Le mythe de l’innocence des foules victimaires
Le « souci des victimes » n’est pas chrétien, il participe d’une réciprocité violente universelle et donc archaïque. Quand, dans ses médias, l’OTAN « bombarde » Poutine avec ses victimes, il redonne à l’Occident une virginité, il lui fait un « shoot » d’innocence.
- La leçon significative du point noir
Dans l’image ci-dessus, il n’y a qu’un point noir. Il recueille toute l’attention. Le fond blanc reste inaperçu, alors qu’il est, de loin, le plus important. C’est lui qui maîtrise l’espace. D’ailleurs, n’aurait-il pu se blanchir en refilant toutes ses taches au point noir ?
Aussi extravagant que cela puisse paraître, dans l’histoire humaine, cette dynamique de défense (de soi) par la défausse (sur l’autre) est la norme. Les communautés humaines se blanchissent ou se lavent de leurs fautes en accablant de pauvres diables qui, devenus incarnations du mal, polarisent toute l’attention. René Girard a fait l’hypothèse que ce mécanisme de bouc émissaire fonde les pratiques sacrificielles archaïques d’où proviennent les mythes, les rites et les interdits qui font les religions et les différentes cultures humaines. Sa théorie explique, en somme, comment nous fabriquons les « points noirs ». Mais elle pourrait tout aussi bien éclairer le fond blanc, c’est-à-dire, la foule qui proclame son innocence dans une posture victimaire. Or, d’une manière difficilement compréhensible, Girard n’est pas venu sur ce terrain-là avec sa théorie. Il a simplement fait sienne la thèse de Nietzsche qui voit la chrétienté comme l’origine du « souci des victimes ».
Dans ce qui suit, je m’attacherai à montrer que le mécanisme sacrificiel explique bien mieux la posture victimaire — ou le victimisme — que l’hypothèse nietzschéenne. Précisons d’emblée que le victimaire ou le victimisme relève d’une posture — souvent adoptée par compassion via une contagion émotionnelle toute mimétique — qui consiste essentiellement à se plaindre d’un préjudice, donc à accuser, à manifester du ressentiment et à tenter d’exercer une emprise morale afin d’obtenir sanctions et/ou réparations, sous une forme ou une autre. Selon Jean-Pierre Dupuy est victimaire le « ressentiment de ceux qui s’appuient sur les victimes faites par autrui pour mieux, à leur tour, persécuter » [1].
Indiquons aussi que, malgré une dimension critique assumée, la réflexion proposée est clairement une contribution à la théorie girardienne. Nous tenterons de dégager un mythe resté inaperçu, celui de l’innocence des victimes qui n'a, de fait, jamais été explicitement formulé comme tel dans le champ girardien alors qu'il est inscrit dans la logique du mécanisme sacrificiel et constitue ainsi une de ces choses (les mieux) cachées depuis la fondation du monde.
A noter qu’il n’y a rien d’extravagant à envisager que la pensée girardienne ait pu achopper sur une question aussi importante que celle du victimaire car cela déjà arrivé. Ainsi qu’il est bien connu, Girard a déjà eu à revenir sur la nature sacrificielle de la Passion qu’il avait d’abord niée avant d’y consentir.
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La position de Girard vis-à-vis du victimaire surprend d’emblée car elle est conforme à la vision de Nietzsche alors que le premier n’a eu de cesse de critiquer ce dernier. Le fait est que Nietzsche a très tôt perçu la montée du « souci des victimes ». Il méprisait cette mentalité d’esclave qu’il attribuait au judéo-christianisme. Girard a adopté son interprétation et tient ainsi le victimisme pour une de ces « idées chrétiennes devenues folles » qu’évoquait Chesterton.
Comment Girard a-t-il pu faire un tel choix ? Se serait-il simplement conformé à l’air du temps, la formule de Chesterton ayant eu un succès certain [2] ? A-t-il été influencé par Jean-Pierre Dupuy qui a lui-même été un ardent et régulier promoteur de cette perspective ? Voici un échantillon de ce qu’il a écrit à ce sujet :
« C'est l'universalisation du souci pour les victimes qui révèle de la façon la plus éclatante que la civilisation est devenue chrétienne à l'échelle de la planète tout entière, pour le meilleur et, le plus souvent, pour le pire » (La religion, nature ou surnature ?, p. 57).
