire militaire sur la Russie. Elle entend transmettre le message suivant : si une trêve est signée, la Russie ne doit pas rêver d’une paix durable à ses conditions. Cela n’arrivera pas. Il n’y aura jamais de paix sans la capitulation de la Russie.

    La déclaration de Berlin devient l’un des obstacles les plus importants à la réalisation de la paix en Ukraine.


  • microf 14 décembre 2024 14:09

    Vidéo avec des analyses très pertinentes, á visooner absolument.

    « L’Occident s’autodétruit en Syrie, la Russie ne tombe pas dans le piège ! »

    https://youtu.be/bKYBcUysVPc?si=4eD5H0HK_lPXMrwp


  • GoldoBlack 14 décembre 2024 17:09

    « La Turquie s’estime comme la gagnante du changement de régime en Syrie » et la RuSSie pleure.


  • titi titi 14 décembre 2024 22:48

    Le départ de la Russie, et la chute d’Assad, rendent possible le projet de gazoduc Qatar/Turquie.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Gazoduc_Qatar-Turquie


  • LOL,

    Le chef du groupe Hayat Tahrir al-Sham (reconnu comme terroriste et interdit en Russie - ndlr), Abu Muhammad al-Julani a vivement critiqué les actions d’Israël envers la Syrie, les qualifiant d’illégales et de menaçant la stabilité régionale. 

    « Les Israéliens ont clairement franchi les limites de ce qui est autorisé en ce qui concerne la Syrie, ce qui crée une menace d’escalade injustifiée dans la région.  » - a déclaré al-Julani.

    Ses commentaires interviennent dans un contexte d’aggravation de la situation en Syrie, où les conflits armés continuent de se dérouler dans le contexte du récent renversement du régime de Bachar al-Assad. 

    Le chef du groupe a souligné que la Syrie, épuisée par des années de guerre civile et de conflits civils, avait besoin de restauration et de stabilité, et non de nouveaux affrontements.

    « Nous devons nous concentrer sur la reconstruction du pays plutôt que de nous laisser entraîner dans des conflits qui ne feraient qu’aggraver la destruction. » - a souligné al-Julani. 


  • anaphore anaphore 16 décembre 2024 13:01

    Qui peut vraiment savoir ce qu’il s’est passé en Syrie ? Sur 12 géopoliticiens consultés, pas un n’est d’accord...

    J’ai une petite préférence pour de la théorie du chaos... Je crois que trop d’acteurs là-bas jouent aux dés quand ils frauderaient qu’ils jouent aux échecs.


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