Les enfants de la MegaMachine
Où nous emmène la technoscience ? Vers un futur sans avenir pour l’enfantement, avec la fabrication industrielle d’êtres humains « augmentés » ? Les enfants de ce « monde nouveau » seront-ils ceux d’un système technologique ? La revue Ecologie & Politique consacre un dossier aux biotechnologies, à la reproduction artificielle et à l’eugénisme.
La vie est née dans la biosphère il y a plus de trois milliards d’années. La technosphère apparaît avec l’Homo sapiens voilà quarante mille ans. Depuis deux siècles, celle-ci ne cesse de s’accroître et de produire une « culture machinique » qui est la contrefaçon usinée d’une nature surexploitée par une humanité prédatrice désormais précipitée dans l’ère des biotechnologies et entassée dans des cités-machines aux buildings hantés d’écrans tactiles...
Mathias Lefèvre et Jacques Luzi ouvrent le dossier exceptionnel de la revue Ecologie & Politique avec L’obsolescence du naître. Constatant qu’année après année « la distance entre ce que les humains imaginent faire et ce qu’ils parviennent à faire rétrécit », ils rappellent que la représentation mécaniste, réductionniste et utilitariste de la nature a suscité un « programme global, par essence totalitaire », qu’ils nomment « l’industrialisme » - avec son pendant, le consumérisme : à partir d’une nature désormais considérée, « telle une machine, comme passive, inerte et manipulable de l’intérieur », les bénéficiaires de ce système d’exploitation font surgir, « par le biais d’inventions techniques efficaces, un monde nouveau, artificiel et jugé meilleur que l’antérieur, dans un souci d’ordre, d’enrichissement et de puissance ». Ainsi, « la seconde nature des sociétés industrielles est un monde toujours plus artificiel, envahi de matières inédites et d’appareils dont le fonctionnement suppose la combustion interne de substances massivement extraites des profondeurs de la terre ».
L’achèvement de cette entreprise d’exploitation se réalise avec les technologies de reproduction articielle dont le dessein proclamé serait de « délivrer » les femmes de la « servitude de la reproduction ». Leur « émancipation » signifie-t-elle « la perte et la dépossession d’un pouvoir social universel, celui de la maternité » ?
Préférant « conserver de la nature première ce qui n’a pas encore été dévoré par les Homo industrialis, afin de mener une existence simplement humaine », Lefèvre et Luzi en appellent à « l’émancipation de l’ensemble du genre humain de la cage d’acier formée par les macrosystèmes technologiques aliénants et destructeurs ». Cela suppose notamment le « rejet du solutionnisme technologique », du déchaînement technologique qui « génère la dégradation politique et culturelle ». Et le refus d’un « bien naître » dominé par la « technocratie biomédicale qui le dissout dans le « bien fabriquer » - celui des « enfants-machines adaptés à la société-machine ».
Vers un monde posthumain et postnature ?
Bertrand Louart, menuisier-ébéniste à la ferme coopérative de Longo Maï, analyse l’eugénisme libéral et la dimension idéologique des biotechnologies, « d’autant plus forte en l’occurence qu’elle touche au vivant, c’est-à-dire à notre intimité en tant qu’êtres humains » - en rappellant l’invention du terme « transhumanisme » en 1957 par le biologiste Julian Huxley (1887-1975), le frère aîné de l’écrivain Aldous Huxley (1894-1963). Distillant la promesse d’améliorer les individus, l’eugénisme libéral les « met au service du développement de la bioéconomie sous toutes ses formes ».
La féministe Silvie Guérini constate que « les barrières éthiques tombent les unes après les autres », nous rapprochant d’une « nouvelle humanité neutre et modifiable à l’infini, au sein d’un monde posthumain et postnature ». Elle met en garde contre « le droit d’avoir un enfant, qui sert de prétexte pour rendre possible l’expropriation et l’articialisation de la reproduction, son asservissement aux plans et aux procédés des scientifiques eugénistes et transhumanistes » Elle en appelle à des créations d’alliances contre la religion eugéniste, avant que celle-ci ne réusisse sa « transformation de l’être humain et de l’ensemble du vivant dans un monde articiel, cybernétique et machin qui sera redéfini et donc perçu comme naturel et comme le seul monde possible et imaginable ».
Le collectif Pièces et main d’oeuvre (Grenoble) réitère sa mise en garde contre la biocratie (médecins, généticiens), la branche spécialisée de la technocratie. Celle-ci « s’affaire à éliminer les humains de la production infantile comme les ingénieurs les éliminent depuis un siècle des champs, des usines, des bureaux et des boutiques, à l’aide des machines, robots, automates et réseaux informatiques ».
Le philosophe Renaud Garcia, membre du collectif Ecran total, analyse la « fascination pour la machinisation de l’humain », le franchissement des limites par la technologie et la « vaporisation du réel » par le capitalisme technologique : « Ce que les mythes déplaçaient dans le ciel poétique, la technologie cherche à le réaliser sur terre, dans une promesse de délivrance des limites de la condition humaine (...) La délivrance illusoire d’une contrainte de notre condition humaine, la division sexuée, débouche sur une dépendance intégrale aux dispositifs techniques »... Les « responsables mais pas coupables » de la catastrophe en cours proposent juste de la « gérer » et non d’ « agir politiquement sur ce qui la produit ».
