Le tabou des mutilations sexuelles
Beaucoup d’actions tentent à ce jour d’éradiquer les violences physiques commises sur les enfants, notamment sexuelles, que différents crimes viennent parfois malheureusement rappeler (meurtre, pédophilie, inceste, coups, séquestrations, mauvais traitements) d’où l’existence de lois dans la plupart des pays réprimant ces pratiques, qui toutefois laissent souvent dans l’ombre les violences d’ordre psychique, plus difficile à repérer quoique parfois très toxiques. Parallèlement les agressions physiques contre les femmes ont été récemment remises sur le devant de la scène médiatique avec l’affaire Weinstein pour libérer la parole de toutes celles qui ont enduré ou subissent encore des actes répréhensibles de la part de certains hommes : attouchements, viols, relations contraintes, harcèlement. Rappelons aussi qu’en 2016 en France, 123 d’entre elles ont succombé aux coups de leur partenaire contre 34 hommes et 67 enfants mineurs dans un contexte de violence familiale.
Or si plupart des nations tentent d’apporter des solutions à ces problèmes pour améliorer la sécurité des personnes et promouvoir le respect de chacun il reste encore un domaine tabou : celui des mutilations sexuelles telles que l’excision des filles et la circoncision des garçons qui sont des interventions chirurgicales effectuées par des adultes sur les organes génitaux d’enfants souvent très jeunes, sans leur accord, et en dehors d’un soin avéré. Cet article cherche à comprendre les ressorts profonds de ces pratiques pour tenter de les faire évoluer mais s’oppose à toute tentative pour discriminer des religions, communautés, ou ethnies, et a fortiori pour les dresser les unes contre les autres. Ceux qui voudraient interpréter ce travail dans le sens d’un quelconque but polémique se trompent et doivent par conséquent s’abstenir de le faire : « Un homme ça s’empêche » disait le père de Camus.
L’excision féminine concerne environ 200 millions de filles et de femmes dans le monde, et plus de 50 000 en France. Elle est le résultat d’une ablation partielle ou totale du clitoris accompagnée parfois d’infibulation réalisées souvent sans aucune précaution sanitaire. Cette mutilation très ancienne d’origine animiste concerne une vaste répartition géographique dans le monde : principalement Égypte, Somalie, Soudan, Mali, Gambie, Éthiopie, Guinée, Mauritanie, Érythrée, Liberia mais aussi d’autres pays à un moindre degré. Absente du Maghreb, elle est condamnée et punie dans de nombreux endroits mais encore pratiquée par des femmes âgées sur des petites filles comme mode initiatique de passage à l’état adulte dans le contexte général d’antiques rites de fécondité en relation avec le cosmos. Il s’agit de lutter contre l’autoérotisme et de préserver la virginité en vue du mariage ce qui permet de contrôler la reproduction et la compétition sexuelle. Mais il existe aussi des objectifs culturels implicites de cohésion sociale dans des ethnies où la femme peut servir parfois de bien d’échange pour favoriser ou maintenir des systèmes d’alliances et de pouvoir. Ces pratiques cherchent donc à renforcer les liens et limites de la communauté pour agir comme un marqueur social. Une fillette qui ne subirait pas ces mutilations sexuelles serait considérée comme impure, ne pourrait pas se marier, et serait de fait exclue de son milieu.
Les conséquences sanitaires de ces actes sont très importantes : mortalité par hémorragie, infections, diminution du plaisir sexuel, stérilité, risques psychiatriques, problèmes urinaires, complication lors des grossesses et accouchements. Des liens potentiels avec la polygynie et l’esclavage ont pu être relevés dans les pays cités. L’organisation Mondiale de la Santé et l’Unicef ont institué une journée internationale de lutte contre les mutilations génitales féminines le 6 février et de nombreux États directement concernés par ces questions ont établi des législations spécifiques à quelques exceptions notables près : Mali, Sierra Leone, Cameroun, Gambie, Liberia. Mais un débat s’est ouvert entre l’arrogance supposée de certains abolitionnistes de ces pratiques, accusés de vouloir coloniser ou infantiliser les femmes des pays concernés en leur imposant des normes étrangères, et ceux qui mettent en avant la pauvreté globale de ces populations, les manques éducatifs, les nombreux risques sanitaires, l’absence de prise en compte de l’avis des fillettes elles-mêmes, et les souffrances infligées pendant ces interventions avec leurs durables conséquences individuelles et sociales.
