Le journalisme citoyen : émoi, et moi
Ils ont fait un rêve ! Ils rêvent tout éveillés que le journalisme citoyen sur Internet va faire la Réforme de la politique. Voilà évidemment quelque chose de grandiose, au terme d’un demi-millénaire après la découverte de l’imprimerie qui a ouvert la voie au protestantisme. L’édition électronique va livrer la plume et la tribune politique aux citoyens d’une seule bordée. Mais le réveil s’annonce difficile. Comme il serait doux de rêver encore un peu...
Ce rêve millénariste ne manque pas d’arguments. Après tout, lorsque la religion a perdu son rôle d’unification sociale, il n’est pas étonnant qu’autre chose prenne le relais, et la politique est la digne héritière du temporel qui a fait pièces du spirituel. Je rappelle tout simplement que la technique de l’imprimerie a porté l’éclosion protestante en démocratisant l’accès aux écritures saintes. Au-delà de l’outil technique, les « réformateurs » ont prétendu que savoir lire suffisait, et que chacun pouvait interpréter les textes, alors que l’Église catholique voulait réserver la théologie à la scolastique sous son contrôle institutionnel. Avant de nous émerveiller sur les effets du nouveau bonheur de pouvoir diffuser sa vérité dans le monde grâce à son blog, je suggère de consacrer un instant à la mémoire des victimes de la Saint-Barthélémy et, plus grave désillusion, de rappeler que notre pays compte toujours plus de catholiques que de protestants. Mais ne soyons pas pessimistes a priori, les athées sont plus nombreux qu’au XVIe siècle.
Au virage de l’an 2000, on a davantage parlé du siècle que du millénaire. C’était petit. Maintenant, on peut voir plus grand : la Renaissance, Léonard de Vinci, Copernic, et le retour de la mythologie grecque. La démocratie, c’est une assemblée d’hommes âgés, bardés et barbus de blanc, dans une agora où chacun peut donner de la vox... euh, de la voix. Formidable ! I have a dream, la pratique politique démocratisée. En fait, on n’a même plus besoin de Mao pour s’inventer une belle révolution culturelle.
Par conséquent, le vote est insuffisant. Indigne même de gens qui aspirent à s’exprimer. Les soirs d’élections donnent lieu à un spectacle continu comme les grandes finales de football, où des gens « autorisés » des milieux politiques viennent expliquer ce que les électeurs ont voulu dire. En effet, les électeurs ne disent rien, ils doivent se contenter de choisir entre les quelques bulletins qui leur sont proposés. Les voix sont muettes, et seuls les puissants ont le droit de faire parler les chiffres, c’est-à-dire en réalité de les torturer. Et tout cela est une réduction inacceptable des êtres qui sont allés à l’université, qui savent que le monde est complexe, et qui ne vont plus se contenter de regarder leur écran sans s’agiter sur leur clavier. Les diplômés ne veulent plus être des figurants muets de la joute électorale. Nous voulons exister ! La réussite, c’est de passer à la télé, et en attendant je peux faire mon blog.
Alors, c’est le moment où les grands chasseurs électoraux sortent du bois, et Ségolène invente la démocratie participative. Reste-t-il quelques difficultés ? Oui, tout de même. Par exemple, que les forums participatifs de www.desirsdavenir.org ne font aucun lien avec le staff des quelque deux cents conseillers qui alimentent les fiches de la candidate. On peut lire de nombreux messages qui s’adressent à Ségolène elle-même, personnellement. Mais les fabricants de fiches sont invisibles. Où est le lien entre les citoyens et les gouvernants ? L’élite est encore un peu loin, elle ne peut pas vous parler tout de suite, elle est très occupée à rédiger les fiches.
Il y a un autre petit problème, c’est celui de l’articulation des décisions. Tout le monde a des idées sur le débat public national ou presque, et la politique est a priori un étalage d’opinions influencées par les médias dominants. Or de quoi s’occupe la politique ? De l’intérêt général et de services publics. On se demande parfois qui se le rappelle encore. Si tout est plus complexe, et si les processus démocratiques doivent se diluer dans des aires de compétences, on risque tout de même quelques désillusions, parce que la responsabilité des affaires publiques contraint à traiter bien souvent des problèmes qui n’intéressent personne, qui ne rapportent rien à personne et qui ne font jamais parler de soi. Cette semaine, j’ai au programme de mon emploi politique municipal les déchets et l’assainissement. Les poubelles et le caca n’étant au centre de la motivation des bénévoles associatifs les plus connus de la commune, pour l’instant les stars locales laissent ces questions à un agent public timide, frustré, et forcément mal payé, qui va s’en occuper.
Le bon vieux principe de la centralisation des arbitrages dans un cadre territorial a encore de beaux jours devant lui, et le prestige tapageur de la politique va continuer à avoir pour corollaire le rejet discret des problèmes de la société dans la sphère publique du silence. La démocratie est un système politique où le débat public contradictoire est autorisé, et même encouragé, avec une sanction organisée par un système de vote qui règle les arbitrages ultimes. Le problème principal ne réside pas dans la méthode de vote, c’est plutôt que la démocratie ne vaut que ce que vaut le débat public. Or le décryptage d’un enjeu politique ne donne pas par lui-même l’autorité glorieuse qui assure le succès d’une joute électorale spectaculaire.
La première désillusion, c’est l’inaccessibilité de l’élite. La deuxième déception, c’est que la politique réelle est souvent un peu différente des discours d’estrade. Le troisième risque, le plus terrible, c’est que le journaliste citoyen va aussi bien être tenté par l’affichage artificiel, la posture, bref par l’ego, comme le politicien ordinaire. La différence, c’est que le journalisme citoyen n’est verrouillé par aucun numérus clausus, et qu’il devra bien se livrer à quelques stratagèmes pour conquérir un peu d’autorité.
J’aurais voulu être un artiste, en haut de l’affiche, que les hommes se jettent sur moi. Le vedettariat, produit des médias de masse, fait rêver. Mais le Réseau ne va-t-il pas horizontaliser tout ça ? Bien sûr, puisque le but affiché est l’égalité dans l’édition. La meute va se déchaîner, avec des internautes hurlants, des commentateurs méchants et des concurrents avides de reconnaissance. Laissez-moi rêver encore un peu...