Mais le fait est que dans son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair Girard a complètement intégré cette ligne de pensée à sa réflexion de sorte que, influencée ou pas, on ne peut douter qu’elle soit entièrement sienne.
Quoi qu’il en soit, cette vision qui fait du victimisme une idée chrétienne apparaît tout de même problématique considérant l’interdiction évangélique de répliquer à la violence par la violence et donc de se poser comme victime. Cette prohibition est tellement claire et impérieuse qu’elle aurait pu devenir comme un onzième commandement : « Tu ne seras pas victime ! »
Si nous sommes frappés sur une joue, aussi tentés que nous puissions l’être, nous ne devons pas jouer les victimes, nous avons à tendre l’autre joue. Si on veut nous prendre notre chemise, nous devons là aussi renoncer à jouer les victimes, nous sommes invités à donner non seulement notre chemise mais aussi notre manteau. En contexte girardien, ces injonctions claires, nettes et terriblement exigeantes peuvent être comprises comme une interdiction absolue d’entrer aussi peu que ce soit dans la réciprocité violente sous quelque prétexte que ce soit. La raison de cet interdit est qu’une fois le doigt dans l’engrenage de la contagion mimétique de la violence, la montée aux extrêmes devient quasiment inévitable.
Il y a là quelque chose d’a priori incompatible avec la conclusion de Nietzsche : les Evangiles ne peuvent pas être la source de l’idéologie victimaire qui domine actuellement les esprits. Tout au contraire, ils en seraient comme un antidote volontairement écarté.
Se pose alors la question de savoir d’où cette épouvantable idéologie pourrait provenir si elle n’est pas chrétienne. Un splendide élément de réponse se trouve dans le modèle sacrificiel de René Girard mais, de manière surprenante, il semble qu’il n’ait pas été identifié, même par son auteur. En effet, à ma connaissance, personne n’a analysé ou simplement remarqué le fait qu’un parfait archétype du « souci des victimes » se trouve incarné par la foule sacrificielle elle-même.
Le tableau canonique de la violence archaïque postulée par Girard n’est-il pas celui d’une foule exaspérée, voire enragée par les troubles et les calamités dont la contagion de la violence intestine l’a accablée ? Dans cette foule débordée par la « mauvaise réciprocité » de la violence subie et rendue, chacun se sent victime de tous les autres et se trouve porté aux représailles, à la vengeance, en proportion directe des coups reçus. Plus la foule s’enfonce dans la crise mimétique du tous contre tous, plus ses membres s’installent dans un ressenti victimaire qui ne cesse de se renforcer jusqu’à la soudaine convergence mimétique de la violence de tous contre... un : l’individu décédé sous les coups assénés en chœur. A cet instant, nous dit Girard, le groupe se retrouve miraculeusement rassemblé, en paix, tout à la fois enivré d’une soif de justice enfin étanchée et complètement dessaoulé par le contraste saisissant entre, d’une part, le sommet de la crise, qui était encore à l’instant tout de bruit et de fureur et, d’autre part, sa conclusion présente, qui emplit chacun de silence autant que de stupeur.
En raison de la parfaite coïncidence entre sa disparition et le retour de la paix au sein du groupe, le mort est fatalement perçu comme la cause unique, l’agent ou le responsable de tout le processus, y compris de sa propre mise à mort. Selon Girard, la foule des persécuteurs à présent assemblée autour du mort se perçoit comme ayant été, sinon passive, du moins agie de bout en bout par le sacrifié, coupable de tout et dont elle a, en quelque sorte, subi les « agissements ». Ceci veut dire que les lyncheurs se perçoivent de bout en bout du processus comme des victimes parfaitement innocentes.
Or, ce qu’il importe de voir et qui n’a jamais été rendu explicite, c’est que cette innocence absolue, du groupe et de chacun de ses membres, loin d’être une conséquence heureuse mais accessoire du sacrifice constitue en fait la condition sine qua non de la réconciliation et, jusqu’à un certain point le paramètre directeur de tout le processus sacrificiel.
