Le vaisseau maudit : la Mary Celeste, l’énigme qui défie l’océan
Le 4 décembre 1872, un voilier dérive, seul, au large des Açores. À bord, pas une âme. Les vivres sont intacts, les voiles déchirées flottent au vent, mais l’équipage, le capitaine, sa femme et leur fillette ont disparu. La Mary Celeste entre dans la légende, nourrissant des récits de vaisseaux fantômes.
Un départ sous les meilleurs auspices
En novembre 1872, le port de New York bruisse d’activité. La Mary Celeste, un brick-goélette robuste, s’apprête à quitter la côte pour Gênes, en Italie, avec une cargaison de 1 701 barils d’alcool dénaturé. Construit en 1861 en Nouvelle-Écosse sous le nom d’Amazon, le navire a déjà une réputation sulfureuse : accidents, décès de capitaines, renommages successifs. Pourtant, ce 7 novembre, l’ambiance est à l’optimisme. À la barre, Benjamin Spooner Briggs, 37 ans, un marin expérimenté au tempérament puritain, embarque avec sa femme, Sarah, leur fille Sophia, âgée de deux ans, et sept matelots triés sur le volet.
Briggs n’est pas un novice. Originaire de Marion, dans le Massachusetts, il a grandi dans une famille de marins, où la mer est une seconde nature. Sarah, son épouse depuis huit ans, l’accompagne souvent en mer, préférant braver les tempêtes que l’attente à terre. Leur décision d’emmener Sophia, si jeune, surprend certains, mais le couple semble confiant. Les marins – des Allemands et un Américain – ont bonne réputation. Rien, dans les préparatifs minutieux, ne laisse présager le drame. La Mary Celeste lève l’ancre sous un ciel clair, promettant une traversée sans histoire.
Mais le destin, capricieux, veille. Quelques jours plus tôt, un autre brick, le Dei Gratia, mouillait à New York, non loin de la Mary Celeste. Son capitaine, David Morehouse, aurait dîné avec Briggs, une rencontre qui deviendra plus tard le pivot de rumeurs persistantes. Lorsque la Mary Celeste appareille, personne ne se doute que ce voyage marquera l’histoire maritime, non pour son arrivée, mais pour son silence assourdissant.
Une découverte fantomatique
Le 4 décembre 1872, à 640 kilomètres des côtes portugaises, le Dei Gratia croise un voilier errant. Ses voiles sont en lambeaux, son gouvernail livré aux caprices des vagues. Morehouse, intrigué, reconnaît la Mary Celeste. Aucun signal ne répond à ses appels. Il envoie son second, Oliver Deveau, et deux matelots inspecter le navire. Ce qu’ils découvrent glace le sang : la Mary Celeste est désert. Pas un homme, pas un cri, pas une trace de lutte. Le canot de sauvetage a disparu, mais tout le reste – vivres pour six mois, effets personnels, cargaison – est en place.
À bord, des indices troublants émergent. Le journal de bord, arrêté au 25 novembre, note une position près de l’île de Santa Maria, aux Açores, à seulement quelques kilomètres de la terre ferme. La cale contient un mètre d’eau, mais le navire est en état de naviguer. Une vieille épée rouillée, trouvée sous une couchette, porte des traces suspectes. Du sang, peut-être. Deux écoutilles sont ouvertes, une rambarde entaillée à la hache. Pourtant, rien n’explique pourquoi dix personnes se sont volatilisées sans aucune explication rationnelle. Sarah a laissé sa machine à coudre, Sophia ses jouets. Briggs, méthodique, a abandonné son sextant et ses documents. Que s’est-il réellement passé ?
Deveau ramène la Mary Celeste à Gibraltar, territoire britannique contrôlant l'entrée occidentale de la Méditerranée, où une enquête officielle débute le 17 décembre. Frederick Solly-Flood, procureur général, flaire un crime. Il soupçonne Morehouse et son équipage d’avoir éliminé celui de la Mary Celeste pour toucher la prime de sauvetage. Mais les analyses contredisent ses théories : les taches rouges sont de la rouille, l’épée n’a absolument rien tranché. Flood, têtu, insiste, retardant la libération du navire jusqu’en mars 1873. Le mystère, loin de s’éclaircir, s’épaissit, et la Mary Celeste gagne son surnom de "vaisseau fantôme".
Ombres sur l’océan
Benjamin Briggs incarne la droiture. À 37 ans, ce père de famille, fervent méthodiste, est respecté pour son calme et sa rigueur. Ses lettres à sa mère, pleines d’affection, révèlent un homme attaché à ses proches, peu enclin à l’improvisation. Sarah, 31 ans, est une épouse dévouée, mais son choix d’emmener Sophia en mer intrigue. Était-ce une preuve d’insouciance ou de confiance absolue en son mari ? Les sept matelots, dont les frères Volkerts et Lorenzen, sont décrits comme compétents et disciplinés. Aucun n’a de passé trouble. Alors, pourquoi ont-ils disparu ?
