mercredi 3 mai 2006 - par Louis-Philippe Carrier

Le CPE, ultime avatar du retard de la France dans la lutte contre les discriminations

Davantage que comme peur du changement, il faudrait interpréter la crise du CPE comme un rejet des discriminations. La France a sur ce point beaucoup de retard, mais ce n’est qu’au prix d’une prise de conscience forte que les vraies réformes pourront être acceptées.

On a eu raison de signaler combien le Contrat première embauche (CPE) proposé par le gouvernement était une réponse imparfaite au problème du chômage des jeunes. Le CPE n’y apportait pas, c’est vrai, de solution complètement crédible. Le nouveau contrat de travail devait remédier au manque de créations d’emplois en permettant aux entreprises d’optimiser leurs effectifs au gré des besoins et de la conjoncture, ce qui d’une part améliorerait leur productivité, et d’autre part leur permettrait d’embaucher facilement pour de courtes durées. Au lieu de cela, il créait un régime juridique caractérisé par une forte incertitude pour le salarié pendant les deux premières années, des possibilités d’exonération de charges pendant trois mois - donc une incitation au licenciement au terme de l’une ou l’autre de ces périodes - et les germes d’un contentieux qui n’aurait fait que détériorer encore un peu plus l’image du monde du travail. Le bénéfice net de la réforme, même s’il n’est pas établi qu’il eût été forcément négatif, s’en trouvait tout de même amoindri. Pourtant, ces mêmes reproches valent tout autant pour le Contrat nouvelle embauche (CNE), qui n’avait pas suscité autant d’émois. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres est donc le périmètre d’application de cette réforme, à savoir les personnes de moins de vingt-six embauchées dans une entreprise de vingt salariés ou plus. En choisissant de traiter le cas d’une catégorie bien délimitée de la population, et pas la moins turbulente, on a manqué l’occasion de lancer la réforme ambitieuse et efficace de l’emploi, que prônaient les économistes.

Certes, les réactions des lycéens et étudiants ont été, à bien des égards, excessives. Tous ceux qui s’inquiètent du développement d’une culture de l’incivisme et du mépris du droit ont des raisons de déplorer les récents événements : si quelque chose doit améliorer la situation du pays, c’est davantage de démocratie et davantage de légalité, et non l’inverse. Spolier son prochain de son droit à suivre les cours, pour lesquels il a d’ailleurs payé, est de toute évidence condamnable (même si cette dimension peut échapper aux étudiants français, du fait de l’apparente gratuité des études universitaires ici). Mais tout comme le mouvement des banlieues était porteur d’une exaspération viscérale devant une injustice réelle, le mouvement anti-CPE traduit, à sa manière, que quelque chose ne tourne pas rond dans la France de 2006. Il s’agit donc de ne pas prendre à la lettre les revendications des manifestants, qui ne sont pas tous lycéens ou étudiants, mais de comprendre leur émotion.

Les biais dans le recrutement des entreprises sont une réalité, et l’on n’en compte plus les victimes : jeunes, femmes, handicapés, personnes issues de minorités ethniques, habitants des banlieues, seniors, etc. Pour traiter ces situations catégorielles, il est primordial de comprendre les arguments des employeurs, afin de séparer les arbitrages économiques défavorables d’une part, des préjugés et de l’injustice d’autre part. Concernant les premiers, le rôle du législateur est de créer des dispositifs correcteurs, des incitations économiques favorables, d’où les fameuses discriminations positives. Concernant les seconds, le législateur a la responsabilité d’empêcher les discriminations, en créant un climat de tolérance, c’est-à-dire les moyens pénaux, institutionnels ou éducatifs d’enrayer ces comportements.

Le CPE avait la prétention de corriger un mauvais arbitrage économique, celui qui fait préférer l’embauche de travailleurs expérimentés à celle de travailleurs sans expérience, en particulier pour des emplois à bas salaire. Son grave défaut était qu’il se fondait sur une catégorisation inappropriée, qui assimilait la jeunesse à l’inexpérience et donc, indirectement, à l’inefficience. Les jeunes manifestants, et en particulier les diplômés ou futurs diplômés des universités, enrageaient qu’on les considère comme improductifs en raison de leur âge plutôt qu’en raison d’un éventuel manque de compétences. C’est ce critère qui est pertinent dans le choix de l’employeur, et non un quelconque droit d’aînesse. A l’instar du sexe ou la couleur de peau, l’âge n’est pas une caractéristique choisie ou modifiable par l’intéressé, c’est un élément subi, essentiel. Comme le sexe ou de la couleur de peau, l’âge ne serait pas un problème dans un monde idéal. L’idée que l’on puisse licencier un salarié sous CPE sans justification explicite a choqué, car elle a donné l’impression que l’être humain « normal » avait droit à un traitement plus doux et respectueux qu’une sous-espèce « jeune » artificiellement créée par la loi. Une telle législation leur a paru d’autant plus inacceptable qu’elle émanait de dirigeants politiques issus d’une génération plus chanceuse, et souvent aussi de la fonction publique.