Lorsque l’enchevêtrement insondable d’accusations réciproques et de ressentiment mêlé de culpabilité qu’engendre la crise mimétique se trouve soudain réorienté et drainé vers un « sacrifié » qui, en quelque sorte, « reçoit » ces accusations et cette culpabilité au travers des coups qui lui sont assénés, les membres du groupe découvrent que nul n’a plus de grief ou de ressentiment contre quiconque puisque le sacrifié, le « monstre d’iniquité » est désormais coupable de tout et il est mort. De sorte que tous les différends auxquels il n’était sûrement pas étranger se retrouvent en quelque sorte enterrés avec lui, proprement effacés, chacun se sentant par conséquent absous, lavé, purifié, justifié, innocenté, qu’il se soit ou non vu auparavant comme fautif de quoi que ce soit.
En définitive, chacun sait qu’une fois le sacrifice accompli, tout comme il n’a plus de grief contre quiconque, nul ne peut plus en avoir contre lui. Tous partagent alors un voluptueux sentiment de libération de toute culpabilité — cette obligation ou « dette » que constitue ce que l’on appelle aussi bien faute que péché. Personne n’est plus à risque de se voir reprocher quoi que ce soit, de sorte que tous se sentent sans aucune suspicion, sans crainte, rassemblés en paix et en sécurité.
C’est donc une expérience de parfaite et totale rédemption qui est alors vécue. Son intensité et la trace qu’elle ne peut manquer de laisser dans la mémoire de chacun constituent une formidable incitation à la reproduction de ce qui pourra ensuite devenir un rite.
Ainsi, parce qu’il constitue la motivation première de la violence collective originelle, le « souci des victimes » doit être reconnu comme lui étant antérieur. C’est d’emblée une victime (à ses propres yeux) qui entre dans le cercle mimétique de la violence menant à la résolution sacrificielle. Autrement dit, « souci victimaire » et « réciprocité violente » se trouvent clairement situés sur le versant archaïque et, je dirais même, animal de l’humain.
Il est donc sûr et certain qu’il y a maldonne. La position nietzschéenne n’est pas tenable. Le « souci des victimes » ne peut pas être une invention judéo-chrétienne puisqu’il est toujours-déjà au cœur du sacrificiel d’où ont émergé les cultures humaines. Il est même présent avant que ce mécanisme ne s’enclenche.
En définitive, nous avons à comprendre que c’est un désir, le souci victimaire lui-même, qui est l’objet de la contagion mimétique menant à son terme sacrificiel. Son heure arrive quand les soucis victimaires individuels mimétiquement rassemblés se portent sur un seul et même ennemi : celui qui, à l’instant même où il s’enfuit dans la mort, emporte avec lui toute la culpabilité que chacun lui attribue. Il laisse une foule rassemblée, en paix, qui tient son coupable, de sorte que tous savent que tous sont innocents. La foule en vient donc mimétiquement à une solidarité, une union qui ne s’affirme pas seulement dans le comportement meurtrier mais aussi dans la représentation qu’elle a d’elle-même comme victime innocente de ce monstre enfin disparu. Ainsi, le collectif violent que Girard repère au soubassement des mythes est-il, avant toute chose, une foule — de « soucis victimaires » dans la réciprocité violente — qui converge mimétiquement et fatalement vers un sacrifice duquel n’émerge à ses yeux qu’une seule victime : elle-même.
Etrangement, c’est quand elle se trouve face au corps de sa victime que la foule prend corps et, simultanément, posture de victime. En contexte girardien, cela ne saurait nous surprendre car nous savons que les rivaux pris dans la mauvaise réciprocité se ressemblent toujours davantage. Seul pourrait intriguer ici le fait qu’une forme de rivalité en miroir émerge sur la dimension collectif ↔ individuel. Mais cela fait déjà bien longtemps que Girard nous appris à dépasser la fixation classique sur la rivalité duelle pour envisager l’opposition entre les pôles de l’un et du multiple...
Quoi qu’il en soit, ce qu’il importe ici de voir est que la ressemblance — que nous percevons de manière diachronique entre la foule et son souffre-douleur — inclut non seulement le fait de se sentir victime mais aussi le fait de se percevoir comme innocent... car, il faut y insister, l’un ne va pas sans l’autre et nous en trouvons constamment confirmation dans le texte vétérotestamentaire.
Au final, on peut penser qu’une des raisons qu’a eu Girard d’emboîter le pas à Nietzsche — et d’imputer le « souci des victimes » à la chrétienté — est probablement liée au fait que la capacité à reconnaître le « bouc émissaire » comme victime innocente d’une accusation mensongère (mythique), a lentement émergé dans la conscience collective de la civilisation occidentale en raison de ses racines judéo-chrétiennes.
