mardi 9 février 2010 - par Eric Kaminski

Le sens politique contre la vision politique : une dérive contemporaine

Je souhaite livrer ici sous la forme d’un billet d’humeur un témoignage sur l’utilisation d’expressions courantes qui, me semble-t-il, en disent long sur la conception contemporaine du politique. Et donnent une clé parmi d’autres pour comprendre la crise actuelle - à condition de considérer qu’elle ne se limite pas qu’au domaine économique - et l’absence de volonté, du moins en France, de porter une véritable évolution du système, ou sociétale pour reprendre le titre de mon blog.

Je suis entouré, du fait de mes activités professionnelles, de hauts fonctionnaires et suis amené à rencontrer fréquemment des décideurs politiques. Or, il est devenu très courant, dans ce milieu, de faire l’éloge d’une personne, que l’on qualifie alors souvent de “brillante”, pour son sens politique. Il était intéressant pour moi, qui déplore la disparition (au moins) dans notre hexagone de vision politique ou de vision du monde (cf. http://ekaminski.blog.lemonde.fr/), de me pencher sur ce qui était entendu par cette expression. Je pensais qu’elle offrirait peut-être, sous la forme d’une prise de conscience, un signe d’espoir pour la revalorisation du politique.

Las ! Après un approfondissement sans aucune valeur scientifique, au fil des discussions et de questions posées aux utilisateurs de cette expression, j’ai déduit que l’on pouvait mettre derrière ces mots les éléments suivants :

- la capacité d’analyse d’une situation politique donnée, essentiellement en terme de rapports de force des parties prenantes ;

- une très bonne connaissance des réseaux de pouvoirs, à la manière d’un who’s who vivant ;

- l’habileté à sentir les évolutions de rapports de force sur le fondement des deux éléments précédents.

Ces caractéristiques permettent de mieux cerner, de manière que je reconnais caricaturale, le specimen doté du sens politique. C’est un individu, souvent habité par une forte ambition personnelle et/ou envieux de la position des personnes de pouvoir, qui fonde sa fulgurance intellectuelle apparente sur la capacité à citer les noms des personnes qui comptent - et leurs positions - sur des dossiers donnés. Ce savoir-faire n’est pas attaquable en soi, mais le problème, si l’on y voit comme moi un problème, réside dans l’absence de projet politique accompagnant l’ambition dudit individu. Or, ce dernier fait de plus en plus illusion dans un monde où la soumission à l’impératif de court terme et de l’urgence, d’une part, et l’incohérence présentée comme pragmatisme, d’autre part, sont devenues les marques du génie politique. Il n’est pas nécessaire de citer ici notre bon Président pour le reconnaître...

En parallèle de l’encensement de cette nouvelle race de grands hommes, a disparu la notion de vision politique, jetée avec l’eau du bain du bébé idéologie. Aux sens des mots se greffent des nuances et connotations qui font les modes de langage. L’idéologie a fait les frais des grands systèmes de (non-)pensée meurtriers du XXème siècle, qui ont voulu remodeler la réalité en fonction d’idées s’apparentant à des croyances indiscutables. Nos cours d’histoire du secondaire ont gravé en nous le nom de Lyssenko qui voulait faire pousser du blé en Sibérie. L’idéologie prise dans ce sens est bien-sûr difficilement défendable, il en existe peut-être d’autres mais je voudrais maintenant m’intéresser à la question de la vision politique.

L’idée de la vision politique - ou vision du monde - n’aurait pas dû être éliminée des qualités attendues d’un homme politique. Avoir une vision politique, c’est - sans faire l’hypothèse absurde de la possibilité d’une connaissance exhaustive du monde - être capable d’une compréhension synthétique du monde et de ses grandes évolutions, qui doit se traduire notamment par des décisions informées et guidées par certains principes dans le cadre d’une action cohérente. Ce monde auquel il est fait référence n’est pas que le monde de la diplomatie mais plutôt le monde entendu comme la réalité telle qu’elle est saisie à travers les différentes disciplines qui nous permettent de l’appréhender au mieux de nos connaissances. L’humilité face à la complexité du réel constitue la toile de fond de cette approche, qui ne doit pas se résigner pour autant au conservatisme pusillanime.

Il n’est en effet pas question ici de faire l’apologie de l’étroitesse d’esprit ou de vérités immuables qui auraient déjà été découvertes et desquelles nous ne pourrions plus discuter. Cependant, si l’on veut s’efforcer de sortir de la politique spectacle/communication à court d’idées substantielles, la confrontation de visions claires aurait le mérite de donner du contenu à la délibération politique et d’éclairer les choix des électeurs qui n’ont aujourd’hui d’autre alternative que de se raccrocher à la personnalité des candidats tels que présentés par les médias et leurs « amis ». Ils ne doivent en fin de compte leur notoriété qu’à ce fameux sens politique.

Après plus d’un an d’exercice du pouvoir, le soutien dont bénéficie le Président Obama diminue aux Etats-Unis. Pourtant, alors que méfiant des élans passionnels de la foule, je n’ai pas cédé à la facilité de l’enthousiasme suscité par son élection, je reconnais que Barack Obama offre une véritable vision du monde. Sa force vient du fait que celle-ci est alliée à un très bon sens politique. Cette vision, dont les principes sont assez clairs pour que je ne m’étende pas dessus, permet de mieux comprendre les décisions prises et le projet offert à la société américaine. Le souci du respect de la dignité humaine, qui, je crois, est un principe sincère du Président Obama, est illustré par ses hésitations nées de la difficulté à concilier des exigences contradictoires dans une situation humaine aussi difficile que celle de l’Afghanistan. La réforme du système de santé, essentielle mais si elle ne va pas encore assez loin, a été défendue dans le respect de procédures démocratiques et donc des diverses minorités politiques parties prenantes.