Pour les anti-CPE, le problème de la jeunesse n’était pas une question d’incitations défavorables, mais bien de préjugés et d’injustice. A leurs yeux, le dispositif juridique souhaitable était donc d’un autre ordre, celui d’une lutte contre les discriminations. Un tel projet aurait d’ailleurs eu le mérite de s’attaquer à un plus grand éventail de problèmes de société, auquel auraient été sensibles les révoltés des banlieues. On commence à se rendre compte du retard accumulé par la France en matière de lutte contre les discriminations. Malheureusement, cette prise de conscience reste fragmentaire, chacun des groupes discriminés luttant isolément pour ses propres intérêts. L’idée que la tolérance soit une question universelle n’a pas encore complètement fait son chemin, et l’on peine à imaginer les moyens de la mettre en place. On pourrait pourtant s’inspirer des politiques menées à l’étranger. Au Royaume-Uni comme aux Etats-Unis d’Amérique, on applique depuis les années 1970 des dispositifs de labellisation, qui permettent aux organisations les plus citoyennes de se prévaloir du titre d’Equal opportunity employer (employeur assurant l’égalité des chances) si elles satisfont à un certain nombre de critères factuels et procéduraux certifiés par un audit. Il y a déjà longtemps que les CV britanniques ne comportent plus ni photographie, ni mention de la date de naissance du candidat, à l’heure où, de ce côté-ci de la Manche, on parle de CV anonymes sur lesquels on a bien du mal à s’accorder. Dans le cadre de leur politique de recrutement, ces employeurs vertueux disposent d’un atout pour recruter les meilleurs candidats, et la vertu s’en trouve ainsi récompensée. La diversité des recrutements s’inscrit ainsi dans les cultures d’entreprises, et le climat général, sur le marché du travail, progresse vers plus de tolérance.

Le gouvernement français avait entrepris, en 2005, de procéder à un toilettage de ses politiques anti-discriminations, avec notamment la création la Haute-autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), ou la suppression de la limite d’âge pour de nombreux concours administratifs (concours d’entrée à l’ENA exclu, curieusement). C’est sans doute le virage du 29 mai qui a fait mettre l’accent sur d’autres priorités, et c’est regrettable. Car la France de 2006 a tout à perdre à se replier davantage sur soi, et tout à gagner à s’ouvrir aux différences. Bien des violences auraient pu être évitées si l’on avait tenu compte des malaises ressentis par les uns et les autres, au cours de cet hiver et de ce printemps.

Jacques Chirac a largement montré son incompréhension des mécanismes économiques, et ses premiers ministres ont tous échoué sur ce terrain. La quantité de rapports d’excellente qualité qu’ils ont commandés n’y a rien fait, puisque leurs recommandations n’ont jamais été appliquées. A défaut de relever un pays économiquement malade, monsieur Chirac devrait au moins saisir l’occasion qui lui reste de rester dans l’histoire comme le président qui a mis en place les politiques de réconciliation des Français, entre eux et avec l’entreprise.



6 réactions


  • éric (---.---.47.5) 3 mai 2006 15:56

    Pour éviter les discriminations à l’embauche évitons de créer de multiples contrats qui deviennent des trappes à exclusion.

    Un seul contrat le C.D.I


  • Scipion (---.---.75.221) 3 mai 2006 19:52

    Trouver des combines pour rouler les discriminateurs, c’est bien joli, mais ça ne résout rien. Si on me forçait à engager un employé dont je ne veux, je le mobberais jusqu’à ce qu’il s’en aille...

    Pas vous ?


    • Louis-Philippe Carrier 4 mai 2006 10:28

      C’est bien le sens de mon propos. Les sanctions ne résolvent rien. Les incitations positives oui, puisqu’elles font adhérer les acteurs eux-mêmes aux valeurs que l’on veut développer. Dans les pays que je cite dans l’article, on a créé une concurrence entre les employeurs pour le recrutement des meilleurs employés, mais aussi pour une image d’entreprise « citoyenne ». C’est donc d’elles-mêmes que ces entreprises renoncent à discriminer, pour obtenir quasi-gratuitement un bénéfice d’image. C’est ce qu’on appelle la « peer pressure » : si je ne le fais pas, mon voisin le fera et acquerra un avantage sur moi. Sans compter que la diversité dans l’entreprise est une puissante source de créativité (ce que l’on peut constater a contrario en observant le travail de nos énarques).