Le fait en lui-même est indubitable mais, aussi incroyable que cela puisse paraître a priori aux fidèles lecteurs de Girard, il y a quand même là, de la part de ce dernier, une erreur d’inattention aux proportions bibliques, si je puis dire.
En effet, même si elle procède bel et bien de la tradition juive qui, à l’inverse des mythes, n’a eu de cesse de présenter la victime émissaire comme innocente des crimes dont on l’accuse — la Passion étant l’apothéose de cette tendance de fond puisque le Christ sera l’innocence faite homme — la Révélation y a mis un terme définitif dans la mesure où justement, Jésus n’a jamais été victime. Son sang versé n’a jamais crié vengeance, il a parlé plus fort que celui d’Abel, en offrant la réconciliation de l’Eucharistie. Jésus a pardonné à ses persécuteurs.
La Révélation n’a donc pas consisté dans le simple dévoilement du caractère mythique de l’accusation portée par la foule des persécuteurs. Elle est allée à la racine en dégageant tout l’iceberg du sacrificiel de sorte qu’a pu être mis au jour l’autre face du mythe, celle qui, sous la surface, est encore plus mystérieuse car nous ne savons toujours pas l’affronter tant, justement, elle nous fait miroir. Je veux parler de la délicieuse et même voluptueuse innocence mythique dont se gratifie la foule des accusateurs. En considérant le mythe de l’innocence [3] de la foule comme le jumeau de l’accusation mythique portée sur le sacrifié, on pourrait alors penser que, bien qu’apparu en dernier, le mythe de l’innocence est l’aîné. C’est le bébé le plus lourd, mais aussi le moins présentable.
Là commence, en effet, l’abomination de tout processus sacrificiel : avec le postulat infrangible de sa propre innocence et, donc, le refus absolu de reconnaître la moindre culpabilité. Une telle attitude oblige à se trouver un coupable de substitution ou à réduire au silence l’accusateur maudit — prophète ou monstre d’iniquité — qui nous fait violence par les mensonges qu’il profère.
Les Evangiles nous le donnent à entendre dans Matthieu 23 où Jésus en vient, tout d’abord, à formuler la pensée des pharisiens : « si nous avions vécu du temps de nos pères nous n’aurions pas répandu avec eux le sang des prophètes » et déclare ensuite que ces derniers témoignent ainsi contre eux-mêmes en attestant de leur filiation avec les meurtriers des prophètes. Girard explique : « Les fils croient se désolidariser des pères en les condamnant, c’est-à-dire, en rejetant le meurtre loin d’eux-mêmes. De ce fait même, ils imitent et répètent leurs pères sans le savoir. » (DCC, p.183)
Il va de soi que ce n’est pas le meurtre lui-même qui est rejeté mais la culpabilité du meurtre. Les fils se déclarent innocents en accusant leurs pères et ils reproduisent alors LA violence diabolique par excellence, celle qui, toujours mensongère, consiste à se présenter comme innocent — en ne reconnaissant pas sa propre culpabilité, pour mieux s’en débarrasser — en la transférant à d’autres, dont il importe peu se savoir alors s’ils sont innocents ou coupables. En l’occurrence, les pères sont coupables d’une telle violence vis-à-vis des prophètes qu’ils ont fait taire l’un après l’autre mais ils n’en sont pas moins les boucs émissaires de fils tout aussi coupables qu’eux car ils ont eu le même geste : s’innocenter en accusant l’autre.
C’est cela que le message évangélique met au jour : ce banal, presque anodin mais néanmoins satanique déplacement de la cause, de soi à l’autre ; ce dernier, en tant que substitut destiné à se charger de nos fautes, devient ipso facto une victime, un être scandalisé par son infortune et prêt à répliquer et donc à mettre le feu aux poudres de la violence mimétique.
C’est à cette défense mensongère et diabolique d’une image de soi qu’on voudrait immaculée qu’il nous faut renoncer si nous voulons sincèrement renoncer à la violence. La première chose à faire pour cheminer vers la paix, est donc de renoncer à notre orgueil et de reconnaître sans détour nos fautes, nos erreurs, nos manquements, nos faiblesses, etc. de peur qu’ils ne viennent à en être indûment attribués à d’autres. Nous serons de ce fait même moins prompts à jouer les victimes offensées et davantage enclins à pardonner nos semblables lorsque nous les découvrons fautifs à leur tour. Par ailleurs, le fait de reconnaître sa responsabilité même la plus minime offre un modèle de conduite qui, en vertu d’une mimesis enfin positive dans ses effets, peut en inspirer d’autres et faire passer le collectif d’une « culture de la défausse » qui suscite un état de crise permanent à une « culture de la responsabilité » où règnent la justice et la paix.