La baisse de sa popularité est en partie due au fait que la population américaine, qui a d’abord voté contre le parti républicain de Bush, n’est plus habituée à cette manière « engagée » et respectueuse de faire de la politique. On ne pouvait en effet parler de vision du monde du Président Bush que dans la première partie de ses mandats, et circonscrite à la politique étrangère sous la forme d’un néo-conservatisme frôlant la rigidité idéologique.

Il manque aujourd’hui en France un parti ou un personnalité capables d’offrir une telle vision du monde qui serait à même, d’une part, de mobiliser les énergies de la société et d’autre part d’aiguillonner les autres acteurs en les obligeant indirectement à injecter de la substance au débat public. Les enjeux écologiques, qui ne peuvent seuls suffire à nourrir un projet politique, constituent pourtant une belle opportunité de penser une refondation sociétale, à condition que l’égale dignité des Hommes s’inscrive au cœur de la vision proposée.

Il ne reste plus qu’à espérer qu’un mouvement comme Europe-Ecologie, malheureusement encore trop peu organisé, ou un PS renouvelé parviennent à alimenter le débat public par la proposition de véritables visions du monde. Mais c’est aussi à chacun de nous de réfléchir à ce qu’il attend de la démocratie et de ses élus. Les modes, en apparence anodines, du langage peuvent nous y aider.



5 réactions


  • robert 9 février 2010 18:34

    Excellent article ! merci à vous


  • noop noop 9 février 2010 18:41

    Les politiques sont de moins en moins ceux qui dirigent.
    Ce ne sont plus eux les stratèges de la mondialisation.
    Ils restent donc des tacticiens locaux, qui, comme vous dite,s ont en du « sens politiques », mais plus guère d’illusions, ni guère de plans à long terme.

    Ils ne peuvent plus qu’essayer de donner le change en se positionnant dans le sens du vent.


  • Dolores 9 février 2010 19:50


    Les politiques n’ont pas de « vision du monde », ils n’ont pas de vision politique du tout.
     Leur seule vision est celle de leur avenir, de leur ambition et la façon de parvenir à leur but.
    Leur « brillance » réside justement et seulement dans la recherche des moyens d’ y réussir.

    Ils n’ont aucune idée de ce qu’ils devraient faire une fois obtenu le pouvoir qu’ils recherchaient : c’est pour cette raison qu’ils se veulent pragmatiques. Ils n’ont pas besoin d’avoir des idées ou une idéologie, il suffit de gérer ce qui est, au mieux de leurs propres intérêts, et de se laisser porter par les évènements.

    Ils sont susceptibles de prendre quelques décisions, toujours à court terme, et toujours dans leur propre intérêt ou celui de leur amis.

    Ils ridiculisent le long terme, justement parce qu’ils n’ont aucune vision, et qu’ils sont incapables d’en avoir, soit en parlant d’ utopie ou en voulant faire croire que tout espèce de pari sur l’avenir ne peut être qu’un plan « stalinien », et en bons ultra-néo-libéraux (gauche et droite confondues), ils hurlent de rire ou de colère parce qu’ils ne voit pas plus loin que leur quinquennat ou leur temps législatif.
    Le paysage politique (et son message) ne peut être que brouillé puisque tous convoite la même chose : le pouvoir pour l’argent, la notoriété et la satisfaction d’égo démesurés.
    Il n’ont franchement rien à faire du peuple en dehors de élections, quand ils recherchent des votes.

    Europe-Écologie est du même tabac que les autres, je connais Cohn Bendit depuis 1968 et il n’a jamais « fulguré » depuis lors par ses idées,il se contente de vivre sur une réputation qui date de 42 ans pour gagner confortablement sa vie. Ce n’est qu’un imposteur qui exploite la naïveté de ceux qui le croit ; sa vision du monde n’est guère différente de celle des autres , surtout quand il s’agit d’économie ou d’Europe.


  • ddacoudre ddacoudre 9 février 2010 20:58

    bonjour eric

    je pense que ta vision est celle de l’arriviste, ce n’est qu’un danger en l’absence d’idéal, cela à construit les hommes politique que je visais dans ce passage.

    Pourtant, rien n’est écrit d’avance, d’autant plus que les sociétés Laïques porteuses d’un idéal républicain sont en déclin. Elles ont trop cru qu’une économie libérale était synonyme de démocratie, et qu’il suffisait de se faire l’apôtre du libéralisme, pour voir l’idéal républicain se développer ; qu’il suffisait, d’une part, d’aboutir à une « employabilité » capitaliste en amenuisant l’activité socialisante syndicale des citoyens pour qu’ils fassent l’éloge de la république ; qu’il suffisait d’autres part de respecter les confessions, pour qu’elles ne deviennent pas un recours idéologique identitaire devant la faiblesse et la réduction de l’action socialisante du travail, définie comme charge. D’une certaine manière la laïcité républicaine est attaquée de tout bord, autant par les initiatives privées, que par celles confessionnelles. Si bien que les responsables politiques, qui ne sont que le reflet de leurs électeurs, s’appauvrissent dans leur débat, incapables de reformuler des idéaux qui se réforment devant les événements. Et leur rôle de guide s’est transformé en celui de gardien d’un potentiel mercantile, sans philosophie autre que son expansionnisme.

    cordialement.


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