    • Ludovic Charpentier (---.---.68.100) 4 mai 2006 11:11

      Sauf si on impose un quota fixe. L’employé dont vous ne voulez pas peut être renvoyé, mais devra être remplacé par quelqu’un d’autre des mêmes ’critères’.

      De toutes façons, ’imposer’ reste malheureusement le dernier moyen. Des personnes ’typées’ ont beau être bardées de diplômes, elles auront du mal à trouver un emploi de commercial dans la mesure où une entreprise se dira : « Il y a des chances qu’un commercial de couleur se fasse rejeter par le client ». Le seul moyen de briser le cercle vicieux serait d’imposer pendant quelques temps le recrutement de personnes de couleurs (même si je l’accorde, la définition des critères est loin d’être facile) si on veut vraiment faire tomber les préjugés. Ca fait des années qu’on fait des sermons : ’la discrimination, c’est pas bien’, mais c’est inopérant car il faut se mettre à la place des DRH : même s’ils ne sont absolument pas racistes, ils craignent un manque à gagner s’ils embauchent un commercial de couleur... Si la loi les y incite (peut-être plus par des avantages fiscaux que par des sanctions...), peut-être que les mentalités changeront et qu’on commencera par se rendre compte que les qualités d’un commercial ne dépendent pas de sa couleur de peau ou de la consonnance de son nom... Bien sûr ce type de mesure ne peut être que provisoire (car comment définir des critères...), le temps de faire évoluer un peu les mentalités.


    • Louis-Philippe Carrier (---.---.184.123) 6 mai 2006 11:09

      Pas sûr que le recrutement de personnes appartenant à des communautés discriminées ne soit qu’un risque pour les entreprises. C’est au contraire une belle affirmation de leur créativité et de leur ouverture au monde. Le mouvement commencera par les grandes entreprises. Voir par exemple TF1, chaîne poujadiste s’il en est, qui pourtant se place en pionnière avec le recrutement d’un noir comme présentateur-star. Là encore, il faut voir comment les choses se passent dans les pays civilisés. Au Royaume Uni, les entreprises sont très fières de leurs employés issus de minorités, toutes les communautés sont représentées sur les plaquettes de recrutement. C’est un moyen de ne pas se fermer des portes, car les clients peuvent eux aussi être d’origine étrangère ! Ensuite, un autre problème se pose : il s’agit d’embaucher des personnes à compétences égales, et il est vrai que certaines communautés ne produisent pas assez de diplômés, probablement à cause d’un mécanisme bourdieusien encore très puissant dans la société française, qui est très élitiste.


  • Scipion (---.---.81.135) 7 mai 2006 20:59

    « Au Royaume Uni, les entreprises sont très fières de leurs employés issus de minorités, toutes les communautés sont représentées sur les plaquettes de recrutement. »

    Ah ouais, mais ça, c’est pas de l’antiracisme, c’est du marketing ! Comme je peux voir les choses, ce n’est donc pas demain la veille que les ethniques occuperont une place normale, c’est-à-dire invisible, dans l’entreprise, et dans la société.

    Leur recrutement reste fortement entaché d’arrière-pensées, plus ou moins intéressées, un peu comme l’engagement d’infirmes, ou d’homosexuels, dans d’autres cas...

    Le racisme implicite des antiracistes est quelque chose qui m’enchante, et qui m’enchantera toujours... smiley)

    Moi, je n’accepterais jamais de me faire engager, par des antifacistes, en tant qu’exemple vivant de l’ouverture d’esprit de l’entreprise qui m’emploie... Question de dignité, sans doute...

    « il est vrai que certaines communautés ne produisent pas assez de diplômés, probablement à cause d’un mécanisme bourdieusien encore très puissant dans la société française, qui est très élitiste. »

    Je ne sais pas ce que c’est qu’un mécanisme bourdieusien, mais je sais ce que sont les handicaps de peuplades peu familiarisées avec ces spéculations intellectuelles, qui nous bercent, nous autres, dès l’école enfantine...

    P.S. - Si vous vous intéressez aux questions de transmission héréditaire des capacités intellectuelles au sein d’un peuple homogène, je vous conseille vivement le lecture de Les juifs et la science : La quête du savoir au XXe siècle, d’Isaac Benguigui (Ed. Slatkine).

    Certes, ce ne sont pas des bourdieuseries, mais vous verrez, c’est passionnant quand même...


Réagir