Parallèlement à l’excision, la circoncision est aussi une pratique très ancienne qui vient peut-être de Nubie, proche de l’Égypte, où elle est attestée par des textes et des bas-reliefs de 2300 ans avant JC pour être ensuite proscrite chez les grecs et les romains. Elle désigne l’ablation rituelle du prépuce qui laisse le gland du pénis masculin découvert. On estime à environ 700 millions le nombre d’hommes circoncis dans le monde mais ce chiffre approximatif concerne des zones géographiques et des motivations différentes. Elle est généralement imposée à des bébés ou des enfants essentiellement pour des motifs culturels ou religieux chez les juifs et les musulmans, dans certaines parties de l’Asie du Sud-est et de l’Afrique, sur le continent Nord-Américain, et plus rarement quoique non absente, dans de nombreuses autres régions.
Dans la tradition juive la circoncision, qui est appelée « brit milah » (coupure), intervient le 8ème jour après la naissance car justifiée dans la Torah par l’alliance conclue entre Abraham et Dieu « Voici l’alliance que vous avez à garder, alliance établie entre moi et vous, et tes descendants après toi : tout mâle parmi vous devra être circoncis » (Genèse 17:10). Cette cérémonie, très valorisée chez beaucoup de juifs, est aujourd’hui pratiquée par un mohel dans le cadre d’un rituel religieux ou parfois à l’hôpital.
Le monde musulman, qui représente le plus grand nombre de circoncis (68%) est partagé face à cette pratique préislamique qui n’est pas mentionnée dans le Coran où il est seulement dit que la création de Dieu est parfaite. La circoncision ou « tahera », qui signifie purification, est rejetée par certains, car assimilée à une coutume juive, mais elle est très largement appliquée par d’autres parce que mentionnée dans plusieurs hadits et que certains docteurs de l’islam la préconisent pour contrôler la sexualité des garçons.
Cette coutume existe aussi chez les chrétiens coptes d’Égypte et orthodoxes d’Éthiopie même si l’Église catholique romaine l’interdit depuis longtemps (conciles de Tolède et de Latran IV) puisque le baptême est censé la remplacer. Elle fut néanmoins durablement célébrée par la fête religieuse du saint prépuce le 1er janvier en souvenir de la circoncision de Jésus.
Enfin, dans le monde anglo-saxon, la circoncision s’est surtout développée au début pour des raisons puritaines comme la lutte contre l’onanisme. Par la suite elle est devenue un lobby très lucratif prétendant montrer qu’elle améliore l’hygiène et facilite la lutte contre diverses maladies, dont le sida, même si préservatif est un moyen nettement plus sûr. Aussi de nombreux médecins s’insurgent-ils sur le fait qu’il n’y a jamais eu autant de données non fondées pour protéger ce mode opératoire qu’ils jugent nocif sans raison médicale spécifique.
Avec la tradition hébraïque et le primat donné à une reproduction humaine qui s’oppose à la mort, la circoncision vise à dissuader la compétition sexuelle masculine et entérine la coupure instaurée par l’Ancien Testament entre le féminin et le divin par la disparition de toutes les divinités féminines antérieures. Elle fonctionne donc comme une recherche de cohésion sociale qui repose sur la domination des femmes et des garçons par les hommes. Pour Glick si « Le sang féminin contamine, le sang masculin purifie ». Nancy Jay souligne que cela fait « apparaître naturelle et inévitable la hiérarchie patrilinéaire et patriarcale ». Plusieurs penseurs, de Spinoza à A. Miller, ont évoqué les particularismes propres à cette culture et Freud le premier a montré l’importance des angoisses de castration pour la psyché. Mais d’autres chercheurs soupçonnent que ce traumatisme précoce rend difficile une élaboration mentale ultérieure car ces interventions infligent une très intense douleur souvent déniée. Et de nombreux travaux relient les violences subies dans l’enfance avec leur répétition à l’âge adulte comme c’est parfois le cas pour des enfants battus dont certains, devenus parents, frappent leurs propres enfants. Mais si l’on ne saurait accuser les mutilations sexuelles de tous les maux, celles-ci sont surtout critiquées pour une atteinte grave à l’intégrité corporelle contraire à l’éthique médicale du « primum non nocere » chez des sujets qui ne peuvent s’y opposer. Différents projets existent dans plusieurs pays pour atténuer ou supprimer ces pratiques mais cela suscite de vifs débats entre des associations et groupes de pression qui s’opposent entre eux pour des raisons éthiques, religieuses, culturelles, ou médicales.