Ainsi, lorsque Girard nous explique que contrairement aux mythes écrits dans la perspective des persécuteurs, l’Ancien Testament nous présente le point de vue de la victime, il voit juste, mais il se trompe en pensant que là réside la nouveauté. Car, il faut y insister, la perspective des persécuteurs traduite dans les mythes était toujours-déjà une perspective de victimes innocentes à leurs yeux. La Bible reproduit cette perspective en inversant simplement le rapport du collectif et de l’individu. La parole de ce dernier est celle d’un innocent qui accuse.
Le « souci victimaire » reste ainsi commun aux mythes et à l’Ancien Testament ; à l’instar de la verticale dans le miroir, il est parfaitement conservé en dépit de l’inversion complète du sens de l’histoire. On passe d’une foule innocente qui lynche un coupable à un individu innocent qui accuse une foule entière. C’est une révolution mais elle tourne autour d’un axe victimaire inchangé : celui d’une victime (foule ou personne) innocente qui accuse et, ce faisant, persécute.
Toutefois il est indéniable qu’il y a dans le miroir que la Bible offre aux mythes un commencement de révélation du caractère, justement, mythique de l’accusation collective. Aussi faible que soit la voix de la victime clamant son innocence, une fois qu’il y a dissensus, un doute pèse sur l’authenticité du consensus et le mine. Le processus est lent car il faut souvent attendre que les passions se soient éteintes avant que la voix de la raison puisse se faire entendre en portant témoignage au cours de ces révisions incessantes qui ont toujours été la tradition, sinon la norme, de l’écriture de l’Histoire. C’est ainsi que nous avons cessé de croire au bien-fondé des procès faits aux sorciers ou aux juifs empoisonneurs de puits. Le caractère mythique de ces accusations ne fait plus de doute.
Il est donc certain qu’en instillant dans nos représentations le schéma du bouc émissaire, l’Ancien Testament a, comme l’affirmait Girard, permis à l’humanité d’échapper aux mythes. Du moins, partout où la voix des accusés ou de leurs témoins a pu être entendue. Le processus est loin d’être achevé car qui entend encore ces voix quand les tambours de la propagande médiatique battent à pleine puissance le rappel des compassionnés compulsifs qui, sous le coup d’une charge émotionnelle sublime autant que d’un panurgisme chronique, défendent leurs victimes préférées en diabolisant à tour de bras ?
Par cette solidarité facile, les victimaires compassionnels peuvent secrètement savourer le goût de l’innocence empathique, celle qu’on éprouve lorsqu’on sait être du côté du beau, du bon, du bien, etc., toutes ces valeurs qui habitaient, par exemple, les foules mondiales scandalisées par les attentats du 11 septembre. Celles-ci, après avoir vibré à l’unisson à ce cri du cœur « nous sommes tous américains ! », ont consenti unanimement à l’agression militaire d’un pays souverain sur la base de promesses de preuves jamais communiquées.
Etre indigné par le sort de victimes innocentes et aspirer à ce que justice soit faite, n’est-ce pas précisément ce que font les gens bien ? Sauf que c’est très exactement le sentiment qui a habité tous les lyncheurs de la terre depuis la fondation du monde. Talleyrand disait : « il faut agiter le peuple avant de s’en servir » C’est très exactement ce que font les médias pour disposer le bon peuple à la guerre : lui présenter des victimes et lui désigner ensuite des coupables : les monstres qu’il faut haïr. Les Russes en savent quelque chose.
[1] In La désacralisation de la victime ou la preuve par Ben Laden, 2002, p. 174. Cette définition apparaît est trop restrictive car il est évident qu’une victime directe peut elle-même adopter une posture victimaire.
[2] Bien que Chesterton n’ait, en fait, jamais parlé que de « vertus chrétiennes devenues folles »
[3] Qui n’a strictement rien à voir avec la thèse développée par Mack dans un livre au titre semblable.