Le vivant devient irrémédiablement la proie de la biologie de synthèse qui s’affaire à le « programmer », soulignent Gaëtan Flocco et Mélanie Guyonvarch, « en lui adjoignant des fonctionnalités qui jusque là n’existaient pas à l’état de nature ». La technolâtrie irresponsable des populations panurgiques, juste soucieuses de ne « pas se prendre la tête » et d’être délivrées de « la peine de penser » en se laissant gober par leurs écrans, se solde par un « écrasement de l’humaine nature par la puissance machinale ». Avis à ceux qui consentent d’ores et déjà à se laisser réduire en appendices de leurs gadgets de destruction massive ou en chair à tablettes : « Le réductionnisme machinal confine à une fusion du vivant avec l’informatique et le calcul »...
Le nihilisme actif
Jacques Luzi pose la question du maximum soutenable. Rappelant que « les temps de paix aussi longs soient-ils ne sont que les temps de préparation des prochaines guerres », il se penche sur le sort des « surnuméraires de l’industrialisation » depuis les analyses biaisées de Malthus (1766-1834) au temps des premières fabriques jusqu’à celles de Zygmunt Bauman sur La Société liquide. Longtemps « la solution fut l’émigration »... Destructrice des économies vernaculaires, la mondialisation multiplie les « centres de surproduction des pauvres qui, inadaptés aux exigences du productivisme, ne peuvent être élevés au rang de ressources humaines ». Aujourd’hui, l’impossibilité « d’user de l’ancienne solution migratoire entraîne une pénurie des lieux vers lesquels le surplus peut être déchargé de manière expéditive, c’est-à-dire une crise aiguë de l’industrie de débarras des déchets humains ». Nos « sociétés industrielles » ont opté pour le « tout est permis » technoscientifique - et pour « la réduction de ses conséquences humaines et écologiques à des problèmes techniques ». Qu’est-ce qui empêcherait le capitalisme technologique de « transformer la Terre en une planète-laboratoire afin de substituer une vie artificielle à la vie naturelle, puisque « tout est permis » ? Pire encore : serait-il « interdit d’imaginer une limite à l’expansionnisme industrialiste et technologique » - voire de vouloir anticiper le risque conséquent de destruction de toute vie sur Terre que cette fuite en avant perpétuelle du technocapitalisme nous fait courir ? La finalité de l’existence humaine est-elle « d’ouvrir des débouchés rentables aux capitaux excédentaires par l’élargissement continu du domaine de la marchandise » ? Et cela, par « l’abolition du gratuit, du spontané et du divers, que la technologie reconditionne rituellement en du monnayable, du programmé et de l’uniforme » ?
Ainsi, les biotechnologies (l’ingénierie génétique, la médecine régénératrice, la biologie de synthèse, la bio-impression) qui promettent de « dépasser les limites naturelles des êtres vivants, sont le moyen pour le technocapitalisme de repousser les limites de son développement en faisant du vivant une matière première indéfiniment exploitable ». Les processus biologiques sont « l’enjeu de la bioéconomie puisque ce n’est qu’à partir d’une décomposition, d’une manipulation et d’une transformation technoscientifique que les organismes vivants acquièrent une plus-value économique » (Céline Lafontaine).
La maladie véritable dont se meurent nos sociétés n’est pas le vieillissement et la mort mais « le nihilisme technocratique intrinsèquement totalitaire » : « D’un côté, la numérisation intégrale de l’existence favorise le renforcement de la surveillance et du conditionnement au sein de la société machine. D’un autre côté, l’organisation biomédicale des naissances, et la reprogrammation génétique potentielle des nouveaux-nés, anéantissent la faculté d’agir. »
Hannah Arendt (190661975) écrivait : « Le totalitarisme a le devoir d’éliminer non seulement la liberté (...) mais encore la source même de la liberté que le fait de la naissance confère à l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau commencement ».
Telle est la finalité du « totalitarisme technologique qui, tout en faisant miroiter la délivrance de la condition humaine, cherche à prédestiner (génétiquement) et à conditionner (numériquement) afin de se prémunir de toute imprévisibilité politique ». Ainsi, la société industrielle est une « anti-culture qui échappe à l’anomie et à la violence uniquement par la survivance des cultures traditionnelles » qu’elle n’a pu éradiquer. En somme, « cette société se nourrit, vis-à-vis de ces cultures, de transgressions perpétuelles et taxe d’obscurantistes, de réactionnaires et d’inefficaces les tentatives de lui imposer des limites ».
Cette machination s’avère une bien sale affaire qui non seulement ne couvre pas ses coûts exorbitants, mais laisse une ardoise franchement impayable pour les générations à venir, d’ores et déjà dépossédées de leur peu d’avenir. Une statisque récente établit que la masse des objets construits par l’homme dépasse désormais la masse de tous les organismes vivants sur Terre. Quelle place en peau de chagrin sera-t-elle laissée aux surnuméraires et autres décrétés « mangeurs inutiles » ? De quoi réfléchir activement au slogan de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend »...
Ecologie & Politique n° 65, Les Enfants de la Machine, éditions Le Bord de l’eau, 198 pages, 20 euros