En réalité chaque coutume interroge en creux d’autres modèles culturels et les identifications dont chacun a besoin pour trouver sa place dans une société donnée ainsi que la valeur des normes en vigueur ici ou là. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal en écho au chapitre de Montaigne sur les Cannibales. Il est donc légitime de questionner les différentes manières dont le corps peut être actuellement modifié (prothèses, changement de sexe), appareillé (interfaces cerveau-machines, exosquelettes), reproduit (PMA, gestation pour autrui), préservé (cryonie, thanatopraxie), réparé (thérapies géniques, chirurgie esthétique), transformé (sorcellerie, réincarnation, crémation, piercing, tatouages, scarifications), exploité (travaux pénibles, esclavagisme, prostitution, dons d’organes), exposé (habits civils et religieux, érotisme, pornographie). Existe-t-il des valeurs universelles relatives au corps ? Celui-ci est-il une simple donnée biologique indépendante du cosmos et du contexte culturel ? Le projet transhumaniste d’homme augmenté est-il la suite de l’homme-machine de La Mettrie ? A qui appartient le corps de l’enfant ?
L’excision et la circoncision ont pour base fondatrice un idéal de reproduction parfaite qui protège de la mort et d’une concurrence sexuelle par le contrôle de la virginité des filles et du sexe des garçons. Ce sont aussi des protections contre la bisexualité par la séparation du féminin et du masculin, voire un moyen de réduire la concupiscence. Mais les motifs religieux ou culturels de ces violences commises par des adultes sur des enfants ne les rendent pas plus vertueuses. Et quelles que soient les intentions invoquées ces mutilations sexuelles, même médicalisées et consenties, ont souvent de multiples conséquences nocives bien connues sur les plans physique relationnel et psychique. Or il n’existe nulle part dans le monde une éthique justifiant les cruautés commises sur des enfants. Ces coutumes archaïques qui ne les reconnaissent pas comme des êtres individués libres de leur corps concernent pourtant près d’un milliard de sujets. Elles devront nécessairement se modifier à l’avenir pour suivre l’évolution des sociétés car il n’est pas acceptable par-delà la diversité des cultures de continuer à maltraiter des enfants tout en prétendant lutter contre d’autres formes de maltraitance. La plupart des civilisations en temps de paix ont remplacé le cannibalisme les sacrifices humains l’esclavage le viol l’inceste et d’autres violences par des modes de vie différents, et 142 pays sur 195 ont déjà aboli la peine de mort. Tôt ou tard il faudra donc abandonner aussi l’excision et la circoncision. D’ailleurs des groupes se revendiquant d’un judaïsme humaniste pratiquent déjà le « brit shalom » (alliance de paix) qui est une cérémonie de nommage excluant la mutilation génitale.
Toute la difficulté est de savoir comment accompagner ces changements. Si des lois existent parfois pour encadrer ces coutumes il faut aussi un réel effort de compréhension pour faire avancer ces problèmes avec les populations concernées par des traditions qu’il n’y a aucune raison de stigmatiser a priori. Une large réflexion est donc nécessaire pour comprendre avec elles comment on peut remplacer ces actes par des moyens symboliques et mettre des mots à la place des maux. Et même s’il est clair que toute violence appelle la violence, c’est aussi l’occasion de réfléchir ensemble sur l’impact réel de souffrances intérieures souvent déniées. Notamment pour l’apparition de syndromes de stress post-traumatique, de troubles sexuels, de dépressions, et de cruautés sociales ultérieures sous forme de talion, de vengeance, ou d’actes agressifs. Le présent de nos enfants est le futur de nos sociétés. Demain est écrit hier.
C. C. mai 2018
Principales Sources
Des limites à la volonté de puissance ?
Mutilations sexuelles féminines
Conseil de l'Europe et mutilations sexuelles
Une intervention pas si banale
Circoncision : identité, sexe et pouvoir
Circoncision. Le complot du silence
Corps données anthropologiques UNIVERSALIS 2017
Être juif et s’opposer à la circoncision
Mutilations sexuelles et ethnocentrisme
Les féministes et la circoncision
L’Égypte, destination vacances pour petites filles
L’excision touche des millions de femmes dans le monde
Les conséquences de la circoncision sur la sexualité
Les conséquences psychologiques de la circoncision
Clitoris et prépuce ont la même fonction
Mutilations sexuelles et ordre moral
Les mutilations sexuelles féminines
Contre la violence des adultes
La circoncision contre le sida
Françoise HÉRITIER De la violence
Résolution 1952 sur le droit des enfants à l'intégrité physique
Iconographie