David Morehouse, capitaine du Dei Gratia, devient malgré lui une figure centrale. À 38 ans, ce Canadien est un marin aguerri, mais l’enquête de Gibraltar le place sous un jour douteux. Flood le suspecte d’avoir orchestré une machination, peut-être avec Briggs, pour frauder l’assurance. Pourtant, Morehouse risque gros : ramener un navire abandonné est un pari dangereux, et la prime, fixée à 1 700 livres (un cinquième de la valeur de la Mary Celeste), est bien maigre pour un tel crime. Oliver Deveau, son second, soutient sa version avec une franchise qui désarme les soupçons, mais les rumeurs persistent.
Frederick Solly-Flood, le procureur, est l’antithèse des héros maritimes. Arrogant, borné, il transforme l’enquête en véritable chasse aux sorcières, ignorant les faits au profit de ses intuitions. Sa quête d’un complot criminel échoue, mais elle alimente la fascination publique. Derrière ces hommes, des familles attendent des nouvelles : à Marion, la mère de Briggs prie pour son fils attentionné et tant aimé ; à New York, les armateurs s’interrogent sur leur investissement. Chaque protagoniste, volontairement ou non, tisse la toile d’un mystère insoluble.
La mer garde ses secrets
Dès 1873, les journaux s’emparent de l’affaire. Le Boston Post évoque des pirates, malgré l’absence manifeste de pillage. D’autres parlent de mutinerie, mais les marins, loyaux, n’avaient strictement aucune raison de se révolter. Une théorie plus crédible émerge : Briggs, croyant le navire en péril, aurait ordonné l’évacuation. Un chronomètre défectueux l’aurait trompé sur sa position, et une tempête aurait pu emporter le canot. L’alcool transporté, inflammable, inquiétait peut-être le capitaine. Des vapeurs auraient-elles déclenché une panique ? Pourtant, aucun signe d’incendie n’est relevé.
Les hypothèses farfelues ne manquent pas. En 1884, Arthur Conan Doyle, alors jeune écrivain, publie une nouvelle, J. Habakuk Jephson’s Statement, attribuant la disparition à un sordide complot racial. Il rebaptise le navire "Marie Celeste", un nom qui s’impose dans l’imaginaire. D’autres évoquent un kraken, des extraterrestres, voire le triangle des Bermudes, bien que l’Atlantique Nord soit très loin de cette zone. En 1925, l’historien John Gilbert Lockhart imagine Briggs, pris de folie religieuse, massacrant tout le monde avant de se suicider. Il se rétractera face aux descendants outrés. Chaque théorie, sérieuse ou absurde, reflète une vérité : l’absence de réponses torture l’esprit humain.
La Mary Celeste elle-même semble maudite. Après Gibraltar, elle change de mains, mais sa réputation l’empoisonne. En 1885, son dernier capitaine, Gilman C. Parker, l’échoue volontairement en Haïti pour frauder l’assurance. L’épave brûle, emportant son secret. Pourtant, les récits survivent, amplifiés par la littérature et le cinéma. Le navire devient l’archétype du vaisseau fantôme, un symbole de l’inexplicable, où la mer, indifférente, engloutit les vérités comme les hommes.
Un mythe éternel
L’affaire de la Mary Celeste marque son époque. À Gibraltar, l’enquête de Flood, bien que stérile, révèle les tensions du droit maritime : qui mérite la prime de sauvetage ? Morehouse, frustré par la maigre récompense, voit sa carrière entachée. Les armateurs, eux, perdent confiance en un navire jugé "maudit". Mais l’impact dépasse les cercles maritimes. Dans une société victorienne fascinée par le spiritisme et les mystères, la Mary Celeste devient une obsession. Les journaux, avides de sensationnel, transforment Briggs et sa famille en martyrs d’une tragédie insondable.
Littérairement, le mystère inspire durablement. Outre Conan Doyle, des auteurs comme Valerie Martin, dans Le Fantôme de la Mary Celeste (2013), explorent les zones d’ombre, mêlant faits et fiction. Au cinéma, des films comme The Mystery of the Mary Celeste (1935) brodent sur le drame, ajoutant pirates ou tempêtes imaginaires.
À Spencers' Island, au Canada, où le navire fut construit, un monument commémore l’énigme, tandis que des timbres de Gibraltar et des Maldives immortalisent son image. Le nom Mary Celeste est devenu synonyme de disparition inexplicable, un cliché repris jusqu’à l’absurde.
Pour les proches, le coût est plus cruel. La mère de Briggs, Olive, ne se remettra jamais de la perte de son fils, de Sarah et de Sophia. Les familles des marins, dispersées entre l’Allemagne et les États-Unis, n’ont ni corps à pleurer ni réponses à chérir. Aujourd’hui, le mystère persiste, défiant les historiens. Était-ce une erreur humaine, une catastrophe naturelle, ou quelque chose que nous ne comprendrons jamais ? Une chose est sûre : la mer, muette, conserve jalousement ses secrets, et la Mary Celeste, spectre de bois et de toile, continue de hanter les rêves des marins du monde entier.